Chapitre 23 partie 2
Une fois prêts, les deux résistants quittent leurs chambres respectives pour rejoindre leur chef en bas. Mars remercie la vieille femme pour leur avoir offert un toit et rapidement le groupe se met en route pour Graye-la-Garenne. La ville est à six kilomètres de leur lieu de départ. Pendant leur longue marche, Hannah s'évade un peu dans ses pensées ; elle pense à son père. Comment va-t-il ? Que fait-il ? Ce sont des questions qui restent sans réponse. Alors qu'à moins de deux mille kilomètres de l'endroit où elle se trouve, l'homme de quarante-sept ans se retrouve encore et encore confronté à la folie humaine. Lui aussi se pose les mêmes questions à l'égard de sa fille. Il souhaite la revoir plus que tout mais il ne sait s'il le pourra un jour. La guerre est longue et semble ne pas vouloir se terminer. Elle l'est encore plus lorsqu'on vit dans les mêmes conditions que Romain. Il travaille pour un but qu'il ne comprend pas, il s'épuise pour des tâches qu'il n'a jamais voulu faire. Lui et ses compagnons sont torturés jour après jour, encore et encore, que ce soit moralement ou physiquement. Aujourd'hui Romain est incapable de donner la date de ce jour, ni même le placer dans la semaine. Alors que le souvenir de sa fille ne parvient pas à le quitter, sa chair l'abandonne petit à petit ; ses muscles s'atrophient au fur et à mesure que les journées s'enchaînent, et sa peau vient embrasser ses os, comme un voile délicat que l'on pose sur une structure solide qui pourtant, menace de s'effondrer à tout moment.
Le groupe arrive à l'entrée de la ville. Une seule image s'offre à eux, le chaos. Des maisons brûlent encore, certaines ont complètement été détruites et sont marquées par la noirceur des flammes qui tapissent chaque centimètre du bois et des pierres des bâtisses. Une épaisse fumée recouvre la ville et on ne voit qu'à une centaine de mètres au loin. Le trio de résistants, supervisé par Mars, entre, le pas lourd et incertain, dans la commune à la recherche de survivants. Un grand nombre de corps tapissent les rues, mais aucun ne donne signe de vie. Hannah s'agenouille près de la dépouille d'une femme. La défunte regarde le ciel, yeux vides d'espoir et bouche grands ouverts. La résistante passe sa main sur le visage de l'inconnue pour clore son regard éteint depuis un long moment déjà.
I am a poor, wayfaring Stranger,
Je suis un pauvre étranger voyageur,
While traveling through this world of woe,
Alors que je traverse ce monde d'affliction,
Yet there's no sickness, toil or danger,
Pourtant il n'y a pas de maladie, de labeur ou de danger,
In that bright world to which i go.
Dans ce monde lumineux où je vais.
Une des maisons a relativement été épargnée, bien que le toit se soit effondré. Charly y entre et appelle quiconque à se manifester s'il y a encore âme qui vive à l'intérieur. Aucune réponse ne se fait entendre, la vie semble s'être perdue dans les bras infinis de la mort. Hannah entre à son tour dans la maison et les deux résistants inspectent le foyer à la recherche d'un survivant. Le rez-de-chaussée est vide, la maison semble avoir été très vivante jusqu'à ce que l'horreur commence ; à l'heure actuelle, le temps s'est figé laissant planer le sentiment de panique que la famille qui vivait ici a ressenti lorsque les nazis ont massacré les habitants de la petite ville. Hannah monte prudemment à l'étage, arme à la main ; le bois des escaliers craque durement sous chacun de ses pas comme s'il pouvait céder à tout moment. La jeune femme atteint le premier étage et une fois encore, aucune présence ne se déclare. Elle fait le tour des chambres et lorsqu'elle entre dans ce qui semble être la chambre parentale, elle voit au sol, une femme coincée sous l'une des poutres de la charpente du toit, tombée sur le plancher. Hannah s'avance vers l'inconnue, elle se met à genoux sur le sol et pose son arme sur le plancher. Elle place son index contre les narines de la femme mais ne sent aucun souffle sur son doigt. La malheureuse est décédée, écrasée sous cette poutre en bois. La jeune femme se relève et ramasse son fusil. Elle marche vers la porte de la chambre et une fois dans l'encadrement de cette dernière, elle s'arrête et se retourne vers le corps sans vie de l'inconnue. "Elle n'a pas pu résister", se dit-elle.
I'm going there to see my father,
Je vais là-bas pour voir mon père,
I'm going there no more to roam,
Je vais là-bas pour mettre fin à mon errance,
I'm only going over Jordan,
Je vais seulement au-delà du Jourdain,
I'm only going over home.
Je rentre seulement à la maison.
Romain marche à travers le camp sans but défini, il ne peut en avoir maintenant. Il regarde de temps en temps autour de lui, mais c'est la même vision qu'il perçoit à chaque fois : des âmes qui souffrent, des humains qui tentent de survivre, des personnes qui résistent à la perte de leur humanité et qui s'y accrochent jusqu'à la mort. Si Romain supporte sa douleur, il peine à endurer celle des autres. Certains ont l'apparence de squelettes et ne demandent qu'à mourir. Il continue d'avancer puis en tournant le regard vers sa gauche, il aperçoit un homme couché au sol. Romain s'approche du pauvre homme pour savoir s'il va bien ou s'il est déjà trop tard. Il le secoue doucement en le tenant par l'épaule mais l'homme, couché sur le ventre, ne répond pas. Romain le retourne et découvre le visage de l'horreur ; cet homme déjà mort sert de repas aux insectes et aux rats, son visage le témoigne d'une manière très marquante, par sa chair déjà creusée qui se décompose. Romain se relève et s'éloigne, dégoûté par cette vision. Cet homme n'a pas pu être sauvé comme beaucoup d'autres. "Il n'a pas pu résister", se dit le résistant.
Mars fait signe à Hannah et Charly de le rejoindre pour se diriger vers la mairie. Les deux résistants suivent leur chef à travers la ville déserte de vie, en proie aux flammes et aux craquements du bois qui succombe à la chaleur du brasier. Sur l'avenue principale, où marche le groupe en quête de l'hôtel de ville, une pluie de morceaux de papier s'abat sur eux : des morceaux intacts ou à moitié carbonisés ; des journaux, des documents ou des photos ; la ville se vide des feuilles des pupitres.
I know dark clouds will gather around me,
Je sais que des nuages sombres s'accumulent autour de moi,
I know my way is rough and steep,
Je sais que mon chemin est rude et escarpé,
Yet beauteous fields lie just before me,
Pourtant des champs merveilleux s'étendent juste devant moi,
Where God's redeemed, their vigils keep.
Où Dieu a racheté leur veilles.
Un objet tombe du ciel et Hannah l'attrape avant qu'il n'embrasse le sol. Elle le rapproche de son visage pour comprendre sa nature. Il s'agit là du reste d'une photographie, légèrement brûlée, où on voit un petit garçon dans les bras de sa mère. En inspectant un peu mieux le visage de la femme, Hannah se rend compte qu'il s'agit de celle qu'elle a trouvée à l'étage de la maison. Elle place le petit bout de photo dans sa poche et rejoint ses deux camarades.
Alors que Romain fait le tour du camp pour rejoindre son baraquement, il passe non loin d'un des crématoriums. S'il n'y prête pas attention au début, une odeur désagréable l'arrête. Il lève la tête vers le ciel et le voit s'assombrir d'une épaisse fumée noire qui s'échappe des cheminées. Il regarde les quelques autres hommes qui l'entourent ; la peur se lit sur leurs visages, ils craignent d'être les suivants. Pour Romain, il est évident que si la guerre perdure, il finira lui aussi par être tué, par la faim ou par ses gardiens. Mais c'est la résistance à toute cette souffrance qui le fait tenir, la résistance à la perte de son humanité, de son combat, de sa vie. Il est bien décidé à ne rien lâcher.
I'm going there to see my mother,
Je vais là-bas pour voir ma mère,
She said she'd meet we when I come,
Elle a dit qu'elle viendrait à ma rencontre quand je reviendrai,
I'm only going over Jordan,
Je rentre seulement par-delà le Jourdain,
I'm only going over home.
Je rentre seulement à la maison.
Les cendres retombent à ses pieds et tapissent le sol du camp des restes d'une humanité perdue malgré la détermination des uns et des autres à ne pas succomber. La perte de soi l'emporte face à la résistance des Hommes, tandis que d'autres poursuivent leur combat contre la mort qui tente de se pérenniser dans ce lieu. Sa force de vivre résistera-t-elle jusqu'au bout ? Romain relève la tête, imaginant que sa fille puisse être face à lui, elle qui observe le désastre d'une vie qui a fui le monde des Hommes. À son tour, elle le regarde, rêvant d'un espoir illusoire. La tristesse et le soulagement s'emparent d'elle au même moment, elle qui craignait d'oublier son souvenir, le voilà qui se présente à elle. Romain s'approche de son sang, réduisant l'interminable espace qui la sépare de lui. Elle se tient là désormais, à quelques centimètres de son père, il lève sa main et vient toucher la sienne, mais sa peau ne ressent la chaleur d'aucun autre corps. Son cœur se serre dans cette illusion qui les sauve tous les deux en même temps que de les briser davantage. Romain passe son autre main dans les cheveux de sa fille, puis il vient lui caresser la joue, elle ne lâche pas son regard, de peur qu'il ne s'échappe. Le résistant pose son front contre celui de la jeune femme, désirant se rapprocher un peu plus du plus précieux de ses souvenirs. Quelques larmes coulent sur leurs joues, conscients que ce présent changera bientôt de temps ; une voix appelle Hannah, celle de ses compagnons qui lui donnent le signe du départ. Elle relève son regard vers l'auteur de ses jours, puis se détache petit à petit de lui, avant de lâcher sa main, le plus lentement possible. Romain fixe le sol, ne voulant pas la voir le quitter à nouveau. Il lève la tête vers le ciel, et regarde l'épaisse fumée noire s'élever dans les nuages, channsant leur blanc pour le soircir, ne ressentant plus aucune présence du rêve qui le berçait il y encore quelques instants.
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