Le soir venu, comme indiqué par Friedrich, Romain se rend au café de Marie dans le seizième arrondissement de la capitale. Pendant ce temps, Hannah se promène sur les Champs Élysées, attendant l'heure à laquelle le quartier général du contre-espionnage sera presque vide.
Les soldats entrent dans le café, satisfaits de pouvoir enfin se divertir après une longue journée de travail. Friedrich aperçoit Romain et l'invite à les rejoindre en lui faisant un signe de la main. Il fait les présentations et précise que le Français n'est autre que le père d'Hannah. Le groupe de cinq hommes s'installe à une table et une serveuse prend leur commande. Pendant ce temps, Hannah se présente à l'accueil du QG devant la secrétaire peu courtoise de Bömelburg. Elle lui dit qu'elle doit récupérer des papiers pour Friedrich ; la collaboratrice ne lui pose pas plus de questions et la laisse monter. Après leur dernier échange quand Hannah s'était présentée seule, le colonel avait sermonné la secrétaire sur son comportement vis-à-vis des visiteurs.
Dans le café, le groupe est déjà plongé en pleine partie ; Romain n'a pas menti, il est très doué puisqu'il mène la danse. Pour le déconcentrer, Karl décide de lui poser des questions afin de détourner son attention.
- Dites-moi, commence le colonel, depuis quand vivez-vous à Paris ?
- Je suis descendu sur Paris il y a quelques mois.
- En pleine guerre ?
- Je ne suis pas Juif, alors je ne vois pas pourquoi je devrais craindre de vivre ici. Et puis c'est plus tendu dans le nord.
- C'est vrai, votre fille m'a raconté ce qui est arrivé à votre famille dans le Nord. Mais les Anglais pourraient tenter de prendre votre ville. Vous seriez satisfait qu'ils débarquent en France ?
- Pour ne pas vous mentir, je me fiche de savoir qui gagne la guerre, je veux seulement vivre ma vie sans avoir de problèmes avec ceux qui mènent la danse. J'ai déjà trop perdu, je veux qu'on laisse la famille vivre en paix.
- Donc si les Anglais envahissent Paris, vous vous rangerez de leur côté ?
- Je ne pense pas prendre part au combat, je ne m'opposerai pas à eux tout simplement.
- Vous êtes donc un opportuniste.
- Je survis, c'est la guerre.
- Je vois ça, mais je constate également que j'ai trois As.
Bömelburg affiche un léger rictus au coin des lèvres, il vient de battre Romain. Mais le résistant n'a pas dit son dernier mot et propose une revanche. L'Allemand accepte à condition que ce soit Romain qui paye les prochains verres.
Pendant ce temps, Hannah, dans le bureau de son amant, cherche n'importe quelle information qui pourrait être utile. Elle y trouve de nombreuses nouvelles provenant de Berlin, des informations concernant l'avancée soviétique sur le front Est. Elle ne trouve rien de plus, rien concernant les actions de la Gestapo en France, surtout sur celles menées contre la Résistance. Mais le bureau de Bömelburg est plus prometteur.
De son côté, Romain se concentre pour ne pas ternir son image de grand joueur mais il regarde de temps à autre l'horloge pour se tenir à jour du temps qui passe. Friedrich le surveille tandis que Karl et les autres se prêtent complètement au jeu. L'amant d'Hannah est perdu entre soutenir son supérieur ou le père de la femme qu'il aime.
- Vous êtes proche d'Hannah, fait remarquer le bras droit de Karl.
- Oui, nous sommes très complices depuis sa toute petite enfance.
- Et ça ne vous dérange pas qu'elle soit en contact avec ces fanatiques de la libération ?
Friedrich relève la tête et regarde, intrigué, son supérieur.
- Si par fanatique de la libération, vous voulez parler des résistants, Hannah n'a rien à voir avec eux.
- En êtes-vous sûr ?
- Évidemment, elle ne m'aurait pas caché une telle chose. répond Romain, s'arrachant les mots du cœur en se souvenant que sa fille lui a caché ses actions pendant près de trois ans et demi.
- Peut-être ne vous dit-elle rien parce qu'elle ne souhaite pas que cela se sache, intervient Bömelburg. Enfin bon, je plaisante bien évidemment : si Hannah est une résistante, et bien nous, on est sacrément ridicule de n'avoir rien vu.
Dans sa tête, Romain se tord de rire. Bömelburg vient justement de se tourner en ridicule lui-même sans le savoir. Mais cette conversation amène un sentiment de doute chez le Français. Et s'ils savaient, peut-être que tout ceci n'est qu'un jeu pour eux et qu'ils attendent simplement qu'Hannah se trahisse elle-même. Il doit lui dire de redoubler de prudence à l'avenir.
Hannah, quant à elle, retourne discrètement le bureau de Bömelburg à la recherche de la clé permettant d'ouvrir les tiroirs du meuble de chêne. Une fois trouvée, elle s'empresse de déverrouiller chaque tiroir et de fouiller dans les papiers. Comme elle le pensait, c'est une véritable mine d'or. Elle trouve des informations disant que la Gestapo va créer une cour martiale pour la Milice contre les résistants ; mais aussi un mandat d'arrestation pour Pierre et Émile Bollaert pour faits de résistance, espionnage, sabotages, meurtres et trahison. Le mandat est accompagné d'une photo de Pierre et de son acolyte, s'ils sont retrouvés, leur arrêt de mort est signé.
Hannah ne peut pas prendre le mandat, s'il disparaît le soir où elle est venue, les soupçons se tourneront vers elle. Elle écrit rapidement, dans un carnet toutes les informations qu'elle a trouvées et s'empresse de quitter le quartier général pendant que Romain gagne aisément la confiance de Bömelburg.
- Une question me tourmente tout de même. Intervient de nouveau le chef de la Gestapo. Comment votre épouse est-elle décédée ?
Friedrich est surpris par le manque de délicatesse de la question du colonel mais il reste silencieux et tourne son regard attendant la réponse de Romain.
- Il y avait un groupe de résistants ayant trouvé refuge dans une maison de notre quartier. Quand la Gestapo a conduit les arrestations il y a eu un affront et un départ de feu qui a tragiquement touché notre domicile.
- Et vous n'avez pas de rancœur envers nous pour cela ?
- Si les Allemands étaient capables de contrôler les flammes peut-être bien, oui, mais c'est une chose qui dépasse tous les mortels donc comment pourrais-je vous tenir responsable ?
- Et puis, ajoute Friedrich, c'est arrivé par la faute de la Résistance.
- Exactement. Affirme Romain à contrecœur.
- Mais... Renchérit Bömelburg, s'il n'y avait pas d'occupation en France tout cela ne serait pas arrivé. Cela ne vous donne pas envie de rejoindre la lutte contre l'armée allemande ?
- Si... si... je suis navré monsieur, mais les si ne changeront pas le passé ni même le présent. M'engager dans un combat alors que mon pays a perdu la guerre ne ramènera pas mon épouse. Je vous l'ai dit, je veux seulement qu'on laisse ma famille vivre en paix. Nous avons assez souffert. Répond Romain sur un ton désolé laissant paraître qu'il est lassé de lutter.
Bömelburg ne surenchérit pas, les réponses du professeur lui semblent suffisamment sincères.
Quelques minutes plus tard, la jeune femme rejoint son père auprès des Allemands. La partie est serrée, Romain et Karl se livrent une grande bataille qui amuse les autres autour de la table. Hannah prend une chaise et s'assoit, elle discute un instant avec tout le monde ; puis, après un bon quart d'heure, elle en vient au fait.
- Papa, il faudrait que tu viennes avec moi à la librairie pour ton article.
- À cette heure-ci ? Ça ne peut pas attendre demain ?
- Si mais tu te feras sermonner par Henry. Il veut envoyer ton article dès demain à la maison de papier, il a oublié de te dire ce matin qu'il y a des choses à revoir.
- D'accord, mais avant, laisse-moi mettre une dérouillée de plus à notre cher ami.
- Vous parlez trop vite, répond Karl, déterminé à gagner la partie.
Une fois le jeu terminé, les deux résistants se lèvent sous le regard de leurs compagnons de jeu. Les deux Français saluent les hommes assis à table puis quittent le bâtiment. Ils arrivent rapidement à la librairie où les attend Henry.
- Vous avez pris votre temps, grogne le libraire.
- Peut-être, mais les deux missions ont été accomplies ! répond Hannah.
- Mais que faisiez-vous donc ?
- Nous nous sommes séparés, Hannah est allée fouiller les bureaux de Strauss et Bömelburg pendant que je les battais aux cartes au café.
- Vous n'êtes pas sérieux ? Hannah, je t'ai déjà mise en garde contre tes imprudences. Pierre désapprouverait totalement ce que vous avez fait.
- Ce qui est fait est fait. Intervient Hannah. Je suis désolée de t'avoir laissé en dehors de ça, mais nous savions que tu t'y opposerais.
- Tu prends trop de risques.
- Je le sais bien, mais la place que j'ai est un atout trop précieux pour ne pas l'exploiter dans son ensemble.
- Et toi, tu as laissé ta fille t'embarquer là-dedans ?
- Je n'étais pas très en accord avec l'idée, répond le professeur, mais elle a raison, si nous ne prenons pas de risques, nous n'arriverons pas à mener à bien nos missions.
- J'ai trouvé un mandat d'arrestation pour Pierre et Émile, les interrompt Hannah pour légitimer ses actes.
- Ça ne sent pas bon du tout, dit Romain.
- Oui et une cour martiale va être créée pour juger les résistants.
- Il faut prévenir Pierre mais le problème, c'est qu'il n'a laissé aucun moyen de le contacter. C'est lui qui nous contacte, pas le contraire.
- Il va falloir surveiller tout cela de près.
- Oui et ça ne va pas être évident. Bon en attendant, rentrez chez vous, on en rediscutera plus tard. Il se fait tard et vous n'avez rien à faire dehors à cette heure.
Les deux résistants ne répondent pas et quelques minutes plus tard, ils quittent Henry.
Hannah et Romain traversent les rues et les avenues de la capitale tout en discutant. Soudain, Romain se prend d'une envie de chanter, il avance plus rapidement que sa fille de manière à se retrouver devant elle, il se retourne et commence « Le bonheur ne passe qu'une fois » de son meilleur chanteur, Charles Trenet, sous le regard amusé d'Hannah.
Il recule, agitant les bras en affichant sur son visage un grand sourire avant de continuer de chanter.
- Papa, arrête, on va se faire remarquer ! lui signale la jeune femme tout en ricanant.
La mise en garde de sa fille passe par-dessus l'épaule de l'homme et Romain se met debout sur le muret qui longe le quai de Seine tout en continuant de chanter.
Il saute du ce dernier et atterrit sur ses pieds sur le trottoir. Il s'approche de sa fille avec un grand sourire aux lèvres et lui prend les mains.
Romain s'arrête brutalement dans sa mélodie et manque de perdre l'équilibre en stoppant soudainement les mouvements de son corps. Friedrich se tient en face des deux Français.
- Hannah, il faut rentrer, dit-il sur un ton autoritaire.
La jeune femme se tourne vers son père et lui sourit.
- Tu es meilleur écrivain que chanteur. On se voit demain, rentre bien. Dit-elle en embrassant la joue du quadragénaire.
- Bonne nuit Hannah.
- Si vous le souhaitez, propose Friedrich, vous pouvez venir coucher à la maison, la chambre que vous occupiez est toujours libre.
- Je vous remercie mais je préfère rentrer chez moi. Passez une bonne nuit tous les deux.
Hannah rejoint Friedrich et les deux partent à l'opposé de Romain. Friedrich place sa main dans le milieu du dos d'Hannah. La jeune femme regarde derrière elle et pour se moquer, Romain imite le salut nazi en se tortillant sur place. Hannah rit légèrement puis sentant le regard de Friedrich pesant sur elle, elle détourne la tête.
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