Chapitre 4 - Distraire l'ennemi
Paris,17 janvier 1944.
Ce sont bien deux semaines qui se sont écoulées depuis qu'Hannah a trouvé le télégramme. Après l'avoir pris à Friedrich et s'être assurée que Bömelburg croit l'histoire de la pile de papier contenant le télégramme jeté dans le feu, la jeune femme est parvenue à transmettre le morceau de papier à Pierre. Il a fallu plusieurs jours à celui-ci pour mettre la main sur l'auteur du télégramme ; et comme il était le seul à impliquer Pierre dans les meurtres de soldats allemands, en l'éliminant, les résistants ont obtenu la certitude que les SS ne mêleraient plus Pierre à ces meurtres.
Mais les actions du supérieur d'Hannah sont nombreuses et dangereuses ; si pour le moment la Gestapo n'a pas son nom, elle finira par l'obtenir et faire tout son possible pour arrêter Brossolette. Pierre a donc pris la décision de quitter Paris et de se rendre à Londres, principalement pour présenter Émile Bollaert à Charles de Gaulle. Il est parti le 15 janvier en demandant à Hannah de faire profil bas le temps que les choses se tassent, mais de faire tout de même son possible pour que les ordres de déportations n'arrivent pas à Drancy.
La demande d'Hannah concernant l'appartement de son père a porté ses fruits, le professeur habite désormais dans un appartement de deux pièces dans le dix-huitième arrondissement de la capitale, boulevard Rochechouart. Romain dîne régulièrement chez Hannah et Friedrich, le professeur parvient progressivement à s'attirer la sympathie de l'officier. Mais pour le quadragénaire, il n'est tout de même pas simple de mener les mêmes actions que sa fille. Romain a bien plus de difficultés avec la langue que la jeune femme, alors ses interactions avec l'ennemi se limitent à Friedrich. Hannah poursuit ses fréquentations du café dans le seizième arrondissement près du quartier général de la Gestapo. Si par le passé, elle se mettait à l'écart, aujourd'hui, elle se joint régulièrement aux Allemands. Mais à certains moments elle s'installe sur une table non loin d'eux avec les dactylographes du QG. Elles ne laissent pas souvent échapper d'informations sur les actions allemandes et préfèrent parler de la vie courante, de leurs histoires ou de leurs rêves. Hannah ne les écoute que d'une oreille et se concentre en général sur les discussions des officiers derrière elle.
Seulement tout cela ne laisse pas un grand champ de manœuvre pour Romain. Le professeur s'est alors rapproché d'un petit groupe qui orchestre de petits sabotages, sur les voitures, les installations de communication, le ravitaillement... En parallèle, ne pouvant suivre discrètement les Allemands dans le café où ces derniers ont l'habitude de déjeuner, Romain a enrôlé un jeune qui s'est fait engager par le propriétaire du bâtiment comme serveur. Ainsi la Résistance a en permanence une oreille attentive dans le lieu principal de rencontre de l'ennemi à l'extérieur de leurs lieux de fonction.
Du côté des Alliés, certaines choses se préparent. D'ici quelques jours, ils débarqueront à Nettono et à Anzio en Italie, le but étant de poursuivre la libération du pays depuis sa capitulation l'an dernier. Ils ont commencé une bataille à Monte Cassino en Italie ce matin. Les Alliés prennent le dessus sur l'Axe depuis plusieurs mois déjà. La guerre est terminée en Afrique du Nord depuis le mois de mai 1943 ; les Alliés gagnent du terrain sur le front méditerranéen mais aussi le front Est où l'armée soviétique avance de plus en plus en libérant, région après région, les populations de la domination allemande. Mais pour gagner la guerre, il faut reprendre la France à l'Allemagne puis leur prendre leur propre pays. Les Alliés se préparent à libérer la France de l'emprise nazie, mais la domination du Reich sur le littoral français ne leur rend pas la tâche facile.
À Paris, il est environ dix heures ; Hannah est dans la librairie où elle travaille. Ses fréquentes absences ne lui causent pas de tort puisque qu'Henry est son employeur ; alors, il comprend qu'Hannah doit régulièrement s'absenter, et lui fournit d'ailleurs un alibi quand Friedrich vient la voir alors qu'elle est absente. Lui, continue de participer à la propagande antinazie à travers des journaux illégaux. C'est Henry qui a mis Hannah en contact avec Pierre. Elle travaille pour lui depuis qu'elle vit à Paris mais le connaît depuis sa naissance. Il est sans aucun doute le meilleur ami de Romain, les deux hommes se connaissant depuis toujours, il a vu Hannah grandir. Cet homme lui a enseigné un grand nombre de choses dont le goût pour la littérature et les livres. Pour ses études, il lui a proposé de le suivre à Paris et elle a accepté sans hésiter.
C'est à cet homme qu'Hannah transmet ses informations quand elle ne peut pas les donner directement à Pierre. Et parfois, le libraire de cinquante ans lui fait part des nouvelles de ce qui se passe un peu partout ; nouvelles que Pierre ne veut pas qu'elle ait. Il préfère qu'elle ne connaisse pas trop d'informations pour que, si jamais elle était capturée par la Gestapo, elle ne puisse pas dire grand-chose, mais aussi pour qu'ils ne la soupçonnent pas de détenir certaines informations. Mais le supérieur d'Hannah enfreint parfois les directives de Pierre et donne ces informations à Hannah. Après que Romain se soit engagé dans le combat, Henry est devenu le tremplin entre les Brunet et le CNR.
La porte du magasin s'ouvre et fait sonner la petite cloche annonçant au propriétaire la venue d'une personne. Romain entre dans la librairie du troisième arrondissement de la ville occupée. Il cherche du regard sa fille pour qui il a un cadeau. Hannah s'avance à sa rencontre, elle le prend dans ses bras et l'embrasse, heureuse de le retrouver. Le Français lui tend un bouquet de roses blanches ; et la jeune femme toute souriante, embrasse une fois de plus son père pour le remercier. Lorsqu'ils vivaient à Lille, Romain avait pris l'habitude d'offrir à sa fille un petit bouquet de ses fleurs préférées lorsqu'il en offrait à sa femme. Ainsi Marie et Hannah pouvaient mélanger leurs fleurs et décorer la table du salon de belles couleurs.
- Normalement, j'aurais dû ramener des jonquilles en plus pour ta mère.
- Tu peux continuer de le faire, sinon mes bouquets seront monochromes.
Romain sourit timidement puis embrasse le front d'Hannah, il part ensuite saluer l'employeur de sa fille pendant que cette dernière place le bouquet de roses dans un vase.
Alors que les deux hommes discutent, Hannah repense à la soirée qui vient, au cours de laquelle le quartier général de la Gestapo sera presque vide : c'est une occasion en or pour se glisser dans le bureau de Friedrich afin d'y trouver des informations. Mais elle sait que Friedrich y repassera dans la soirée et qu'il faut donc le distraire, lui et Bömelburg, pour qu'elle ait assez de temps dans son bureau ; elle a donc besoin de Romain sur ce coup. Confiante, elle s'avance vers son père et lui attrape le bras.
- Est-ce que je pourrais te parler s'il te plaît ? lui demande-t-elle.
- Oui bien sûr.
Ils s'éloignent dans l'arrière-boutique dans le bureau du libraire. Romain prend appui sur le bureau et regarde attentivement la jeune femme attendant qu'elle lui fasse part de ses intentions.
- Ce soir, le QG des Allemands sera presque vide pendant environ une heure entre dix-neuf et vingt heures. On a une occasion rêvée d'y entrer et d'aller trouver des informations dans le bureau de Friedrich et même de Bömelburg. Mais après, je sais que Friedrich y repassera ; il faut donc les distraire pour qu'on ait plus de temps à l'intérieur. Les gens me connaissent là-bas, s'ils me demandent quelque chose, je n'aurai qu'à dire que je cherche un courrier pour Friedrich. Alors pendant ce temps, il faudrait que tu sois avec les Allemands.
- Moi ? Avec eux ? Mais qu'est-ce qu'on ferait ?
- Ils aiment bien se retrouver chez Bömelburg ou dans un café pour jouer aux cartes, tu sais toujours y jouer ?
- Oui bien sûr. Mais tu crois qu'ils vont accepter ?
- Je vais convaincre Friedrich ce midi de t'emmener avec lui, il t'apprécie ça ne devrait pas être trop difficile.
- Et si je n'arrive pas à les retenir davantage, comment je te préviens ?
- Les bureaux de Friedrich et Karl donnent sur une ruelle, de là, tu pourras me faire signe avec une lampe.
- D'accord.
- Reviens ici à quinze heures, je te dirai si tout est bon. Ah, et n'en parle pas à Henry, il ne sera pas d'accord.
- Pourquoi cela ? Cela ne le dérange pas que tu t'exposes autant.
- Ce n'est pas son avis personnel qui lui poserait le désaccord mais plutôt celui de notre contact d'en haut.
- Le journaliste ?
- Oui.
Romain dévisage Hannah, désireux de connaître l'identité de l'homme en question. Mais la jeune femme n'en dit pas plus et se dirige vers la porte de la mezzanine pour redescendre dans la librairie. Elle s'arrête devant cette dernière puis se retourne vers son père.
- Tu ne m'en veux plus n'est-ce pas ? Demande-t-elle, arborant une mine inquiète vis-à-vis de la réponse que le professeur pourrait donner.
- À quel sujet ?
- De ne pas t'avoir révélé mes activités.
- Non, ne t'inquiète pas.
- J'avais peur qu'apprendre la vérité, n'entache notre relation... et l'amour qu'on se porte mutuellement.
- Tu es ma fille Hannah, rien de ce que tu pourrais faire ne pourrait diminuer l'amour que j'ai pour toi. Et puis, il est parfois nécessaire de mettre le passé de côté pour que nos cœurs et nos âmes puissent s'aimer selon la manière dont elles en ont besoin.
Hannah troque son inquiétude contre un sourire rassuré, elle fait demi-tour et se dirige dans les bras de son père pour lui embrasser la joue. Elle défait ensuite leur étreinte et quitte la mezzanine, en lui adressant un remerciement pour sa bienveillance.
À midi, Hannah retrouve Friedrich dans un restaurant du premier arrondissement pour déjeuner. Pendant un moment, il lui parle de ses projets d'avenir après la guerre. Pour lui, malgré l'avancée des Alliés et les défaites du Reich, l'Allemagne peut encore gagner ; et même si ce n'est pas le cas, il souhaite partir avec elle en Suisse. Hannah fait mine d'être d'accord, même s'il est hors de question qu'elle quitte Paris qu'importe l'issue de la guerre.
Leur repas se poursuit sur de nombreux sujets de discussions puis Hannah finit par parler de Romain.
- Vous sortez jouer aux cartes ce soir ? demande-t-elle.
- Oui comme chaque lundi, pourquoi ?
- Romain aimerait bien se joindre à vous et il est plutôt bon, tu sais.
- Oh c'est une très bonne idée. Je serai heureux de présenter ton père à mon supérieur et aux autres officiers.
- Je suis contente de voir que vous vous entendez bien. Mon père t'apprécie, tu sais, et ça compte beaucoup pour moi que votre relation soit faite de bonnes ondes.
- Je souhaite réellement pouvoir le considérer comme mon beau-père ; dis-lui de se présenter au café de Marie dans le seizième arrondissement, disons vers dix-huit heures trente.
- D'accord je lui transmettrai.
Après déjeuner, Hannah retourne travailler à la librairie et à quinze heures tapantes, Romain montre le bout de son nez parmi les nombreux livres de la boutique. Hannah termine d'encaisser un client puis elle invite son père à le suivre dans l'arrière-boutique.
- Tu as vraiment le sens de la ponctualité, commence-t-elle.
- Tu m'as dit quinze heures, alors je suis là à quinze heures.
- Très bien ; j'ai parlé avec Friedrich et il est d'accord pour que tu sois de la partie ce soir.
- Il ne faut pas l'accord des autres ?
- Non, il t'invite en ami, alors ce n'est pas nécessaire.
- Qu'est-ce que tu attends de moi précisément ?
- Que tu leur fasses oublier le temps qui passe, donne-moi un maximum de temps pour que je puisse retourner leurs bureaux. Friedrich souhaite te présenter comme son beau-père, je lui ai dit que tu l'apprécies beaucoup. Alors rentre dans son jeu s'il te plaît, soit son complice, tu t'attireras plus facilement la sympathie des autres.
- D'accord, j'en prends note.
- Surtout, comporte-toi en collabo, comme tu es Français, ils vont forcément te demander ce que tu penses de la situation en France. Tu dois leur répondre que la France a perdu et que la meilleure chose à faire est de se ranger du côté des gagnants. Mais ne déballe pas des idées nazies, tu en ferais trop. Tu es juste un Français qui veut simplement vivre tranquillement sa vie.
- J'ai tout enregistré, ne t'en fais pas, ils ne se douteront de rien.
- Fais attention papa, ils ne sont pas nés de la dernière pluie, ils savent faire parler les gens.
- Ça tombe bien, moi aussi. Ne t'en fais pas ma chérie, je vais m'en sortir. C'est plutôt à toi de faire attention. Tu prends de gros risques en t'introduisant seule dans leurs bureaux, surtout dans celui de Bömelburg. Pour ne pas te mentir, je ne suis pas vraiment à l'aise avec cette idée.
- Je sais bien, mais on commence à manquer d'informations. C'est tout notre travail qui tombe à l'eau si on ne parvient plus à intercepter les actions de l'ennemi. Alors à un moment, nous nous devons de prendre des risques. Rappelle-toi pour quelle raison nous faisons tout cela.
Romain acquiesce d'un hochement de tête puis pose sa main l'espace d'une demie seconde sur l'épaule de sa fille.
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