21 - Les vagues de Normandie - partie 1
Normandie, 5 et 6 juin 1944.
Les bruits de pas qui déferlent sur le plancher depuis bien une heure réveillent Hannah. La jeune femme émerge de son sommeil doucement, elle attrape sa montre sur la table de nuit et consulte l'heure, dix heures quarante-huit. Il est vrai qu'elle a veillé cette nuit mais elle ne pensait pas se lever aussi tard. Elle sort du lit, d'un pas déterminé ; elle s'habille rapidement puis elle rejoint les autres au rez-de-chaussée. Elle croise Vienne en premier, le résistant salue la jeune femme, avec un grand sourire, puis il la dirige vers le salon où l'attend le petit déjeuner mais aussi Mars qui prépare la coordination des équipes pour faire face à un possible débarquement.
Initialement prévu ce jour, Londres a finalement pris la décision de repousser l'arrivée des Alliés au lendemain. Ce matin, le groupe a reçu des ordres de mission du haut commandement du CNR et doit donc se préparer à apporter son soutien aux forces anglaises et américaines pour veiller à ce que le débarquement se déroule dans les meilleures conditions possibles. Le groupe de vingt-deux résistants se trouve dans une maison à Courseulles-sur-Mer, près des plages de Juno. Hannah s'installe à la table autour de laquelle se trouvent ses camarades et où des plans des plages y sont étalés.
- Victoire, vous voilà enfin, dit Mars, le chef du groupe, d'un ton motivé.
- La soirée d'hier m'a poussé à dormir un peu plus ce matin, mais ne nous attardons pas sur ce détail.
- Bien, puisque tout le monde est là, on va pouvoir s'y mettre !
Mars sort un feutre noir qu'il débouche à l'aide de son autre main.
- Si les Alliés débarquent à Courseulles, ils devront au plus vite sortir de la plage. Notre mission est de les aider en bloquant l'arrivée de renforts ennemis.
- Quand arriveront-ils ? demande Vienne.
- Personne ne connaît le jour, ni l'heure précise chez nous. La radio doit rester allumée en permanence, c'est la BBC qui nous alertera. D'abord, elle doit prononcer l'entièreté de la strophe de Verlaine, comme vous le savez, celle-là est rattachée à notre groupe et signifie que le débarquement est prévu pour le lendemain, ce sera notre signal de départ. Puis ils l'annonceront plus tard de manière officielle. Le but est de retarder le plus possible l'intervention des Allemands.
- Quel est notre rôle plus précisément ? demande Hannah.
- Un grand nombre de groupes est chargé de couper les communications allemandes dès l'arrivée des Alliés. Pour nous, ce sera une mission de soutien. Nous devons neutraliser les forces allemandes de la ville. On va séparer le groupe en deux dès la première phase. Une quinzaine s'occupera du Nord de la ville et l'autre du Sud. Je vous donnerai les listes plus tard. Quand les Allemands seront mis hors d'état de nuire ici, le premier groupe libérera la ville en plaçant notre drapeau sur l'hôtel de ville, puis il descendra libérer Graye-sur-Mer, Banville et Raviers avec le soutien des Alliés si possible. Pour le deuxième groupe, il ira à l'Est libérer Bernières-sur-Mer, La Crieux et Tailleville.
- Combien d'hommes ? demande un résistant.
- Qui vont débarquer ? Je l'ignore...
- Est-ce que nous connaissons les objectifs précis des Américains ? demande Hannah.
- Précis non, ces informations sont trop sensibles, il faut attendre l'arrivée de notre commandant, je n'imagine pas les FFL rester en dehors d'une telle opération. Mais on peut supposer qu'ils visent gros et qu'ils vont chercher à s'emparer des grandes villes et des points stratégiques au plus vite.
Mars continue de donner tout un tas de directives au groupe, puis vient le temps de faire les équipes. Hannah se retrouve dans le premier groupe avec Vienne, ils seront donc au Nord de la ville, entre les Alliés et les Allemands. Pour le moment, la jeune femme ne sait pas vraiment si ce choix est une idée judicieuse ; elle fait confiance à Mars mais le fait de se retrouver en première ligne l'inquiète tout de même. Elle ne s'est jamais servie d'une arme, elle n'a jamais fait usage de la violence contre qui que ce soit ; comment va-t-elle s'en sortir face à des soldats entraînés ?
Après avoir attribué les rôles de chacun, Mars donne les missions du jour au groupe.
- Cet après-midi, nous nous diviserons en binôme dans la ville pour repérer les lieux. Vous devez prendre connaissance des endroits tactiques, les ruelles où vous pouvez vous cacher, où vous pouvez tendre des embuscades... Prenez bien connaissance des quartiers pour vous y repérer facilement ; le jour J, en plein combat, il vaut mieux bien connaître le terrain. Comme la plupart d'entre vous êtes arrivés cette semaine, sachez que votre ennemi connaît le terrain bien mieux que vous. Je vous laisse former vos binômes, mais restez avec des personnes de votre groupe d'action.
Vienne regarde Hannah et la jeune femme acquiesce, comprenant ce qu'il lui demande. Chaque binôme se déclare à Mars puis l'ensemble du groupe se sépare dans la maison. Hannah monte à l'étage et regagne sa chambre qu'elle partage toujours avec Vienne. Dans la chambre collée à la leur, se trouvent deux autres hommes : Charly et Moïse, ces deux-là sont arrivés il y a cinq jours. Charly est anglais mais lors de la débâcle, il a choisi, avec l'accord de ses supérieurs, de rester en France pour venir en aide à la Résistance, tout juste créée. Moïse quant à lui, vient de Nancy et a rejoint la Résistance en mai 1943, après que son oncle a été déporté car il refusait d'enseigner en allemand. Hannah fait doucement connaissance avec ses deux nouveaux frères d'armes. Charly n'utilise pas de nom de code pour rester anonyme contrairement à Vienne et Moïse. Hannah a hésité à en faire de même, mais Vienne a coupé court à sa réflexion en prenant l'initiative de la présenter sous un pseudonyme.
Comme prévu, en début d'après-midi, le groupe se sépare en ville pour repérer le terrain. Hannah et Vienne partent tout au Nord vers la plage de Courseulles. Ils quadrillent discrètement l'avenue qui fait face à la plage, les deux résistants repèrent tous les coins de rue, les endroits stratégiques ainsi que les moyens de surveillance mis en place par les Allemands. Pour brouiller les pistes, ils entrent ensuite dans un petit magasin de maroquinerie. Un bon quart d'heure après, ils sortent de la boutique et retournent vers la maison occupée par le groupe de résistants. Leur mission de la journée s'achève, ils doivent maintenant attendre demain matin, que le signal soit donné.
Binôme après binôme, tous les résistants du groupe reviennent communiquer leur reconnaissance de la ville à l'ensemble de leurs camarades. Puis la majorité des hommes quittent la maison pour rejoindre la leur. Celle-ci abrite neuf des membres du commando dirigé par Mars. Il y a Mars bien sûr, Hannah, Vienne, Charly, Moïse, Tom, César, Ulysse et François. Ils se connaissent soit par leur véritable nom, soit par le nom de code qu'ils se sont choisi. Le petit groupe restant continue de planifier avec grands détails leurs positions, alors que le jour se termine et que le ciel s'assombrit petit à petit.
Il est presque vingt-et-une heures quinze, la radio, sur la chaîne de la BBC tourne toujours. "Les Français parlent aux Français. Veuillez écouter d'abord, quelques messages personnels. Les sanglots longs des violons de l'automne. Je répète. Les sanglots longs des violons de l'automne, blessent mon cœur d'une langueur monotone. Je répète. Blessent mon cœur d'une langueur monotone." Un signal de plus, mais celui-ci indique quelque chose de supplémentaire. L'heure est venue, Londres vient officiellement d'annoncer le débarquement. Les frissons parcourent les corps des résistants, le moment est enfin venu. Ce jour qu'ils attendent tous depuis que l'annonce d'une offensive alliée sur les côtes Normande circule au sein du mouvement intérieur, est enfin arrivé. Il est l'heure pour les Français de prendre les armes, et de rentrer dans la bataille ultime, celle qui sauvera, ou condamnera le pays.
Pendant la soirée, Charly a voulu émouvoir le groupe en chantant en anglais The Wayfaring Stranger, qu'il a apporté d'Angleterre avec lui. Et après un dîner mouvementé, à l'exception d'Hannah, tous restent à table pour discuter, pour jouer aux cartes et se détendre, en attendant l'heure fatidique. La jeune femme gagne sa chambre à l'étage. Elle récupère dans ses affaires un carnet et un stylo ; puis comme à chaque fois, elle s'asseoit sur le lit et écrit une lettre à son père qu'elle espère un jour, pouvoir lui donner. Elle s'assoit sur le lit et commence à écrire.
"Mon cher Papa,
Demain arrive enfin, on l'appelle le Jour-J, ce jour où débutera la libération de notre pays. Pour moi, elle a déjà commencé et depuis bien longtemps. C'est notre travail, les risques que nous avons pris et les sacrifices de nos amis qui vont permettre ce débarquement. C'est la Résistance qui a préparé le terrain, c'est elle qui va libérer le pays ; les Alliés ne sont qu'un soutien.
J'aimerais tant que tu sois là. Je sais que tu voulais au plus profond de ton être, participer à cela. Tu n'es pas là, alors je me battrai pour toi, en mon nom et en ton nom, pour toi, pour maman, pour notre famille ; d'une certaine façon, tu y participeras. Et je te promets de te donner tous les détails de ce qu'il s'est passé quand tu rentreras.
J'ai un peu peur je dois l'avouer, demain nous ferons face à un conflit armé et Mars nous a prévenus, certains d'entre nous ne survivront pas. J'ai peur de mourir mais je sais que si cela arrive, au moins je mourrai pour mon pays, en le défendant, en voulant le libérer de la tyrannie de notre ennemi. Je les entends ces mots : "ami si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place". Je sais que je ne suis pas seule et que si je tombe sur le champ de bataille, la guerre ne s'arrêtera pas et d'autres continueront le combat que je mène avec nos frères depuis quatre ans déjà. Mais je ne veux pas mourir car je t'ai fait une promesse et je dois la tenir, je dois être là pour libérer Paris, je dois être là le jour où l'Allemagne capitulera, le jour où tu reviendras, je veux être présente pour t'accueillir, pour te dire "bienvenue chez toi papa". Je veux voir les Alliés arriver à Berlin et décrocher les bannières nazies des monuments ; et j'espère voir l'Allemagne redevenir allemande.
Demain, nous allons libérer le Nord du pays et tu verras que le reste va aller très vite. Paris sera libérée, allez, en juillet. Et la situation évolue aussi de ton côté, je le sais. Les Soviétiques avancent à l'Est et ils vont venir te libérer. Quand tu reviendras à Paris, nous pourrons fêter la libération ensemble, on dansera, sur des chansons de Charles Trenet si tu veux ; je sais que tu adores cet artiste.
Certains de mes camarades disent que je me berce d'illusions et que la guerre est loin d'être gagnée. Ils ont raison, je sais que nous avons encore un long chemin à parcourir ; mais je préfère croire que tout ceci sera bientôt terminé plutôt que penser que la guerre va encore durer des années. On dit que l'espoir faire vivre et pour moi cela fonctionne bien. Je tiens encore debout après tout ce qui s'est passé parce que j'ai l'espoir de revoir la France libre, j'ai l'espoir d'admirer à nouveau notre beau drapeau tricolore flotter au vent au-dessus des hôtels de ville, au-dessus des grandes places. Mais surtout, j'ai l'espoir de te revoir toi, mon père bien aimé. Tu me manques énormément et je garde dans mon esprit l'idée de te revoir, de te serrer dans mes bras et de t'embrasser.
Je sais que ce jour viendra et je l'attends avec une grande impatience."
Hannah relit sa lettre, elle hésite un instant puis choisit de ne pas la signer. Toutes ses lettres adressées à Romain sont dans ce carnet, le nom d'Hannah, écrit sur la première de couverture, constitue, pour la jeune femme, une signature pour l'ensemble des lettres. Elle se lève pour attraper son sac, et y range soigneusement le carnet. Elle referme le tout et repose le sac au sol avant de le pousser sous son lit. Elle se rassoit sur le matelas et son regard se perd dans le vide, droit vers le sol. Elle pense à demain, cette journée ne peut pas quitter son esprit ; Hannah est envahie d'inquiétude, les mots de Mars résonnent dans sa tête : "vous ne survivrez pas tous". Mais elle doit être forte et faire preuve de courage.
La porte de la chambre s'ouvre, dévoilant la silhouette de Vienne. En entrant dans la pièce, le résistant lit immédiatement l'inquiétude sur le visage de sa camarade. Il s'avance vers elle puis s'assoit à ses côtés.
- Quelque chose ne va pas ? Vous me semblez inquiète.
- Comment ne pas l'être ? Nous allons sûrement mourir demain.
- C'est bien vrai. Mais vous allez aussi sûrement rester en vie.
Hannah relève la tête et regarde son interlocuteur, attendant une réponse supplémentaire de sa part.
- Hannah, vous êtes allée à Auschwitz, vous avez vécu avec un SS pendant un long moment sans vous faire prendre. Si quelqu'un peut survivre à cette bataille, c'est bien vous.
- Je suis bien obligée, j'ai donné ma parole. J'ai juré que je serai là pour libérer la France et surtout Paris.
- S'il y a bien une personne qui peut le faire, c'est vous. Je n'ai jamais vu de femme, même d'homme, aussi fort, aussi solide et aussi déterminé que vous. Je vous admire vous savez ?
- Vraiment ?
- Oui. Et je tiens aussi à vous.
- Vous dîtes ça mais je ne connais toujours pas votre nom.
- C'est vrai. Nicolas, répond-il en lui tendant la main.
- Je suis très enchantée de faire votre connaissance Nicolas, je m'appelle Hannah. Acquiesce la jeune femme en serrant la main de son frère d'armes.
Nicolas affiche un large sourire amusé.
- Tout le plaisir est pour moi mademoiselle. Mais plus sérieusement, Hannah, nous sommes une équipe. Demain, à n'importe quel moment, vous pourrez compter sur chacun d'entre nous. Nous serons avec vous à chaque instant et ensemble on délivrera notre pays.
- Vous pouvez compter sur moi mon ami ; jusqu'à la mort !
- Jusqu'à la mort.
Les deux résistants se regardent un instant dans une atmosphère de confiance. Puis Vienne coupe le silence qui commençait à s'installer dans la chambre.
- Nous devrions dormir. Le signal peut arriver très tôt et nous devons être prêts.
- Oui vous avez raison. Mais plutôt que de vous occuper de moi, vous devriez aller passer ce message à nos chers camarades au rez-de-chaussée, ils sont partis pour jouer toute la nuit.
- Je m'en charge de ce pas et je vous laisse un peu d'intimité.
Hannah sourit à son ami. Nicolas quitte la pièce pour aller suggérer aux autres résistants d'aller se coucher. Hannah retire ses chaussures seulement, elle ne se change pas, ainsi, elle sera prête lorsque l'heure viendra. La jeune femme se place dans l'encadrement de la porte de la chambre, attendant de pouvoir souhaiter une bonne nuit aux garçons. Quelques instants plus tard, Nicolas revient avec Charly et Moïse.
- Allez les garçons, il est temps de faire un gros dodo, dit Nicolas avec amusement, en s'adressant aux deux autres hommes.
Hannah s'appuie sur son coude et regarde ses amis d'un air amusé. La tension est redescendue, et les quatre adultes se comportent comme si la journée de demain allait être ordinaire. Moïse retire son pull dans le couloir sans prévenir, sous l'étonnement de ses camarades.
- Eh Mo, un peu de pudeur je te prie, tu agresses les beaux yeux de notre sœur préférée, remarque Nicolas en riant légèrement.
- Votre seule sœur imbécile, ajoute Hannah.
- Mais notre préférée quand même !
- Tu aurais pu attendre d'être dans la chambre pour ça quand même. ajoute Charly.
- C'est pour être dans mon lit plus rapidement, répond Mo, fière de lui, ne te plaint pas, j'aurais pu enlever mon pantalon.
Les deux hommes passent devant Hannah et l'embrassent sur la joue, lui souhaitant une bonne dernière nuit ; ils gagnent ensuite la chambre d'à côté et se glissent dans leur lit mais leurs discussions ne s'arrêtent pas là.
- Je voudrais quand même ajouter que César n'a pas un poil sur le menton, il a trente ans pourtant. Peut-être que c'est une femme, ajoute Charly, en parlant suffisamment fort pour que ses camarades l'entendent dans l'autre pièce.
- Tu ne devrais pas parler, il a plus de poils dans son slip que toi, réplique Moïse sur un ton moqueur.
- Les garçons, dormez maintenant, intervient Hannah en ricanant.
- Mais dis-nous Victoire, il y a bien l'un d'entre nous qui te plaît, demande Charly, bien décidé à veiller.
- Si je devais choisir un homme sur cette terre, ce serait Staline, maintenant dormez ou je déballe tous les potins que j'ai entendus à Paris ces dernières années.
- On finira bien par savoir...
- Bonne nuit !
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