Chapitre 2 partie 3
À nouveau, Hannah traverse Paris d'une rive à l'autre. Lorsqu'elle marche dans le jardin des Tuileries, elle aperçoit, perché sur un banc, un corbeau ébène, sombre comme la mort, bruyant comme la guerre et intimidant comme les occupants. Hannah passe son chemin et l'oiseau s'envole en poussant un cri sombre et glaçant. La Française poursuit sa route et traverse la Seine ; après une vingtaine de minutes de marche plutôt pressée, elle arrive au quartier général.
Hannah se présente au bureau d'accueil qui est géré par une femme. C'est une Française d'environ quarante ans, son visage est peu expressif, elle porte des lunettes qui lui tombent sur le nez et son rouge à lèvre dépasse sur sa peau à certains endroits. La secrétaire dévisage Hannah qui se tient juste devant elle avant de lui demander froidement les raisons de sa venue. La femme fait à peine attention aux mots de la résistante, lui adresse un regard peu courtois et lui répond sur un ton assez sec que les "gamines" n'ont pas à s'immiscer dans les affaires des adultes. Hannah hausse le ton et exige de voir immédiatement son compagnon. Karl Bömelburg entre dans le bâtiment à ce moment même et assiste à l'échange tendu entre les deux femmes. Il pose sa main dans le dos de la résistante et l'invite à le suivre puis fait savoir à sa secrétaire qu'elle n'a plus à se charger de cela.
Karl et Hannah montent à l'étage avant d'arriver dans le bureau de Friedrich. C'est la première fois qu'Hannah vient ici et elle réalise que la quantité de documents entreposés est bien plus grande que celle qu'il y a dans l'appartement qu'ils partagent quotidiennement. Si elle veut obtenir plus de renseignements sur les activités de la Gestapo, elle va devoir trouver le moyen de s'introduire dans ce bureau quand son amant n'y est pas. Mais faire ça, c'est se jeter littéralement dans la gueule du loup. Car il suffirait que quelqu'un la surprenne quand elle fouille pour que sa couverture tombe à l'eau et qu'elle soit arrêtée pour trahison et fait de résistance par la même occasion.
Friedrich embrasse Hannah dès qu'elle entre dans la pièce puis il l'invite à s'asseoir. Il tire également un siège pour Bömelburg avant d'aller s'installer derrière son bureau en chêne noir.
- Tu passes une bonne journée ? Demande le jeune homme en regardant sa compagne.
- Malgré le manque de courtoisie de votre secrétaire, ma journée se déroule sans encombre.
- Je dois juste finir quelques affaires puis on ira déjeuner.
- Très bien. Et Karl, vous joindrez vous à nous ?
- Si c'est vous qui le demandez, ça sera avec plaisir.
Hannah offre un sourire au capitaine allemand puis tourne son visage vers son amant, attendant qu'il se décide à parler d'autre chose. Mais c'est Karl qui vient finalement rompre le silence.
- Friedrich, avez-vous envoyé à Brunner le courrier que je vous ai transmis ?
- Pas encore, je le ferai dès ce soir ou demain matin au plus tard.
À ce moment-là, Hannah comprend qu'elle doit agir. Elle a brûlé ledit courrier, et doit donc s'assurer que Friedrich ne se mette pas à le chercher et lui faire croire qu'il l'a déjà envoyé.
Friedrich jette un coup d'œil à Hannah puis se retourne vers son supérieur.
- J'ai reçu un télégramme monsieur, à propos d'un résistant.
- Qui donc ?
- Je ne me souviens plus exactement de son nom, mais d'après nos informateurs, il est impliqué dans les meurtres de certains de nos soldats. Je vous transmettrai le télégramme demain matin.
Bömelburg approuve. Une fois leurs affaires réglées, les trois adultes quittent le quartier général de la Gestapo et se mettent en quête d'un restaurant où déjeuner.
Au milieu du repas, entre deux conversations, Hannah parvient à glisser un mot pour son père.
- Friedrich j'ai quelque chose à te demander, commence-t-elle.
- Je t'écoute.
- Mon père nous apprécie beaucoup, mais c'est un peu embarrassant pour lui de vivre aux dépens de sa fille, il aimerait emménager seul, mais en ces temps, ce n'est pas chose facile de trouver un logement convenable et j'aimerais le meilleur pour lui.
- Tu veux que j'use de ma position pour lui trouver un appartement où il pourra vivre ?
- Oui si cela ne te gêne pas.
- Non bien sûr, si cela peut l'aider. Je comprends que devoir vivre chez sa fille n'est pas une chose facile à vivre pour un homme de son âge. Je vais voir ce que je peux lui trouver, il n'aura pas à s'inquiéter du loyer, seulement de ses consommations en eau et en électricité.
- J'espère que ça ne te dérangera pas non plus que je lui laisse un double des clés pour qu'il puisse venir déjeuner et dîner quand il le souhaite, il mangera mieux chez nous que chez lui avec les difficultés imposées par le rationnement.
- Bien entendu, ton père est chez lui, là où il le souhaite. Tu es ma famille, alors il n'y a pas de raison pour qu'il n'en fasse pas partie lui aussi.
Hannah affiche son plus grand sourire à son amant pour le remercier. Romain a raison, la situation dans laquelle ils sont, est particulièrement ironique. Non seulement les Allemands ont la Résistance sous leur nez, mais en plus de cela, elle se joue d'eux jusqu'au bout. Pour Hannah, c'est une bien belle vengeance contre ceux qui ont pris son pays, sa liberté et son honneur.
- Quel travail votre père fait-il ? interroge Bömelburg.
- Depuis ses vingt-deux ans il était professeur de français dans un collège. Mais après le décès de ma mère et son arrivée dans la capitale, il a commencé à travailler dans la même librairie que moi. Henry Ramier, le propriétaire, est un ami d'enfance de mon père, ils sont comme frères si on peut dire cela.
- Hum... je vois. C'est votre seule famille ?
- Non, j'ai une tante qui est restée à Lille. C'est la sœur de mon père, je n'ai qu'elle de ce côté-là. Du côté de ma mère, ses parents sont décédés il y a plus de dix ans, et son frère et sa sœur ont migré de part et d'autre du pays, l'un à Bordeaux et l'autre à Nice. Elle n'échangeait qu'une lettre par an avec chacun d'eux.
- Et vous êtes fille unique, je suppose ?
- Oui, mes parents n'ont jamais souhaité avoir d'autre enfant.
- Vous ne vous êtes pas sentie trop seule pendant votre enfance ? J'ai un petit frère qui n'a que deux années de moins que moi, et je pense avoir eu une enfance joyeuse grâce à sa présence.
- Mes parents ont toujours été très présents dans ma vie, ils passaient chaque minute de leur temps libre avec moi. Grâce à eux je n'ai manqué de rien.
Bömelburg poursuit le développement de son enfance en Allemagne avant d'aborder ses débuts au NSDAP en 1931 avant de vanter sa promotion obtenue par Himmler en personne. Hannah écoute attentivement au cas où le soldat commencerait à donner des informations utiles à la Résistance mais il ne prononce aucun cadeau à l'ennemi.
Quelques heures plus tard, Hannah rejoint Romain dans l'appartement occupé par la Résistance ; l'homme de quarante-sept ans l'attend depuis plus d'une heure. La résistante sonne à la porte de l'adresse - qu'elle a soigneusement communiquée à son père le matin même - qui s'empresse de venir lui ouvrir. Elle entre et avance dans le salon alors que Romain ferme délicatement la porte d'entrée derrière elle.
- Installe-toi, je t'en prie, lui dit-il avec le sourire.
Hannah entre dans le salon et s'assoit sur un fauteuil, Romain prend place à son tour tout en prenant un violon dans ses mains.
- Tu as trouvé le violon d'Henry ? demande la jeune femme.
- Seulement pour jouer quelques notes, je ne suis pas un expert. Ton grand-père en avait un, tu sais. C'est lui qui m'a appris à en jouer.
- Tu as beaucoup de souvenirs de lui ?
- Assez oui. En réalité, il me parlait tout le temps de ce qu'il a vécu pendant la guerre de Prusse, donc rien de très joyeux.
- Au moins, tu as eu l'occasion de passer du temps avec lui.
Romain pince de temps à autre les cordes de l'instrument tout en souriant, repensant au souvenir de son défunt père.
- Oui c'est vrai. Je me souviens surtout de l'un de ses discours qui revenait assez souvent. Il disait un tas de choses qui concerne la résistance et je me rends compte que ses paroles prennent un véritable sens aujourd'hui avec cette guerre.
- Que disait-il ?
- Il me posait une question seulement. Qu'est-ce qu'il y a derrière le mot Résistance ? Puis, il ajoutait qu'il y a bien des choses mais que je devais les trouver moi-même. Chacun a sa vision de la Résistance. Et puis le soir, il me disait toujours la même chose : "Entends le chant de la Résistance, lève-toi, bats-toi et redonne à notre pays le nom qui lui a été enlevé". Il n'a jamais accepté la défaite de Napoléon III, c'était déjà difficile pour lui de grandir dans le Second Empire avec un père extrêmement pro-républicain, il est devenu comme lui.
- Ton père était un homme sage.
- Il avait quarante-huit ans quand je suis né, alors il a eu le temps de s'assagir.
En fin de journée, Friedrich et Hannah rentrent dans l'appartement qu'ils partagent depuis presque un an. C'est seulement maintenant qu'elle va pouvoir exécuter son plan. Ce soir-là, le père de la jeune femme a choisi de demeurer chez son ami pour l'aider dans son inventaire.
Comme Friedrich est fatigué de sa journée, il ne cherche pas à se plonger dans une quelconque tâche liée à ses fonctions. Il donne un coup de main à Hannah pour la préparation du dîner.
Pendant le repas, Hannah remplit le verre de vin de son amant chaque fois qu'il est vide pour le rendre saoul. Et très vite, l'Allemand commence à ne plus avoir les idées claires. Après le dîner, Hannah lui propose de danser pour le fatiguer davantage et l'officier ne se fait pas prier. Les musiques défilent et Friedrich s'épuise jusqu'à ce que la jeune résistante soit contrainte de l'aider à marcher jusqu'au lit. Une fois qu'il est bien endormi et peu conscient de cette soirée, Hannah peut se rassurer, sachant qu'elle pourra lui faire croire n'importe quoi le lendemain car sa gueule de bois lui laissera des souvenirs très flous.
Au matin, vers huit heures, Friedrich retourne l'appartement à la recherche de la liste de déportés et du télégramme. En entendant tout ce bruit, Hannah se lève et entre, inquiète, dans le salon.
- Qu'est-ce que tu fais ? demande-t-elle avec un air innocent.
- Je cherche le courrier que je dois envoyer à Drancy, est-ce que tu l'as vu ? Et le télégramme pour Bömelburg, je ne le trouve pas. Pourtant, ils étaient dans mon bureau.
- Chéri, tu as envoyé ton courrier hier soir juste avant de rentrer.
- Ah bon ? Je ne m'en souviens pas. Tu en es sûre ?
- Oui tu voulais absolument le faire avant de dîner.
- D'accord, mais le télégramme ? Je n'arrive pas à le retrouver.
- Tu ne te souviens pas ? Tu l'as posé sur ton bureau hier soir pour le donner à Karl ce matin ; je t'ai laissé seul quelques minutes pour aller dans la salle de bain et quand je suis revenue, tu avais mis la pile de papier dans le feu de la cheminée pour le raviver. Le télégramme devait être dedans.
La jeune femme fixe son compagnon, peu convaincue de son excuse, mais elle n'en laisse rien paraître. Friedrich s'approche de la cheminée et y trouve des cendres ainsi que des morceaux de papier calcinés.
- Comment vais-je expliquer ça à Bömelburg ?
- Tu peux contacter l'expéditeur du télégramme et lui demander le nom du résistant.
- Je ne sais pas lequel de nos informateurs l'a envoyé. De plus, s'il surveille la Résistance, il risque de se faire tuer.
Maintenant Hannah sait que le convoi de déportation ne partira pas ; mais aussi qu'elle a donné du temps à Pierre pour ne pas se faire arrêter. Elle doit trouver le moyen de le prévenir le plus vite possible mais elle doit aussi mettre la main sur le SS qui a envoyé le télégramme pour s'assurer qu'il n'en enverra pas d'autres. Ce qui rassure Hannah, c'est que Friedrich a cru tout ce qu'elle lui a dit et il ne la soupçonne pas de lui avoir menti. Mais Karl Bömelburg sera-t-il aussi facile à duper ?
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