Épilogue

Auschwitz, 14 janvier 1945 et Paris, 10 février 1945.

Hannah sent que la fin de la guerre est proche. Tous les Parisiens le sentent. L'Allemagne va de défaites en défaites et peu à peu l'Europe est libérée de la tyrannie nazie.

Mais aujourd'hui, elle est convoquée au poste de police près de son appartement. Elle ignore totalement pourquoi on la demande, dans sa tête, c'est en lien avec la résistance et ses activités. Peut-être ont-ils découvert sa liaison avec Friedrich. Mais comment peuvent-ils lui en vouloir pour ça ? Cette relation lui a permis d'obtenir de nombreux renseignements et de limiter le nombre de convois partis de Drancy pour Auschwitz. Et après tout, c'est grâce à Friedrich qu'elle est toujours en vie. C'est lui qui a convaincu Bömelburg de faire jouer son rang, de blanchir Hannah et de la ramener à Paris, lui évitant ainsi plus de temps dans l'enfer sur Terre, chance que Romain n'a pas eue.

Quant à Romain d'ailleurs, elle n'a toujours aucune nouvelle. La dernière qu'elle ait eue, quand elle est rentrée à Paris, c'est quand Friedrich lui a dit qu'il ne pouvait rien faire pour le ramener. Et depuis rien. Depuis la libération de Paris il y a cinq mois, elle fait tout pour le retrouver en vain ; aucune information, personne ne sait s'il est toujours à Auschwitz ou même s'il est toujours vivant.

Hannah arrive au poste de police, elle se présente à l'accueil et une fois son nom pris, un officier l'invite à s'asseoir en attendant que le commissaire vienne la chercher. Elle n'attend pas longtemps, un homme assez grand vient la chercher et l'invite à le suivre dans son bureau. Hannah s'exécute et entre dans la pièce, le commissaire referme la porte derrière elle. Ils s'assoient et elle n'a toujours aucune idée de la raison pour laquelle on l'a convoquée.

- Madame Brunet, commence le commissaire, vous avez été déportée à Auschwitz n'est-ce pas ?

- Oui c'est bien ça. À la fin du mois de mars dernier.

- Vous étiez avec votre père, qui était aussi résistant ?

- Oui, Romain Brunet. Pourquoi ? Vous avez des nouvelles ?

- Et bien oui. L'armée soviétique a libéré le camp il y a plusieurs jours. Mais parmi tous les noms enregistrés, il n'y avait aucun homme répondant au nom de votre père. Alors, peut-être le reconnaitrez-vous sur ces photos.

Il lui tend un paquet de photographies et elle le saisit sans hésiter. Sur les premières photos, il y a des hommes et des femmes extrêmement maigres, perdus, dépourvus de toute émotion. Elle passe de photo en photo sans voir le visage qu'elle cherche désespérément. Puis elle commence à tomber sur des photos de cadavres ; des corps si maigres que l'on croirait voir des squelettes. Et elle finit par tomber sur un visage connu. C'est lui, Romain, son père, celui qu'elle cherche désespérément depuis des mois. Il est là sur cette photo, gisant sur le sol, absent de vie, tellement dépourvu de chair que presque tous ses os se dessinent sous sa peau. Son regard est vide, vide de joie, vide d'espoir. Les larmes commencent à couler sur le visage d'Hannah et elle met sa main devant sa bouche, se retenant de hurler.

- Je suis sincèrement désolé, annonce le commissaire d'une voix faible. Mais ce n'est pas tout.

Hannah relève la tête et le regarde, anéantie.

- Il est parvenu à laisser un journal et une lettre pour vous.

Il lui donne lesdits objets.

- Je suis sûr que c'était un homme bien. Les Soviétiques vont faire rapatrier les corps des Français ici. Nous espérons que vous êtes toujours en contact avec sa sœur ; nous n'avons pas obtenu de moyen de la contacter par téléphone, alors si vous pouvez lui faire part des nouvelles... Je vous laisse voir avec elle où vous souhaitez que le corps soit inhumé.

- Au cimetière du Père-Lachaise, c'est sûrement ce qu'il aurait voulu. Et je suis sûre que Henriette sera du même avis que moi.

- Très bien. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Vous avez besoin de temps pour faire votre deuil.

Hannah se lève et le commissaire l'accompagne jusqu'à la sortie du poste de police. Avant qu'elle ne parte, il l'interpelle une dernière fois.

- Hannah ! C'est grâce à des gens comme Romain, comme vous, que nous sommes là aujourd'hui.

Elle le remercie avec un sourire et s'en va. Elle rentre chez elle le pas lourd, se rendant compte que jamais elle ne le reverra. Elle réalise que cette guerre lui a coûté bien trop cher. Elle a perdu Brossolette, l'homme qu'elle admirait, Henry, celui qui lui a tout appris, Nicolas, l'ami qui l'a sauvée de son emprisonnement et maintenant son père, celui qu'elle aime plus que tout au monde. La jeune femme a bien trop perdu pendant cette guerre et à la fin de ce conflit, que va-t-il lui rester ?

Elle entre dans son appartement, ferme la porte et se laisse tomber contre celle-ci. Elle prend dans ses mains la lettre de Romain et l'ouvre difficilement, tant ses mains tremblent.

"Hannah,

Je t'écris alors que je ne sais même pas si un jour tu pourras lire cette lettre.

Je suis parti depuis longtemps, je le sais, je t'ai laissée et je suis désolé. J'ai appris il y a quelques semaines que Paris a été libéré. Oh tu n'imagines pas à quel point j'ai été heureux. Et j'espère que tu étais là-bas quand c'est arrivé, j'espère que c'est toi qui as libéré notre belle ville... Enfin, j'espère surtout que tu es toujours en vie ou sinon cela signifie que j'ai gâché cinq rations de pain pour obtenir une feuille, un crayon et qu'Alojzy garde précieusement ma lettre dans son bureau à l'usine.

Ici, certains disent qu'ils ont réussi à faire de nous des animaux mais je ne suis pas d'accord. Je t'écris actuellement, est-ce qu'un cheval sait écrire ? Non, donc s'il en est incapable et moi oui, alors je suis toujours humain. Enfin bon... ce n'est pas le plus important. Une chose est plus que certaine en revanche : nous sommes dans l'enfer sur Terre, là où l'Humanité fait ce qu'il y a de pire, là où des hommes ont donné toutes leurs forces, toute leur haine pour détruire d'autres hommes. Et ça me brise le cœur de devoir le dire mais il faut l'admettre : l'Humanité s'est éteinte à Auschwitz par le meurtre de ceux qui l'ont créée.

Chaque jour, je vois le peu d'espoir et d'humanité restant, quitter le corps de ceux qui m'entourent. Et si tu te poses la question, les rares Allemands que j'ai croisés ici n'en avaient plus depuis longtemps. Enfin sauf quelques-uns ; ceux qui nous ont aidés malgré l'interdiction de le faire et le risque pour eux d'être sanctionnés. Ici, si on veut rester humain, il faut se raconter des histoires, dessiner, danser, chanter... Mais même quand on use de l'art pour se faire savoir humain, ils usent de même pour nous déshumaniser davantage. Ils nous font jouer de la musique, toujours en rythme, toujours le même rythme comme si nous étions un programme ou une araignée qui tisse sa toile sans se poser la question de pouvoir tenter autre chose pour changer. Cette question, on ne se la pose pas et celui qui la pose en subit les conséquences : battu à mort ou parfois directement abattu.

Si je t'écris maintenant, c'est parce que je sais qu'il ne me reste que très peu de jours. Ma feuille est passée à gauche et au Lager, quand ta feuille passe à gauche, c'est que bientôt la pluie cessera de tomber sur toi. J'ignore ce qui nous attend, probablement la potence, ou bien les fusils. Bizarrement, je ne me suis pas effondré quand ils ont appelé mon nom ; je suis là depuis si longtemps que je me doutais bien que ça allait arriver. Et à ce moment, ma première pensée fut pour toi car je savais dès lors que jamais je ne te reverrais. Mais j'essaie de voir les choses du bon côté ; si nos sources sont bonnes, alors la France est libre et toi tu l'es également. J'espère sincèrement que tu n'as pas eu de problème à cause de ton Allemand. Pardonne-moi mais je n'ai jamais pu l'apprécier, il était beaucoup trop proche de toi. J'ai promis à ta mère de te protéger des hommes aussi longtemps que je le pourrais. Et comment te le dire, mais d'une certaine manière, je souris en ce moment, parce que je sais que je vais retrouver ta mère. J'ai le cœur meurtri à l'idée de te laisser seule dans ce monde, mais je suis apaisé à l'idée de retrouver mon premier amour. Tu as ma parole que nous serons toujours près de toi, jusqu'à ce que vienne ton tour, mais s'il te plaît, prends tout ton temps. Je t'aime ma petite fille, je t'aime plus que tout, et je suis si comblé depuis ta naissance, que je donnerai tout ce que j'ai pour revivre ce jour-là éternellement. Ce jour où je t'ai tenu dans mes bras pour la première fois, mais les autres aussi, ton sourire, tes rires m'ont rempli de bonheur. Le jour où tu es venue au monde, j'ai cessé de vivre pour être comblé dans ma carrière ; j'ai cessé de vivre pour être heureux dans mon couple ; j'ai cessé de vivre pour fonder une famille. Le jour de ta naissance, j'ai cessé de vivre, pour renaître dans l'unique but de te voir sourire chaque jour. Je pars avec ce souvenir, je pars avec celui de notre famille, unie. Je t'aime.

Il y a une autre raison pour laquelle je t'écris. Comme je suis sûr que tu es toujours vivante, je suis persuadé que tu vas vivre encore longtemps, ce qui n'est pas notre cas à nous. Tous ceux qui m'entourent ne rentreront probablement pas chez eux, ils vont mourir ici. Et nos frères résistants, qui va parler d'eux? Si personne ne parle des résistants, des Juifs, des Tziganes, des homosexuels, des handicapés, de ceux qui s'opposaient aux nazis, alors les nazis auront gagné leur guerre de la haine ; ils auront fait tomber dans l'oubli ceux qu'ils voulaient détruire. Et tous ceux qui ne répéteraient pas les noms des victimes seraient complices de ces massacres, de ces tortures, de ce génocide. Car l'oubli est la pire des tortures, la pire des fins. Si tu oublies un nom, tu oublies l'existence de son porteur, tu oublies son histoire, et si son histoire est oubliée, alors sa lutte n'aura finalement servie à rien.

S'il te plaît Hannah, promets-moi que rien de ce qui s'est passé pendant cette guerre ne sera oublié et que nos noms seront gravés sur des murs. Tu m'as fait passer pour un écrivain alors que tu as plus de talent que moi dans l'écriture. S'il te plaît, écris nos histoires, la mienne et celles de nos frères et de nos sœurs, celle de Pierre et d'Henry. Car certains oublieront parfois que d'autres ont sacrifié leur vie pour que l'on puisse nous nommer encore aujourd'hui Français.

Mais n'oublie pas ceux de l'étoile jaune, les plus meurtris, les plus détruits, les plus anéantis. Ne les oublie pas ou tu seras complice de leur meurtre.

Je crains hélas, que la pluie elle-même n'ait perdu l'odeur de la vie. Ils ont voulu détruire ce que nous sommes. Comme le corbeau noir qui, de ses grandes ailes d'ébène, balaye notre humanité.

Souvenez-vous-en,

Jusqu'au dernier aurore.

Romain Brunet."

I'm only going over home.

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