Chapitre 3 - Flash-back Romain
Lille, 18 mars 1942.
Depuis bientôt deux ans, la France, cette terre si chère au cœur de Romain Brunet, est retenue en otage par l'Allemagne nazie. Les villes se sont revêtues de rouge et de noir, laissant le si noble bleu blanc rouge dans le fond des placards de la Nation. Le jour où le maréchal Pétain a prononcé son infâme trahison, Romain a serré dans ses bras sa femme. Le couple qui a toujours eu un amour très profond pour la terre de Marianne s'est senti anéanti à chaque mot qui sortait de la bouche de celui qui avait vendu l'âme et l'honneur de la Patrie.
Même après deux ans d'occupation, le père de famille n'a pas abandonné la profession à laquelle il consacre sa vie depuis plus de vingt ans. Alors, comme chaque matin en semaine, il se rend au collège dans le quartier qui embrasse le sien. Il y enseigne le français depuis le début de sa carrière. Bien qu'il y faisait vingt heures de cours il y a quatre ans, aujourd'hui, il n'en fait plus que six et ces dernières sont amenées à encore diminuer tant que la guerre se poursuivra.
En ce vendredi, dernier jour de semaine pour les collégiens qui n'ont plus classe le samedi à Lille depuis le début de la guerre, la classe de cinquième que le professeur de français a en matinée commence par suivre la propagande allemande. Habituellement, le directeur du collège demande aux professeurs de ne pas diffuser les discours du maréchal ou tout outil de propagande allemande. Mais aujourd'hui, un officier de la Gestapo est venu inspecter l'école avec le recteur de l'académie. Monsieur Monier et les professeurs du collège ont alors passé la veille à expliquer aux enfants que si la question leur était posée, ils devraient répondre que chaque matinée commence par une écoute de la radio vichyste ou par la lecture d'un des nombreux textes donnés par l'académie et plus particulièrement par le commandement allemand.
La cloche sonne, Romain s'avance dans la cour de récréation, accompagné par le directeur, le recteur et le SS. Il s'approche de ses élèves, tous rangés deux par deux les uns derrière les autres comme s'il s'agissait de soldats. Habituellement, certains sont dissipés et aucun enseignant ne parvient à obtenir un rang si parfait. Romain donne le signe du départ et tout ce petit monde se met en marche vers la salle de classe que l'enseignant utilise depuis le début de l'année scolaire. Les enfants se mettent en rang devant la salle encore fermée à clé, et alors que Romain se charge de l'ouvrir, le directeur fait le point avec les élèves devant les deux invités. Les enfants entrent ensuite les uns après les autres en saluant respectueusement chaque adulte présent. Une fois que chaque adolescent est face à son pupitre, le recteur de l'académie de Lille présente à la classe l'officier de la Gestapo. Romain donne ensuite le signe de s'asseoir et le cours commence par une lecture d'un discours élogieux de l'occupant par Vichy. Soulagé d'en avoir terminé avec cette partie désagréable, le professeur enchaîne ensuite avec le programme de cinquième.
En fin de journée, après le départ du recteur et du soldat, Romain s'assoit dans le fauteuil en cuir marron en face du bureau de son supérieur.
- Je vous sens contrarié, fait remarquer Monier.
- Ce n'est rien, je vous rassure, ment le professeur.
- Oh ne craignez pas d'avouer que la venue de la Gestapo vous a mis mal à l'aise. Nous sommes deux dans ce cas.
- Vous sembliez pourtant très ravi.
- Les apparences sont trompeuses monsieur Brunet. Sachez pour plus tard que le meilleur moyen de ne pas se faire avoir est de ne surtout pas donner de signe de désapprobation. Il est si facile de se faire passer pour un collaborateur.
- Pour plus tard ? interroge Romain, resté fixé sur le mot employé par son interlocuteur.
- Ne me faites pas croire que vous allez attendre sagement la fin de la guerre. Je connais votre tempérament Romain, je sais que vous finirez par prendre les armes. Mais ne tardez pas trop, je vais perdre le pari que j'ai fait avec mes compagnons.
- Êtes-vous réellement en train de m'avouer que vous avez rejoint un mouvement d'opposition ? répond le professeur perplexe face aux propos de son supérieur.
- Hum... Je n'appartiens à aucun groupe de résistance, mais je continue d'être convaincu qu'il faut poursuivre les combats et je refuse encore aujourd'hui de me plier aux désirs de l'occupant.
- Et vous me dites tout cela comme ça ?
- J'ai bon espoir de vous voir rejoindre les rangs de la Résistance. Je suis convaincu que vous serrez un très bon élément. N'y avez-vous jamais songé ?
- Je n'ai pas étudié la question dans son ensemble. Mais j'apprécie le fait que vous pensiez à moi.
- Promettez-moi d'y réfléchir sérieusement.
- Vous avez ma parole.
- Bien, je ne vais pas vous retenir plus longtemps, votre épouse doit attendre votre retour.
Romain esquisse un sourire et remercie le directeur du collège lillois. Il récupère ses affaires qu'il avait au préalable rangées dans sa mallette en cuir, puis souhaite une bonne soirée avant de quitter le bureau de monsieur Monier. Il ferme délicatement la porte derrière lui, laissant le sexagénaire aux cheveux blancs seul dans son établissement. Romain s'interroge sur les actions qu'il peut bien mener pour la Résistance. Il ne se demande pas une seule seconde s'il était honnête. Le Français de quarante-cinq ans le connaît depuis près de vingt ans, ils se considèrent comme de très bons collègues tous les deux et connaissent la vie de l'un et l'autre. Romain a une confiance absolue en cet homme et ne croit en aucun cas qu'il pourrait se jouer de lui.
Le professeur de français traverse le quartier qui le sépare de son foyer, avec hâte afin de retrouver son épouse. Il salue les quelques personnes qu'il connaît, de loin, il peut apercevoir et observe discrètement des officiers de la Gestapo interrogeant des passants. Il poursuit sa route en veillant à rester loin des hommes avec lesquels il ne veut avoir aucune interaction. En quelques minutes, il arrive devant le petit portail en bois de sa maison, il le pousse et traverse la petite allée en dalles de pierres blanches. Il monte les trois marches et franchit le seuil de la porte d'entrée.
- Je suis rentré ! fait-il savoir à son épouse qu'il ne peut apercevoir de là où il est.
- Je suis dans la cuisine mon amour. lui fait-elle savoir d'une voix douce.
Il retire ses chaussures pour enfiler ses chaussons. Romain se délaisse de sa veste et l'accroche sur le porte-manteau derrière la porte d'entrée. Il se dirige ensuite vers la cuisine où la silhouette de sa femme apparaît à ses yeux au fur et à mesure qu'il s'en approche. Marie Brunet est de dos contre le plan de travail, elle prépare le dîner et verse dans la marmite, les légumes qu'elle vient de couper. Romain longe la table et vient se placer derrière elle en l'entourant de ses bras. Il dépose un baiser dans son cou, ce qui vaut à la mère d'Hannah un petit sourire provoqué par les frissons du geste de son mari.
- Tu as passé une bonne journée mon chéri ? lui demande-t-elle.
- Une merveilleuse ! Les Allemands sont venus, nous leur avons dit de prendre leurs affaires et de dégager et ils nous ont écoutés, la guerre est terminée !
- Tu as dû sérieusement les intimider !
Marie sort la cuillère en bois de la marmite et place sa main en dessous pour qu'elle ne goûte pas. Elle se détache de l'étreinte de son époux et se retourne vers lui avant de monter la cuillère à la hauteur de la bouche de Romain. Il l'ouvre en grand et goûte la préparation de son épouse.
- Tes plats sont toujours aussi délicieux, fait-il remarquer sur un ton doux.
- C'est parce qu'ils sont préparés avec amour.
Romain sourit puis embrasse Marie. Il la laisse ensuite terminer tranquillement préparer le repas. Il retourne dans l'entrée et récupère sa mallette. Il s'en va s'installer dans son bureau, pose ses affaires sur le meuble en bois de chêne. Il sort de la mallette le cahier noir dans lequel il note toutes les progressions de chacune de ses classes, et en le déposant sur le bureau, une feuille en tombe. Romain se baisse et récupère délicatement le morceau de papier, il le retourne et découvre qu'il s'agit d'un tract réalisé par la Résistance, que Monier a dû glisser dans son cartable quand il en a eu l'occasion. Sur ce petit bout de papier, est inscrit en majuscules rouges : « ILS VOLENT NOS VIVRES, NOS MAISONS ET NOS VIES, NE LES LAISSONS PAS FAIRE ! CONTINUONS LA LUTTE » un message signé « l'Homme libre ». Romain s'assoit sur sa chaise et garde entre ses mains le bout de papier. Il repense aux mots de son directeur. L'occupation est un poids réellement lourd pour le couple qui ne se retrouve plus dans la France qu'ils connaissent. La Première Guerre mondiale a déjà été une période difficile à traverser et ils se sont promis de toujours veiller l'un sur l'autre si une telle horreur revenait dans leur vie. Mais aujourd'hui quel est le meilleur moyen de veiller sur Marie, rester passif ou risquer sa vie pour lui assurer une véritable vie libre ? Romain se pose cette question depuis des mois mais ne parvient pas à y répondre. Il se décide alors à aborder le sujet avec son épouse. Lors de leur mariage, il lui a juré de ne jamais prendre de décision pour leur famille sans son accord. Alors deux heures après, pendant le repas, Romain glisse doucement la Résistance dans leur conversation.
- J'ai trouvé un tract dans mon cahier aujourd'hui, commence-t-il.
- Quel genre de tract ?
- Un message appelant à la résistance.
- Tu sais qui a pu le glisser ?
- C'est assez facile à deviner, à part toi, la seule personne qui peut accéder à mes affaires c'est Monier. Il a dû le glisser dedans pendant le déjeuner, il y a un moment où il m'a laissé seul avec le recteur et le SS.
- Monier est dans la Résistance ?
- Il me l'a sous-entendu quand on en a discuté en fin de journée.
Marie regarde son époux intriguée.
- Nous étions juste tous les deux, je te rassure. Nos deux invités étaient déjà bien loin de l'établissement.
- Qu'est-ce qu'il t'a dit exactement ?
- Il m'a demandé de le suivre, il a parlé de mon tempérament et a évoqué le fait que je serai un bon élément dans la Résistance.
- Et tu souhaites le faire ? Je te soutiendrai si tu choisis d'emprunter cette voie.
- Je ne sais pas. La raison pour laquelle je ne me suis pas engagé dans la lutte contre les Allemands, c'est parce que j'ai peur de ce qu'ils pourraient te faire.
- Il y a des risques dans toutes actions que les hommes entreprennent pour défendre ce qui leur semble être juste. La question est : es-tu prêt à le faire ?
- Je ne sais pas.
- J'aimerais pouvoir te suivre, à vrai dire, j'ai déjà essayé.
Romain relève sa tête et regarde sa femme, surpris par ses propos.
- Tu as déjà essayé ?
- Quand ils ont arrêté la voisine Jolivet, j'ai essayé de me rapprocher du réseau de Lille, mais à cause des fréquents passages de la Gestapo au collège, les autres craignaient qu'ils remontent à moi trop facilement, vu les dîners auxquels nous n'avons pas eu d'autre choix que de nous rendre à la demande de Monier. Je me demande, d'ailleurs, quel était le but d'accepter ces soirées avec l'unité qui réquisitionne de plus en plus de classes.
- Je l'ignore, il ne m'a rien dit sur ses activités. Mais pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ?
- Je ne voulais pas t'inquiéter et je sais que tu aurais refusé que je m'engage là-dedans.
- Et je le refuse encore aujourd'hui. Je ne veux pas que tu te mettes en danger. Hannah doit avoir une personne sur qui compter quoi qu'il arrive.
- Je sais bien, et c'est l'accord que nous avons passé il y a des années de cela. En cas de conflit, tu as plus de risque d'être envoyé au combat, alors c'est à moi de veiller à ma propre sécurité pour notre fille. Je n'ai pas envie de t'empêcher de défendre une cause qui t'est chère. Si tu veux suivre Monier, fais-le.
Romain soupire, perdu entre ses valeurs.
- J'ai promis de veiller sur toi, m'exposer, c'est t'exposer. Je pense que distribuer des tracts, espionner ou commettre des attentats n'est pas la seule manière que nous avons d'afficher notre désaccord. Garder pour nous les noms de résistants qui arriveraient à nos oreilles est déjà une grande aide que nous leur apportons. Je ne prendrai jamais le risque de t'exposer au moindre danger, mais je ne veux pas continuer à vivre dans cette guerre en restant passif.
Marie acquiesce pour faire savoir à son époux qu'elle comprend son choix et qu'elle le soutient. Romain n'a plus qu'à faire part de sa décision au directeur de son établissement. Le lundi, il rejoint son bureau dès le début de la matinée. Il trouve son collègue de longue date assis derrière le meuble de bois en train de consulter des documents administratifs. Romain salue son supérieur, ferme la porte du bureau derrière lui et vient s'asseoir sur le fauteuil en cuir en face de son interlocuteur.
- J'ai pris le temps de réfléchir à la proposition que vous m'avez faite vendredi.
- Vous disposez de ma plus grande attention.
- Je dois refuser. Je ne suis pas prêt à m'engager dans un combat qui exposerait ma famille au danger. Mais sachez que je vous soutiens. Si vous avez besoin du moindre alibi, je vous le donnerais sans poser la moindre question. Je ne peux pas vous suivre, mais je peux vous couvrir si vous en avez besoin.
- Je comprends. Monier se lève et se dirige vers Romain qui se lève à son tour. Le directeur prend dans ses bras le professeur pendant quelques secondes avant de lui tapoter le dos avec ses mains. Je suis heureux de pouvoir compter sur votre soutien. Je sais que s'exposer de la sorte n'est pas une décision facile à prendre et encore plus quand on a une famille à nourrir. Si ma femme était encore de ce monde, je pense que j'aurais eu la même réflexion que vous.
Le professeur sourit timidement à son supérieur, rassuré de voir que sa décision est bien reçue. Le choix du combat est une voie qui n'est pas évidente à emprunter. Romain a pesé le pour le contre et dans son cœur, la protection de sa famille passe avant celle de son pays. Mais pour autant, il essaiera de servir sa Patrie du mieux qu'il le pourra.
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