Chapitre 14 - Retour à Paris

Paris, 15 avril 1944.

Friedrich a tenu à être là lorsque la jeune femme serait arrivée. Il l'a accueillie en la prenant dans ses bras et la résistante n'a pu s'empêcher de chercher du réconfort auprès de lui. Il l'a ramenée dans leur appartement et a pris soin d'elle mais malgré toute la douceur de l'homme et tous ses gestes d'attention, Hannah n'a pas dit un seul mot depuis qu'elle a quitté la Pologne.

Ce matin d'avril, elle se lève difficilement de son lit, elle ne ressent aucune joie, aucun apaisement, aucune envie. Elle se dirige vers le sac qui contient encore les quelques affaires qu'elle a ramenées ; parmi tout ce qu'on lui a donné, elle a quand même ramené les vêtements qu'elle portait là-bas ainsi que sa gamelle et sa cuillère. Elle récupère la poupée de la fillette et se dirige vers le salon. La lumière du jour pénètre par les fenêtres de l'appartement et éclaire l'ensemble de la pièce. Hannah s'assoit sur l'un des fauteuils, elle pose la poupée contre le vase de la petite table juste à côté d'elle ; et elle fixe le sol. Aucune pensée ne traverse son esprit, tout est vide ; elle veut juste fermer les yeux et que le temps passe.

Elle finit par se lever et se dirige vers la salle de bain pour se laver. Elle entre dans la pièce et pousse la porte derrière elle mais sans la fermer. La jeune femme ouvre le robinet et pendant un moment, elle se contente de fixer l'eau qui coule dans le lavabo. Après avoir repris ses esprits, elle retire de ses épaules sa robe de nuit qu'elle laisse tomber au sol. Elle prend la pierre savonnée qu'elle passe sous l'eau, puis commence à se frotter le torse avec. Hannah regarde son bras gauche et, avec sa main droite, elle commence à savonner son avant-bras sur lequel se trouve son matricule. Elle frotte, elle frotte de plus en plus fort et de plus en plus vite, espérant que le savon fasse disparaître le tatouage qui lui rappelle d'où elle revient. Sa peau commence à être arrachée et la mousse blanche du savon vire petit à petit au rouge. Elle éclate en sanglots et frotte encore plus vite et plus fort. Friedrich, qui était sorti quelques heures plus tôt et vient tout juste de rentrer, lui arrache la pierre des mains et la jette à terre. Hannah s'effondre dans ses bras et l'Allemand la fait doucement tomber au sol. Il prend une serviette qu'il humidifie légèrement et il tamponne le bras de sa compagne.

- Hannah, qu'est-ce qui te prend ?

- Je ne peux pas...

- Que t'arrive-t-il ?

La jeune femme ne répond pas et continue de pleurer. Friedrich se lève et récupère un linge propre ; il revient auprès d'Hannah et la pousse à mettre la chemise. Elle s'exécute puis l'Allemand lui prend la main et l'aide à se lever.

- On va se mettre dans le salon et tu vas tout me dire.

Les lèvres tremblantes, Hannah acquiesce d'un léger mouvement de tête. Friedrich pose une main dans son dos et soutient son coude avec l'autre ; il guide la résistante dans le salon et l'aide à s'asseoir doucement sur le sofa. Il tire un fauteuil et s'assit à son tour, en face de sa compagne.

- Tu peux tout me dire Hannah, je t'écoute.

- Tu es au courant de ce qu'ils font là-bas ?

- On m'a rapporté que les personnes déportées travaillent mais pas vraiment dans des conditions agréables.

- Ils les torturent, ils les affament, ils les épuisent au travail ! Et ensuite, ils... ils les tuent ! Et ils brûlent leurs corps ! Ils nous prennent tout, ils font d'abord de nous des animaux, sans noms, sans émotions et après ils nous envoient à l'abattoir...

Friedrich ne répond rien, il sait depuis le début que le traitement réservé aux déportés est extrêmement mauvais mais il n'en connaissait pas les détails jusqu'à présent. On se rend compte de la gravité de la folie humaine seulement quand on nous met face à la réalité. Friedrich ferme les yeux et soupire légèrement, il ressent un léger sentiment de culpabilité. Il tourne la tête pour ne pas affronter le regard d'Hannah et remarque la poupée, posée sur la petite table contre le vase. Il se penche sur le côté et la prend dans ses mains.

- Où as-tu eu ceci ? demande l'officier calmement.

Hannah essuie les larmes qui coulent de ses yeux.

- J'ai trouvé une enfant là-bas, elle ne devait pas avoir plus de 10 ans. Elle tenait cette poupée fermement dans ses mains, c'est sa mère qui la lui avait donnée. Elle était vraiment très abîmée, déchirée de partout ; un SS nous a vues, il a récupéré la poupée et il l'a fait réparer. Il a voulu la rendre à la fillette mais elle est morte entre-temps ; alors il a tenu à ce que je la prenne avec moi.

- Nous ne sommes pas tous...

- Des monstres, je le sais bien, je l'ai vu. Mais des lâches, ça c'est certain.

- Hannah...

- Je sais que tu désapprouves la plupart du travail que tu fais, alors pourquoi tu ne pars pas ?

- Je ne peux pas.

- Alors j'ai bien raison...

Hannah se lève et reprend la poupée des mains de Friedrich, elle se dirige vers la chambre et laisse seul l'Allemand dans une atmosphère pesante. Désirant prendre soin de sa compagne, Friedrich se lève à son tour et marche jusqu'à la chambre. Il s'arrête devant la porte close et pose la paume de sa main sur cette dernière avant de faire de même avec son front tout en fermant les yeux.

- Hannah... Dis-moi ce que je peux faire pour t'aider, dit-il sincèrement.

- Sauve mon père.

- Je ne peux pas... vos cas sont différents.

- Je t'en supplie... J'ai tellement besoin de lui.

Le capitaine se redresse et fixe son regard au plafond avant de prendre une grande inspiration. La guerre lui a coûté ses moments privilégiés avec sa famille restée à Berlin, dont il n'a eu quasiment aucune nouvelle depuis qu'il est en France. Hannah et Romain sont ce qu'il a de plus proche, et la jeune femme à raison, certaines causes sont absurdes lorsqu'on les fait passer avant l'humain. Il ferme à nouveau les yeux et réalise qu'il est temps pour lui de faire passer les intérêts de sa famille avant les convictions portées par son régime.

- Je ferai de mon mieux, finit-il par annoncer derrière la porte.

Dans l'après-midi, après que Friedrich soit retourné au quartier général de la Gestapo, Hannah décide de sortir se promener pour se changer les idées. Elle s'habille et en mettant sa chemise, elle ressent un léger picotement dans l'avant-bras gauche qui lui rappelle ce qu'elle a sur le bras, ce qui lui est arrivé et d'où elle revient. Après plusieurs instants de réflexion, elle décide tout de même de se maquiller, légèrement et de se parfumer. Elle sort de l'appartement parisien, en prenant soin de fermer la porte à clé derrière elle puis descend les escaliers et se retrouve dans les rues de la capitale.

Hannah marche sans but précis, elle veut seulement se vider la tête, ne plus penser à ce qu'elle a vu, à ce qu'elle a vécu en Pologne. Elle entre dans le jardin des Tuileries, s'arrête un instant et regarde le monde bouger autour d'elle ; elle a l'impression de ne plus faire partie de ce monde depuis qu'elle est partie. Elle avance puis s'assoit sur un banc. En relevant la tête, elle peut apercevoir un ciel gris et menaçant de pluie. Elle est assise non loin de la fontaine qui, à cette époque de l'année, ne fonctionne pas encore. Un corbeau se pose sur le rebord du petit édifice. Il est toujours aussi noir que la mort et son cri est aussi perçant que ceux des corbeaux d'Auschwitz. Quelqu'un approche et l'oiseau ténébreux s'envole.

Une femme s'assoit sur le banc près d'Hannah et lui sourit, la jeune femme hôche la tête le temps de pouvoir poser un nom sur ce visage.

- Mademoiselle Brunet, cela faisait un moment que je ne vous avais pas vue ici, commence la femme de manière joyeuse.

- Bonjour Madame Druet. Effectivement, j'étais partie un moment loin de Paris.

- Où êtes-vous allée ? Si ce n'est pas indiscret.

- Ne vous inquiétez pas pour ça. Je suis montée sur Lille pour revoir ma tante, ment-elle avec facilité.

- Vous deviez beaucoup lui manquer. En tout cas, je suis ravie de voir que vous avez toujours le sourire ; la guerre s'éternise, certains n'arrivent plus à rire.

- Il ne faut pas se laisser abattre, je suis sûre que ça se terminera très bientôt.

- Vous avez raison. Bon, je ne vais pas m'attarder, mon époux m'attend. Vous devriez venir dîner un soir prochain avec votre compagnon.

- Merci pour cette invitation Elisabeth, je lui en parlerai.

L'interlocutrice d'Hannah se lève et salue la jeune femme avant de prendre congé. Hannah se retrouve à nouveau seule ; le masque qu'elle affichait disparaît laissant l'absence de joie de vivre la regagner.

Elle retourne à son domicile peu avant les coups de seize heures. En poussant la porte de l'appartement, elle surprend une discussion à son sujet entre Friedrich et Bömelburg. Les deux hommes cessent de parler lorsque leurs regards se posent sur la silhouette d'Hannah, et Karl salue la résistante.

- Bonjour Hannah, venez donc vous asseoir, nous devons nous entretenir à propos de certaines choses. Commence le colonel.

Hannah ne cherche pas à demander davantage d'informations sur le sujet de la discussion à venir, elle dépose son manteau sur le porte-manteaux fixé au mur à sa droite, puis elle s'avance jusqu'à l'un des fauteuil avant de se laisser tomber dedans.

- Comment vous sentez-vous ? demande Bömelburg.

- Cela pourrait bien mieux aller...

- Nous devons discuter des conditions de votre retour. Tant que Brunner ne sera pas convaincu de votre innocence, il en ira de même pour l'ambassadeur. Votre retour est plus une récompense suite aux aveux de votre père plutôt qu'un gage de votre innocence. Les informations qu'il nous a fournies en ajoutant à cela, la description précise de la manière dont ils se sont servis de vous pour nous approcher ont été suffisantes pour vous faire revenir, il a trahi ses convictions et ses compagnons pour vous sauver, je ne saurais dire si c'est admirable ou déplorable... Mais ne pensez pas pouvoir reprendre une vie normale. Nous savons que certains des collaborateurs de votre père sont encore dans la capitale ; ainsi, afin de ne pas compromettre votre sécurité et votre intégrité, vous devrez demeurer chez vous jusqu'à nouvel ordre.

- Vous me privez de sortie, comme on punit un enfant ?

- Nous faisons cela pour votre protection mademoiselle, non pour vous nuire.

Hannah ne répond pas mais ne lâche pas le regard du colonel. Elle finit par poser ses yeux sur Friedrich qui se tient assis dans le fond de son fauteuil, le regard rivé sur le sol, incapable de contredire son supérieur. Face à l'absence de toute réponse, Bömelburg se lève et prend congé des jeunes gens. Il quitte l'appartement en clenchant la porte de l'appartement. Hannah adresse un regard de dégoût à son compagnon qui affiche un air désolé.

- Tu pourras toujours sortir avec moi, nous voulons seulement nous assurer qu'aucun résistant n'essaiera de t'utiliser à nouveau.

La jeune femme s'enfonce un peu plus dans son fauteuil, totalement impuissante. Ses yeux dérivent vers la fenêtre, elle ne parvient pas à regarder son amant dans les yeux.

- Que contenait la lettre de mon père ?

- Des aveux. Sur leurs actions, sur la manière dont il s'est servi de toi.

- Donne-moi des détails sur ce qu'il faisait, je veux savoir ce qui le poussait à me mentir.

- Il a dit avoir été contacté par Ramier après le décès de ta mère, il l'a convaincu de rejoindre leur cause, mais descendre seul sur Paris était trop risqué, donc le libraire t'a envoyé chercher ton père.

- Je me souviens de cette soirée, Henry m'avait suggéré de rentrer pour passer un peu de temps avec ma famille, puis juste après il a assuré que mon père préférait être auprès de moi, et qu'il valait mieux que je lui demande de rentrer avec moi. Je n'aurais jamais imaginé que c'était avant tout pour trouver une excuse à mon père...

- À son arrivée, Ramier l'a de suite mis en contact avec Brossolette, et ils lui ont expliqué de quelle manière ils se servaient de toi, et comment ils manipulaient les conversations pour te pousser à raconter ce que tu entendais de nous, sans même que tu réalises ce que tu faisais. C'est immonde.

- Et leurs autres actions ?

- L'impression de tracts, ils le faisaient seuls, ni Romain, ni Ramier n'ont avoué avoir fait cela avec d'autres membres du réseau.

Hannah sourit intérieurement. Henry et Pierre étant morts, il était si simple de manipuler les faits sans que les versions se contredisent. Romain avait tout manigancé et avait minutieusement expliqué son invention de l'histoire à Hannah. Ainsi, ils s'étaient assurés que les Allemands n'auraient pas de piste sérieuse vers les autres membres du groupe.

Si je peux faire la moindre chose qui puisse t'aider Hannah, dis-le-moi s'il te plaît.

J'aimerais seulement retrouver la vie que je menais avant de partir...

Comprenant où veut en venir sa compagne, Friedrich acquiesce, s'apprêtant à tout lui révéler. Mais, de peur que la position d'Hannah ne soit compromise, il s'abstient et se contente de lui promettre qu'il fera son possible pour que cela arrive.

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