Chapitre 2 partie 2
Hannah passe devant un parc et s'arrête, ses yeux bruns scrutent la petite étendue d'arbres, de buissons et de bancs ; le petit parc peu joyeux n'est pas très fréquenté. Elle se pose sur un banc et commence à déguster son déjeuner sans se soucier de ce qui l'entoure. Un corbeau se pose sur un crucifix attirant l'attention de la jeune femme. L'oiseau, imposant comme elle n'en a jamais vu dans cette ville, fixe ses yeux ténébreux sur la Française. Il est aussi noir que le néant et pousse des cris semblant sortir des enfers. Elle pose son morceau de pain sur un mouchoir, afin de récupérer dans son sac sa flasque d'eau. Après s'être emparée de son breuvage, elle détourne le regard vers son sandwich et découvre que ce dernier s'est envolé. Elle lève la tête, stupéfaite, à la recherche du voleur, et aperçoit à quelques mètres d'elle, le corbeau se délectant de son repas. Cet oiseau est aussi froid et sombre que les personnes qui ont pris en otage son cher pays. Elle se lève, agacée que sa petite pause ait été écourtée. Puis, avant de quitter les lieux, elle adresse un regard glacial à l'animal qui ne semble pas se préoccuper du mécontentement de la jeune femme.
Elle traverse les rues du sixième et cinquième arrondissements et rejoint la librairie de son parrain, boulevard Saint Germain. Elle pousse la porte, faisant ainsi sonner le mobile en métal. En tournant légèrement la tête sur le côté, Hannah aperçoit son père dans le fond, qui range des livres, il lui sourit puis se replonge dans sa tâche. La jeune résistante referme la porte et cherche le propriétaire du regard. Elle constate que la porte est ouverte au niveau de la mezzanine, alors elle emprunte le petit escalier en bois permettant d'accéder au bureau de gestion de la boutique. Henry est plongé dans sa comptabilité, mais en entendant la jeune femme, il relève la tête et lui offre son plus beau sourire.
- Bonjour Hannah, comment vas-tu ?
- Très bien merci. Je suis désolée pour mon retard, j'avais à faire dans le sixième, répond-elle assurée que son interlocuteur sait de quoi elle parle.
- Les nouvelles sont bonnes, j'espère ?
- Pierre me demande de voler les ordres de déportation qui partent de la Gestapo pour Brunner en passant par Friedrich.
- Tu penses pouvoir le faire sans trop prendre de risque ?
- Friedrich est trop amoureux pour me soupçonner de quoi que ce soit. Puis il lui arrive de trop boire le soir, il sera facile de lui dire au petit matin qu'il a déjà fait la tâche qu'on lui a demandé et qu'il ne s'en souvient tout simplement pas.
- Alors c'est pour cela que tu vis avec lui, les interrompt Romain qui vient de surprendre leur conversation.
- Papa...
Romain se dirige à vive allure vers Henry puis il l'attrape par le col avant de le plaquer contre le mur se trouvant derrière son bureau. Sentant son sang bouillir de colère face à la trahison de son meilleur ami, le visage de Romain se couvre de rage, balayant l'immense douceur qui le caractérise habituellement. La panique s'empare du regard d'Henry, le libraire n'a jamais vu le professeur dans cet état et redoute ce dont il peut être capable. Il pose ses mains sur les avant-bras de Romain, essayant d'éloigner le père de famille de lui, mais rien n'y fait, la prise du Lillois est trop forte pour l'homme de quarante-trois ans.
- Je t'avais demandé de veiller sur elle, pas de l'exposer au danger ! crie-t-il à son vieil ami, le visage tendu par la colère.
Hannah, désemparée, s'approche de son père et tente de le tirer vers elle en attrapant ses bras. Mais Romain, bien plus grand et plus fort qu'elle ne bouge pas.
- Papa s'il te plaît lâche-le ! Il n'y est pour rien.
Romain regarde sa fille, bouche bée, le regard rongé par la colère, puis finit par lâcher le libraire. Henry regarde un instant son ami pour s'assurer qu'il est en train de se calmer puis il se rassoit avant d'appuyer sa tête sur sa main.
- Tu devrais nous laisser, ajoute Hannah, je dois lui parler seule à seul.
Henry acquiesce et se lève dans la foulée. Il sort de la mezzanine sans adresser de regard à son ami, couvert de honte par ce qu'il vient de se produire. Henry referme la porte derrière lui, laissant père et fille seuls dans le bureau.
- À quoi rime tout ceci Hannah ? demande Romain en haussant le ton.
- Je ne pouvais pas t'en parler. Mais ce n'étais pas une raison pour réagir de la sorte, répond-elle agacée.
- De la sorte ? La mâchoire de Romain se crispe et son regard se noircit. Comment voulais-tu que je réagisse face à une telle chose ?
- Calmement ! s'énerve Hannah. Que tu prennes le temps de nous écouter, plutôt qu'être à deux doigts d'agresser Henry !
- Il m'avait donné sa parole de s'occuper de toi et de te tenir à distance de tout danger. Au lieu de cela, je te retrouve à vivre avec un SS dans l'unique but de livrer des informations à la Résistance.
- Je suis suffisamment grande et consciente de ce que je fais pour mener mes propres combats. Mais enfin que cherches-tu ?
- À te protéger ! Comme je l'ai toujours fait, que ce soit avec toi ou avec ta mère.
- Dans ce cas, où étais-tu quand elle est morte ? lui crache Hannah sous l'emprise de la colère.
Hannah se rend immédiatement compte de la cruauté de ses paroles, mais il est déjà trop tard et le visage de son père bascule de la colère à la tristesse. Il détourne le regard de sa fille et marche sans un mot vers la porte de la mezzanine.
- Papa... Ce n'est pas ce que je voulais dire, supplie-t-elle, mais le Lillois ne se retourne pas et ouvre la porte avant de la claquer derrière lui avec violence.
Hannah se précipite sur les pas de son père, mais à peine a-t-elle le temps d'arriver en bas des escaliers que Romain a déjà quitté la librairie, sous le regard étonné d'Henry.
- J'ai été si injuste, pleure-t-elle, je ne le pensais absolument pas, il n'est pas responsable de la mort de ma mère.
- Il le sait, ne t'inquiète pas il va revenir, il a juste besoin de souffler un peu, lui rassure d'une voix calme le libraire en prenant la jeune femme dans ses bras.
Romain remonte la rue Lagrange le regard vide, sans réellement regarder où il va, blessé par les paroles d'Hannah. Il s'arrête dans le square René-Viviani avant de s'asseoir sur un banc. Les traits de son visage se parent de tristesse et de culpabilité, est-il réellement responsable de la mort de son épouse ? Aurait-il vraiment eu la possibilité d'empêcher ce qui lui est arrivé ? Encore aurait-il fallu le prévoir, se dit-il. Mais comment être légitime pour protéger son enfant, s'il n'est pas parvenu à sauver Marie ? Romain reste bien une trentaine de minutes dans le square, le regard perdu par ses pensées. Il se lève finalement et se dirige vers la librairie de son ami, conscient qu'Hannah a parlé sans réfléchir et qu'elle ne l'a pas blessé délibérément.
La porte de l'échoppe fait sonner la petite cloche lors de son ouverture, faisant comprendre aux deux occupants qu'une personne vient de pénétrer dans le magasin. Hannah se précipite vers l'entrée et prend son père dans ses bras, regrettant ce qui s'est passé juste avant. Romain lui caresse les bras, lui faisant comprendre qu'il lui pardonne et qu'il sait qu'elle a parlé sous le coup de l'impulsivité.
- Je suis sincèrement désolée papa, dit-elle en desserrant leur étreinte, je ne voulais pas te blesser, c'était idiot de te mettre la responsabilité de la mort de maman sur le dos, alors que tu n'aurais rien pu faire pour la sauver.
- Je sais. Ce n'est rien Hannah, répond-il, la voix pleine de douceur.
- Suis-moi, Henry et moi allons tout t'expliquer.
Romain ne répond pas et se contente de suivre sa fille dans la mezzanine où les attend Henry, confortablement assis dans le fauteuil en velours derrière son bureau. Les Brunet s'assoient dans le sofa et Romain croise les jambes, attendant que l'un d'eux se décide à débuter leur récit.
- Le 14 juin 1940 restera à jamais dans ma mémoire, ce jour où les bannières nazies ont profané les symboles français. J'étais convaincue que la France ne se laisserait pas faire aussi facilement, qu'elle résisterait. Mais le 22 juin, une seule information passait en boucle à la radio : la France capitule, signe l'armistice et se soumet à l'Allemagne nazie... souffle-t-elle. À partir de ce moment, j'ai décidé qu'une telle humiliation n'était pas tolérable. Jamais la France ne s'est soumise et ce n'est pas ce jour-là que ça commencerait ! Dès le mois de juillet, après avoir lu l'appel du général de Gaulle, j'ai pris la décision de m'opposer à Pétain et à l'occupation allemande. Pendant plus d'un an, j'ai fait cavalier seul en restant extrêmement prudente ; j'ai observé les nazis, je les ai fréquentés, me suis faite passer pour une partisane de l'idéologie hitlérienne, je me suis liée d'amitié avec les épouses de certains officiers de la Gestapo et même directement avec ces derniers. Malgré ma volonté à rester seule dans mes actions de résistante, j'ai été très régulièrement en contact avec Henry. Quelques semaines après l'armistice, j'ai découvert qu'il menait des actions de résistance en distribuant des tracts qui demandaient aux français de poursuivre les combats. J'ai donc décidé de suivre ses pas mais uniquement de mon côté. En décembre 1940, j'ai fait la connaissance de Pierre Brossolette et je suis entrée en collaboration avec son mouvement, Libération-nord, à qui je livre mes informations sous le nom de petite souris. En octobre 1941, par le biais de Pierre, je suis entrée dans Le Bureau Central de Renseignement et d'Action militaire, le BCRA, mais je suis restée sur Paris pour continuer mon travail d'espionnage et développer davantage mes relations avec les SS.
- Et tu connais ta fille, ajoute Henry, elle est aussi bornée que toi. Même si je l'avais attachée, elle aurait trouvé le moyen de poursuivre le combat. Tu sais tout comme moi que personne n'aurait pu la raisonner. Donc j'ai préféré la guider plutôt que la laisser naviguer seule dans tout cela.
- En la jetant dans les bras de l'ennemi ? s'énerve Romain.
- Friedrich lui a fait la cour pendant des semaines, on y a vu une opportunité, mais je t'assure que c'est une initiative de ta fille. Nous étions contre au début.
Romain regarde Hannah, qui acquiesce pour confirmer les propos du libraire.
- Pour quelle raison ne m'as-tu rien dit ? demande-t-il à la jeune femme.
- Celle pour laquelle tu ne voulais pas rentrer dans le combat. À la seule différence que comme maman et toi étiez à des centaines de kilomètres, si je me faisais prendre vous risquiez moins. Mais je t'assure que cela m'a toujours fait du mal de te mentir.
Elle s'approche de son père et le prend dans ses bras pour le serrer contre son cœur. Romain la serre à son tour et passe sa main dans ses cheveux bruns.
- Je suis désolée Papa.
- Je ne t'en veux pas. Je veux seulement te protéger. Et je ne peux pas le faire si je ne sais pas quel danger plane au-dessus de ta tête.
- Je voulais t'en parler, depuis que tu es arrivé. J'ai bien compris que si rien ne te retenait, tu serais entré dans un mouvement depuis bien longtemps. J'en avais marre de te mentir, et un ami m'a proposé de te faire adhérer à notre mouvement.
- Quel ami ?
- C'est un journaliste, c'est tout ce que je peux te dire. Je préfère qu'il te donne lui-même son nom.
- Bien. Je dois réfléchir mon ange, je souhaite m'engager dans la Résistance depuis longtemps mais je dois tout de même peser le pour et le contre.
- Je n'y vois pas de problème, prends ton temps.
Elle embrasse son père sur la joue puis quitte le bureau pour aller se mettre au travail. Romain ferme la porte et reste dans le bureau, discuter avec Henry.
Hannah s'occupe des clients qui viennent à la librairie. Depuis le début de la guerre, ils sont de moins en moins nombreux à franchir le seuil de la porte pour acquérir de nouveaux ouvrages. La guerre appauvrit toutes les âmes qui survivent ; la mort ne tente pas de frapper à la porte mais la misère s'est pointée chez de nombreux Français et s'y est installée sans donner la moindre indication du jour où elle s'en ira.
Tout en répondant aux clients, la jeune femme scrute la porte de la mezzanine attendant le moment où les deux hommes en sortiront. C'est près de quarante-cinq minutes après qu'Hannah ne soit descendue que les deux amis viennent la rejoindre. Henry se dirige vers la porte de la librairie et tourne le petit panneau qui indiquait « ouvert » aux passants. Il se retourne et se rapproche des Brunet.
- Je vais vous suivre, annonce Romain.
- Vraiment ? demande Hannah soulagée que son père ne soit pas en colère contre elle.
- Oui. J'ai tant de fois voulu le faire mais j'avais peur. Peur de perdre Marie, peur de te perdre toi. Mais aujourd'hui, je sens que je risque plus de te perdre si je ne te suis pas pour te protéger que si je reste loin de tout ceci.
- Merci, répond la jeune femme en prenant son père dans ses bras. Merci d'être venu avec moi.
- Je ne vais pas rester chez Friedrich en revanche, ajoute-t-il en se détachant de la résistante. Je ne peux pas mener les mêmes missions que toi. Et je pense qu'être tous les deux au même endroit éveillera les soupçons.
- D'accord, je te laisserai quand même un double des clés de l'appartement, que tu n'aies pas à m'attendre systématiquement quand tu passes me voir. Friedrich t'aidera à trouver un logement.
Romain acquiesce et esquisse un sourire pour remercier sa fille.
- Bien, s'immisce Henry, officiellement, vous travaillez tous les deux dans ma librairie. Elle fera office de point de rassemblement des informations. Et l'ancien appartement d'Hannah servira aux réunions avec les têtes du réseau. Mon très cher ami, bienvenue dans Libération-nord ! conclue-t-il en tendant sa main à Romain que le professeur s'empresse de serrer.
Hannah et Romain quittent la librairie et rejoignent l'appartement du couple, Friedrich est absent. Elle ne perd pas de temps et profite de son absence pour fouiller dans ses affaires sous les yeux curieux de son père qui observe ses méthodes. Elle retourne délicatement et silencieusement chaque tiroir du bureau tout en restant sur le qui-vive au cas où son amant se montrerait.
- Que cherches-tu ? demande Romain.
- N'importe quelle chose qui peut nous aiguiller sur leurs actions. Chaque document compte mais il faut sélectionner les informations judicieusement. Tout ne va pas entraîner une réplique de la Résistance. Alors, on se contente des positions militaires en France, des déplacements de commando, des envois de renforts, des procédures d'arrestation des enquêtes menées par la Gestapo.
- Et Friedrich a ces documents ?
- Certains oui, les autres se trouvent dans le bureau de Bömelburg, bien plus difficile d'accès.
Dans l'un des tiroirs, elle tombe sur une lettre ; c'est un ordre à destination d'Aloïs Brunner pour la déportation de plus d'un millier de Juifs de Drancy vers Auschwitz. Comme Pierre le lui a demandé, Hannah prend la lettre et la brûle dans le cendrier, puis elle jette les cendres dans la cheminée. Romain regarde sa fille, s'interrogeant sur ce qu'elle vient de faire. La Française pose ses yeux sur son père et reprend ses explications.
- Les ordres de déportation avec les listes de noms transitent par Friedrich avant d'arriver à Drancy, il a une liste manuscrite qu'il doit transmettre par télégramme à Aloïs Brunner, le commandant du camp.
- Et la détruire ce n'est pas suspect ?
- Friedrich est tête en l'air, depuis que je le connais, c'est arrivé à plusieurs reprises que Bömelburg lui en redonne une car il ne savait plus où il avait mis la première. Il n'y a qu'à voir l'état de son bureau. Brunner prend toujours son temps pour étudier les documents qu'on lui apporte. Alors entre la maladresse de Friedrich et la paresse de Brunner, il leur faut parfois plus d'une semaine avant de se rendre compte que le document a été perdu. Cela retarde les départs et donc réduira à terme le nombre de déportations ; en espérant qu'il restera des gens après la guerre.
- Je l'espère aussi.
Elle continue ses recherches et cette fois, elle tombe sur un télégramme dans lequel Pierre est suspecté d'avoir commandité les meurtres de certains soldats SS. Ce télégramme est pour Karl Bömelburg et Friedrich est chargé de lui transmettre. S'il arrive entre les mains de Bömelburg, il s'empressera d'émettre un mandat d'arrestation contre Pierre. Hannah décide alors de conserver le télégramme afin de le montrer à Pierre pour le mettre au courant. Seulement, elle ne sait pas quand est-ce qu'elle pourra le revoir ; elle recevra un télégramme, un mot, Henry lui dira, ou il l'attendra dans son appartement tout simplement. Hannah ne peut qu'espérer le voir avant la Gestapo.
Elle range le télégramme dans le double-fond de l'une de ses valises puis se prépare pour aller retrouver Friedrich.
- Si tu gardes des papiers, apprend-elle à son père, tu dois avoir des cachettes que seule une analyse minutieuse de plusieurs minutes peut déceler. Tu dois cacher les preuves dans des endroits où il est naturel que tu ailles, mais où il y a aucune chance que quelqu'un d'autre n'y aille. Avant, je créais un double-fond dans les livres pour y cacher des papiers, mais maintenant le risque que Friedrich prenne le livre en cherchant une nouvelle lecture est trop grand. Tu pourras le faire toi, quand tu auras emménagé seul.
- C'est noté.
- Bien, il faut que je rejoigne Friedrich, je vais lui parler de ton envie de partir et voir s'il peut t'aider.
- Aider un nouveau résistant, c'est assez... ironique.
- Garde tes ennemis près de toi. Et ne te prive pas de profiter d'eux.
Romain sourit devant la débrouillardise de sa fille. Hannah remet les affaires de Friedrich en place puis elle récupère ses affaires avant d'embrasser son père. Elle sort de l'appartement parisien et descend les escaliers ; en sortant de l'immeuble, elle aperçoit en bas de la rue le soldat SS qu'elle a vu plus tôt dans la matinée. Il semble chercher quelque chose ou quelqu'un mais ne regarde à aucun moment dans la direction d'Hannah. La jeune femme s'éclipse discrètement sans attirer l'attention sur elle, puis elle prend la direction du quartier général de la Gestapo.
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