Chapitre 9

~ Madeleine ~

Il garda le silence de longues secondes. J'attendais sa réponse sans savoir comment interpréter toutes ses confidences. Puis son désintérêt. Pour ses nouvelles confidences. Son visage était plongé dans l'obscurité de la nuit et paradoxalement, la bougie ne faisait qu'assombrir ses traits. Lorsqu'il relevait la tête, son regard était visible. Mais dès qu'il l'inclinait vers moi, il replongeait dans les ombres que la bougie n'atteignait pas. 

J'essayais de relâcher son uniforme mais sans mon bras entre nous, son corps serait inévitablement collé au mien. Il glissa sa main libre dans mon dos pour me redresser lentement, me surplombant de toute sa hauteur. Mon rythme cardiaque s'emballa à nouveau et mes doigts reprirent d'assaut le tissu, s'y agrippant avec force. Jäger me serra doucement contre lui, posant nos mains liées sur sa nuque avant de me lâcher. 

Je tressaillis sans pour autant me dégager. Ouvrant la main, je laissais l'objet métallique m'échapper pour pouvoir lui toucher la peau. Il se contracta à mon contact avant d'attraper mon autre main. Avec patience, il dénoua mes doigts pour les poser sur son épaule. J'inspirais brusquement en sentant ma colère se brisait en mille éclats. J'étais incapable de m'éloigner de lui. Il me fascinait autant qu'il m'effrayait. Lorsque j'expirais, sa main glissa le long de mon bras jusqu'à regagner ma taille. Mes ongles se plantèrent dans sa nuque, lui faisant incliner la tête. 

- J'étais seulement venu vous présenter mes excuses, murmura-t-il sans me regarder.

- Vous l'avez déjà dit, soufflais-je. Vous ne voulez pas me répondre ? 

L'ombre d'un sourire gagna ses lèvres. 

- Vous êtes un raz-de-marée d'air frais dans cet océan d'hypocrites, Madeleine. 

- Je crains de ne pas comprendre, colonel.

- Arrêtez de m'appeler "colonel" à tout va, souffla-t-il avec une pointe d'agacement. 

- Je ne vais pas vous appeler Wilhem non plus, soulignais-je avec dérision. 

Il redressa aussitôt la tête pour plonger dans mon regard. Le rouge me monta aux joues alors que j'essayais de ne pas détourner les yeux.

- C'est juste que le capitaine Verhoeven vous a appelé par votre prénom tout à l'heure, rougis-je encore. 

Il inclina la tête sur le côté, me dégageant sa nuque. Sa joue se posa légèrement sur mes doigts encore sur son épaule, attendant que je poursuive. Mais...

- C'est à vous de parler, l'informais-je. 

- Je pourrais m'y habituer, souffla-t-il. 

- Aux hypocrites ? 

- A Wilhem, sourit-il encore. Quelle inconvenance, infirmière Dumoulin... 

Un sourire m'échappa en réponse alors que je cherchais à le repousser, me retrouvant sans le vouloir prise dans son jeu. Il resserra son emprise en rattrapant ma main dans la sienne pour cette fois la poser sur sa joue. Il tourna la tête pour m'embrasser la paume avant de replonger dans mon regard. Mes doigts me brûlaient. Pris en otage entre les siens et son visage, j'étais incapable de détacher mon regard de ce geste qui me paraissait improbable. Voire impossible. Je fronçais les sourcils, attirant son regard interrogateur.  Je dus m'arracher à ma contemplation pour réussir à formuler ma question, la bouche sèche. 

- Qu'est-ce que vous faites, ici ? 

- Je suis en mission pour l'empire allemand, répondit-il sans émotion. 

- Ici, dans ma chambre, précisais-je en fronçant les sourcils.

- Ça pourrait être une mission pour le Reich aussi, ironisa-t-il. 

Je secouais la tête avant de retrouver son regard. 

- Je suis le cadet des soucis de votre... Führer, lâchais-je avec précaution sans savoir comment le désigner.

- J'avais besoin de savoir, coupa-t-il court en redevenant sérieux. 

- Savoir quoi ? 

- Si vous alliez me repousser après mes mots. 

Je fronçais les sourcils sans comprendre. Il avait besoin de venir dans ma chambre pour ça ? Il exige et je suis là dans la minute, non ? Il remonta une main sur mon visage, lissant avec douceur les rides que j'avais créé sur mon front. Lorsqu'il fut satisfait du résultat, il revint plonger dans mon regard et ramena d'autorité mon visage vers le sien. Je m'accrochais à son bras de surprise alors que ma poitrine s'écrasait contre son torse. 

Et ses lèvres écrasèrent les miennes. Et ce fut à son tour de tout balayer sur son passage. De détruire les barrières érigées. Contre lui. Contre les hommes. Contre la souffrance d'avoir perdu le mien. Ses lèvres étaient douces malgré la rudesse de ce premier baiser. Du dernier, peut-être. Cette simple pensée me fit resserrer mon emprise sur sa nuque. Il grogna contre ma bouche en glissant ses doigts dans mes cheveux. Le souffle me manqua. Mes idées éclatèrent, me laissant en perdition dans ses bras. 

Il s'écarta trop rapidement. Il me ramena trop brusquement à la réalité. Je clignais des cils en réalisant ce que nous venions de faire. Ce que j'avais accepté. Mes yeux tombèrent sur son uniforme. Avec un soldat. Puis remontèrent sur son col. Avec un allemand. J'essayais de me rappeler les conseils de Jeanne mais ils s'évaporèrent tel un écran de fumée. Et le pire était que j'avais apprécié. Et je voulais recommencer. Et en même temps, refusais que cela se reproduise. Il fronça les sourcils en ramenant mes yeux vers son regard dur.

- Pas l'uniforme, Madeleine. 

Je haussais un sourcil sans réussir à articuler un misérable mot. Alors quoi ? J'oubliais que son pays avait conquis le mien ? Que son bataillon avait envahi mon hôpital ? Que les accords de Vichy étaient une vaste fumisterie et que je n'étais fidèle qu'au CFLN et à son leader ? Que tout nous séparait et pourtant que tout nous ramenait l'un vers l'autre ? Que je n'étais qu'une infirmière dans un endroit perdu de France alors qu'il était colonel de la Wehrmacht, armée du Reich ? Il reprit en secouant la tête. 

- Wilhem. Là, à cet instant, précisa-t-il. 

Et une nouvelle fois, il fit voler en éclat mes sentiments. Mais cette fois, ce fut ma réticence qui en paya le prix. Je hochais la tête en laissant glisser mes mains sur ses bras. Un bref sourire glissa sur ses lèvres, signe de sa victoire - fut-elle minime. Et j'inclinais la tête en réponse, sans pouvoir réprimer le mien. Cet homme était un contraste à lui seul. Lorsqu'il fut certain de mon état d'esprit, il se pencha plus lentement vers moi. Mon cœur s'affola encore. Je tentais de réprimer cet élan mais mes doigts me trahirent ensuite en l'agrippant. Et je dus me rendre à l'évidence : cet homme était sculpté dans le marbre. Ses muscles déjà saillants sous l'uniforme l'étaient encore plus sous mes doigts. 

Ce baiser fut plus doux. Il glissa l'une de ses mains sur ma nuque pour m'empêcher de me dérober et resserra son emprise sur ma taille. Son corps s'écrasa contre le mien. Ou plutôt l'inverse. Je fus la seule à esquisser un pas pour ne pas trébucher. Il me rapprocha aussi près que nos vêtements le permirent, me forçant à ramener mes mains autour de sa nuque. Je retrouvais le chemin de ses cheveux. Pour la première fois depuis notre rencontre, il n'allait pas arborer cette coupe réglementaire qui durcissait son visage. Et lorsqu'il libéra mes lèvres une fraction de seconde, la bougie joua avec ses mèches déjà rebelles. 

Un sourire gagna mes lèvres, m'incitant à le décoiffer encore. Il sourit à son tour en comprenant ce que j'étais en train de faire et s'éloigna que lorsque je consentis à reposer mes doigts sur sa nuque. Son regard amusé retomba dans l'obscurité de la pièce lorsqu'il nous fit reculer vers le centre. Son ombre se découpa dans le carré de lumière que laissait entrer la nuit dans ma chambre, masquant la mienne sans mal. Je revins sur son visage lorsque je sentis son étreinte se relâcher. Il me sourit une dernière fois, complice et insouciant. Ou presque. Cela devait être ce qui s'en apparentait le plus. 

- Je dois y aller..., murmura-t-il. Ludwig doit m'attendre. 

Je hochais la tête sans parler, par peur de briser cette bulle délicate et encore fragile qu'il avait réussi à créer autour de nous. Lorsqu'il s'éloigna encore, je le rattrapais par la manche en secouant la tête. Et lui désignais aussitôt la fenêtre. 

- La sortie, c'est par là ! 

Il réprima un sourire en secouant la tête, dépassé. 

- Mon Dieu, Madeleine... Nous venons déjà d'enfreindre bon nombres des règles de bonne conduite et vous me faites sortir par la fenêtre ?! 

- Bien-sûr que oui ! Je suis la troisième plus ancienne infirmière, ici. J'ai une réputation à tenir, laissais-je tomber avec un sourire en coin. Et puis ne me dites pas que ça effraie un homme de votre trempe ? Ou dois-je comprendre que votre grade n'est qu'un... subterfuge, colonel Jäger ? 

- La provocation, encore et toujours...., murmura-t-il. Avec une petite attaque pour mon orgueil de mâle dominant, se moqua-t-il. Que ne devrais-je pas faire pour vous séduire ? 

- Parce que vous me séduisez ?

- Roméo et Juliette..., me rappela-t-il dans un dernier sourire.

Et avant que je ne puisse faire quoi que ce soit, il attrapa vivement la chaise qui bloquait jusqu'alors la porte et la mit entre nous pour m'empêcher de me jeter sur lui. Je lui fis les gros yeux mais il ouvrait déjà la porte, taquin. 

- Voyons, ma douce... Discrétion oblige. Je serais obligé de fracasser le carreau pour pénétrer dans ma chambre. Puis je suis le colonel Jäger, lâcha-t-il dans un air désinvolte. Je fais ce que je veux. Vous le savez tout aussi bien que moi. 

Je secouais la tête en me rapprochant à mon tour de la porte et l'ouvris en grand en lui désignant la porte des dortoirs.

- Dehors ! Murmurais-je assez fort pour qu'il comprenne l'ordre.

Il haussa les sourcils en masquant son amusement et me força à reculer contre le chambranle. Je lui fis les gros yeux en réitérant mon geste. Mais il m'ignora pour se pencher près de mon visage, repoussant mes mèches rebelles derrière mon oreille. 

- Dormez bien, Madeleine.

Il s'éclipsa sans attendre, me laissant seule sur le pas de la porte. Je cherchais à reprendre mon calme en attendant qu'il quitte le dortoir. Lorsqu'il ouvrit la porte et se retourna une dernière fois, à plus de deux mètres de moi, je formulais enfin ma réponse. 

- Vous aussi, Wilhem. 

Mais il ne pouvait pas l'entendre. Pourtant, sa tête s'inclina. Puis la porte se referma. 


~ Le lendemain ~

Babeth me rejoignit à l'entrée de l'hôpital, les yeux exorbités. Je soupirais discrètement en voyant le militaire sur ses talons. Je devançais le grand blond en sanglant un sac à dos sur ses épaules. 

- Vous n'êtes pas obligé de nous accompagner, capitaine Verhoeven. Nous faisons ça deux fois par mois a minima. 

Il me lança un petit sourire en lissant son uniforme, regardant Elisabeth avec curiosité. 

- Vous voulez de l'aide ? 

La jeune infirmière fronça les sourcils en tirant sur la cordelette de nos sacs, manquant de tomber à la renverse. Je lui attrapais brusquement le poignet tandis que Manon - une autre infirmière - la réceptionnait au vol. Les deux jeunes femmes se mirent à rire alors que Babeth se tournait enfin vers le militaire.

- Merci, ça va ! C'est juste que... cette corde est tenace. Mais Madd... deleine a raison, se rattrapa-t-elle. 

- Maddy.., sourit le militaire. Ça ne me gêne pas, vous savez.

Je m'abstins d'intervenir en m'occupant de mon propre sac, fronçant pourtant les sourcils. Ils allaient accorder leurs violons, oui ? Mais ce fut une autre voix qui répondit pour nous tous. 

- C'est très... shakespearien, souligna le nouveau venu. Infirmières. 

Les deux jeunes femmes rougirent violemment en regardant l'officier. Je relevais les yeux sur la silhouette du colonel alors que mes battements cardiaques s'affolaient comme à chaque fois qu'il était à proximité. Il arborait son traditionnel uniforme, dans une tenue parfaite. Contrairement à Verhoeven, il n'avait pas de sac mais le soldat derrière lui en portait un. Günther m'adressa un large sourire en me reconnaissant. Je ne pus retenir le mien et dus baisser la tête pour essayer de reprendre mon sérieux. 

- Un officier et un soldat donc ? Demandais-je à Jäger. Vous ne trouvez pas que c'est... trop ? 

- Non, trancha-t-il. Et nous sommes deux officiers, souligna-t-il. 

J'écarquillais les yeux en le fixant avant de secouer la tête avec force. 

- Hors de question ! 

Il me dépassa sans se soucier de mon refus mais je l'arrêtais aussitôt en lui agrippant la manche, les sourcils froncés.

- Colonel, non

- Je ne vous demandais pas votre autorisation, Madeleine. D'ailleurs, votre infirmière en second était plutôt favorable à ma présence...

- Ben voyons..., grommelais-je. Vous avez sûrement mieux à faire.

- Non. 

Je le relâchais avec agacement en lui désignant le petit groupe qui s'était maintenant formé derrière moi.

- Mais vous voyez bien qu'on a tous des sacs ! Et nous allons devoir charger des vivres, vous...

Il expira brusquement et rompit la distance entre nous pour poser ses mains sur mes épaules, m'interrompant. Avant que je ne puisse réagir, il fit glisser les lanières de mon sac et les passa dans son dos. J'allais protester mais il me désigna la sortie d'un signe de main. Je retins un juron en faisant demi-tour pour aller chercher un autre sac, contrariée. Il est infernal, nom d'un chien ! Lorsque je revins, il me provoqua ouvertement en me barrant la route.

- Allons, ma chère... La colère ne vous sied pas au teint

Je le fusillais du regard en reconnaissant mes propres mots. Et eus le malheur de détourner les yeux. Droit sur mes infirmières. Babeth semblait figée, partagée entre l'arrêt cardiaque ou l'étouffement prochain. Je plissais les lèvres en faisant volte-face pour désigner notre escorte d'un signe de main. 

- Deux officiers ?! Pour aller chercher des provisions dans un village que nous connaissons parfaitement ? Pardonnez-moi mais n'est-ce pas un peu trop cérémonieux, mon colonel ? 

- Je veille sur mes infirmières, coupa-t-il court. Nous sommes en temps de guerre. Prenez-vous la marche ou allez-vous continuer à me disputer devant mes hommes ? 

- Si cela permet de vous rendre la raison, m'agaçais-je. 

- Votre inquiétude me ravie, Madeleine, s'amusa-t-il. Avancez, maintenant. Je ne compte pas dormir hors de ces murs. 

Je regardais Verhoeven pour quémander du soutien mais ce dernier haussa les épaules, un sourire aux lèvres. J'abandonnais en soufflant bruyamment. Je n'aurais définitivement pas gain de cause. Je secouais donc la tête une dernière fois en regardant notre petit groupe. Nous étions six au lieu de trois. Les allemands portaient tous une arme tandis que nous arborions nos uniformes blancs. Nous étions beaucoup trop exposés. Beaucoup trop visibles. Mais je n'avais visiblement pas le choix... En me rappelant ma mission, je soupirais encore et me mis en marche, entraînant mes infirmières dans mon sillage. Jäger me rejoignit en tête de cortège, suivi de près par Verhoeven puis leur soldat. Le colonel n'attendit pas plus loin que la sortie de l'enceinte de l'hôpital pour se tourner vers moi. 

- Vous n'avez pas de véhicule ? 

- Nous avions un camion, soupirais-je. Mais il ne démarre plus depuis plus d'un an. 

- Vous ne le réparez pas ? Demanda-t-il avec surprise.

- Je ne suis pas mécanicienne, contre-attaquais-je. Vous pouvez rester ici si la marche vous dérange, colonel. 

- Bien essayé, Madeleine..., sourit-il brièvement. Mais c'est non. Je m'inquiète seulement pour vous. 

Je tournais vivement la tête vers lui, plongeant dans son regard azur. C'était perturbant. Il était le guerrier vengeur tout droit sorti d'un livre et en même temps... il portait un sac en toile renforcé sur le bas pour supporter plusieurs kilos de nourriture. Cet homme était un contraste à lui tout seul. Il battait le chaud et le froid en même temps. J'entrouvris les lèvres mais me ravisais en revenant sur la route. 

- Je ne sais pas quoi vous répondre.

- Alors, ne répondez rien. Acceptez simplement mon aide. Que je sois colonel ou simple soldat ne change rien à la donne. Vous avez besoin de bras et je suis disponible. 

Et une cible ambulante, me rappela ma conscience. Nous continuâmes notre route en silence jusqu'à ce que nous arrivions aux abords du village. Je me mordillais soudain la lèvre avec anxiété. Et Jäger n'eut aucun mal à deviner mes pensées, à ma plus grande confusion. 

- Vous ne craignez rien, Madeleine. Pas plus que nous. 

- Les villageois ne sont pas... Enfin, la guerre nous a tous éprouvé et ils ont perdu beaucoup d'hommes : fils, père, frère et j'en passe. Ils... 

Je trébuchais sur mes mots en me mordant à nouveau la lèvre. Ils vous égorgeraient s'ils le pouvaient, pensais-je avec force. 

- Ne sont pas très ouverts aux allemands, finit-il pour moi. Je comprends. C'est pour ça que vous ne vouliez pas que je vienne. 

- Peut-être..., murmurais-je. 

Nous fûmes interrompus par l'arrivée d'un premier groupe d'hommes. Le grand brun au milieu des cinq me sourit aussitôt avant de dévisager le colonel. Je me forçais à garder mon calme en retirant mon sac. Le patron de la boulangerie ramena son regard sur moi en faisant signe à ses hommes de regagner la boutique. C'était des enfants pour la plupart, pas encore majeurs. Le plus âgé devait avoir 19 ans, tout au plus. Jean ramena son regard vers moi, les poings sur les hanches. Il avait dans la quarantaine. Des cheveux bruns hirsutes et une fracture au tibia qui l'avait déclaré inapte au service. Ses yeux noirs perçants me sondèrent une fraction de seconde avant qu'il n'entame la conversation pour nous tous. 

- Madeleine, me sourit-il. On ne t'attendait plus depuis dix heures ! 

- Tu m'en veux ? Souris-je à mon tour, sentant un poids s'envoler. 

- Peut-être bien ! Je t'ai préparé ta farine. 5 kilos comme d'habitude. 

- Tu peux avoir dix kilos pour la semaine prochaine ? 

- Bien-sûr. Mais tu vas les mettre où, hein ? Fronça-t-il les sourcils. Mes petits gars pourraient te les amener, tu sais. 

- C'est gentil, lui souris-je encore. Mais non, Jean. Tu as besoin d'eux plus que moi. 

- Nous l'accompagnerons, coupa court Jäger en s'avançant à mes côtés. Monsieur, le salua-t-il froidement.

Jean me lança un regard inquiet mais je reprenais déjà la parole, le regard lourd de sous-entendus.

- Je te présente le colonel Jäger et ses hommes. Ils logent à l'hôpital depuis peu.

- Oui. Louis me l'a dit, insista-t-il à son tour du regard.

Je blêmis légèrement en pensant au grand brun que j'allais inévitablement croiser. Et à la réaction qu'il risquait d'avoir. Et celle de Jäger. C'était une très mauvaise idée. J'aurais dû faire en sorte qu'ils restent à l'hôpital. Mais Jean me coupa l'herbe sous le pied en saluant enfin l'allemand.

- Colonel. Si vous venez, je peux vous avoir les dix kilos, reprit-il. Mais pas si la petite vient seule. 

- Tu sais que tu es censé traiter avec moi ? M'offusquais-je faussement. Et je ne suis pas petite ! 

- T'as l'âge d'être ma fille, me rembarra-t-il. Alors ? Rajouta-t-il pour Jäger.

- J'accompagnerais Madeleine et ses infirmières. Nous risquons d'avoir besoin de ces proportions pendant un moment, est-ce un problème pour vous ? 

- Pour sûr que non ! S'exclama le boulanger. Beauvais n'est pas loin. Je m'arrangerais. 

- Alors, c'est entendu ! Conclut l'officier à ma place.

Je regardais Elisabeth et Manon avec lassitude en voyant les choses m'échapper. Et ce fut la même chose chez le boucher. Lorsque j'arrivais devant la droguerie, ma tension monta en flèche alors que Jäger semblait de plus en plus détendu. J'inspirais brusquement en retirant mon sac encore vide. Jäger en fit de même avec le sien, rempli. Il le laissa à Verhoeven qui hocha la tête, comprenant visiblement l'ordre silencieux de son colonel. Je passais la porte de la boutique avec appréhension, regardant la silhouette en blouse grise assise derrière le comptoir. La femme me sourit presque immédiatement, visiblement fatiguée. Elle se figea en apercevant l'officier à mes côtés et avant qu'elle n'eut le temps d'ouvrir la bouche, une voix se fit entendre.

- Maman, tu aurais vu le livre de compte ? Je n'arrive pas à remettre... 

L'homme s'interrompit en me découvrant. Et en voyant Jäger. Je le suppliais silencieusement du regard en m'avançant vivement vers lui. 

- Bonjour, Louis...

Il cligna des yeux en revenant sur mon visage et me ramena brusquement dans ses bras en semblant me reconnaître. Ses mains se refermèrent dans mon dos, me broyant presque les côtes. Le souffle me manqua mais j'acceptais l'étreinte sans rechigner. Lorsque je sentis l'une de ses mains glisser, je lui attrapais le poignet au vol en me hissant sur la pointe des pieds pour parvenir à son oreille.

- Ne fais rien de stupide, Louis, le suppliais-je. 

- C'est un allemand, Madd ! Jura-t-il.

- Louis, je t'en supplie ! Insistais-je. Fais-le pour moi ! 

- Un problème, Madeleine ? 

La voix de Jäger me fit sursauter dans les bras du grand brun et je m'écartais aussitôt, les joues rouges.

- Non, repris-je plus fort. Je vous présente Louis et Danielle. Ce sont... Enfin, c'est...

Je trébuchais sur mes mots sans savoir comment expliquer notre relation. Mais Louis s'en chargea pour moi, me ramenant contre lui de manière un peu trop abrupte. Le colonel fronça les sourcils mais le français gonfla le torse, prêt à en découdre.

- Je suis son beau-frère. 

Un élan de panique m'étreignit alors que l'atmosphère chutait de plusieurs degrés. Le portrait de Paul reposait dans le dos de son frère, fièrement accroché sur le mur. Il était en uniforme. Français. Et son absence avait créé un véritable vide au sein de sa famille. A cause de son asthme, Louis avait été déclaré inapte au service. Il resserra sa prise sur ma taille, furieux mais protecteur. Je m'accrochais à sa chemise avec angoisse, le sentant perdre son sang froid. Il était la seule famille proche que j'avais ici. 

Il devait faire une tête de plus que moi et était plutôt solide. Il avait à peine trente ans, un regard tout aussi bleu que celui de Jäger mais des cheveux châtain. Jäger haussa les sourcils en semblant comprendre quelque chose mais la porte s'ouvrit dans son dos, me faisant me raidir. Verhoeven nous lança un regard interrogateur en observant la scène et porta machinalement la main à son étui. 

Es gibt ein Problem, Oberst ? (Il y a un problème, colonel ?)

Louis se raidit, s'arrachant à ma prise avec violence sans pour autant me lâcher la taille. Sa main s'abattit sur l'arme derrière le comptoir que je savais chargée. Je me ruais sur ses doigts alors que le cliquetis d'une arme explosait dans le silence assourdissant de la pièce. Je tournais vivement la tête vers Jäger mais ce dernier avait seulement la main sur son étui, l'arme pas encore sortie. Il secoua la tête lentement en regardant le français, l'incitant à abandonner son geste. J'attrapais brusquement le poignet de Louis en voyant la détermination sur le visage de l'officier. Je ramenais alors de force le visage du français vers le mien en lui saisissant la nuque. Il serra ses doigts sur le fusil en acceptant pourtant de me regarder, écumant de rage.

- Lâche ça, Louis ! Le pressais-je dans un murmure. Ne fais pas ça ! 

L'arme de Jäger râpa contre le cuir de son étui lorsqu'il commença à la sortir. Mais j'étais dans sa ligne de mire. Un sentiment lugubre me comprima la cage thoracique alors que je sentais la mort nous guetter. Si les tirs commençaient... s'ils se croisaient, nous étions morts. A minima, Louis et moi. La voix de l'officier me ramena à l'instant présent, le regard fixé sur le français. 

- Madeleine, reculez ! M'ordonna-t-il sèchement. 

- Louis ! Répétais-je. Ils sont avec moi... Tu vas te faire tuer ! 

- Madeleine ! Aboya l'officier dans mon dos. 

Le français s'arracha à mon étreinte pour le fusiller du regard, la rage prenant le pas sur sa raison. 

- Tu n'as aucun ordre à lui donner ! Cracha-t-il avec hargne. 

- Louis ! M'écriais-je. Ecoute-moi, je t'en prie ! 

- Vous devriez faire ce qu'elle vous dit, gronda Jäger. Vous avez deux armes pointées sur vous et par respect pour mon infirmière, je ne vous abattrais pas si vous obéissez. Parce que vous êtes le frère de son défunt fiancé. 

- Paul n'est pas mort ! Hurla-t-il. Je t'interdis de parler de lui !  Madeleine n'est pas ton infirmière, non plus !

Un cri m'échappa quand il me bouscula pour se ruer sur Jäger. Je cherchais à le retenir, en vain. Jäger dit quelque chose à Verhoeven sans que je ne comprenne, le cerveau en ébullition. Je me jetais dans la bataille pour retenir le français mais me retrouvais prise en étau, entre les deux hommes. Jäger chercha à me faire reculer tout en parant le coup de poing de Louis. Un cri d'angoisse m'échappa alors que je repoussais le français de toutes mes forces, le souffle me manquant. Il était en colère. Il semblait incontrôlable. 

Et risquait d'avoir signé son arrêt de mort pour cet affront. Les larmes me brûlèrent soudain les cils alors que des détails de la veille me revenaient en mémoire. Un conflit interne explosa dans mon crâne, me faisant vaciller. J'étais partagée entre mon amour perdu pour Paul et l'irrésistible attirance pour Jäger. Pour Wilhem. J'étais déchirée entre ma loyauté pour mon défunt compagnon - quoi que puisse en dire son frère - et l'envie douce-amer de me perdre dans les bras de son ennemi. La dureté de ces mots pourtant terriblement justes me broya le cœur alors que Louis repartait à l'assaut. Mais lorsqu'il chercha à faire lâcher Jäger, l'ironie du sort voulut que son geste me revienne en plein visage....  


~ Et voilà pour le chapitre 9 ! 

Que pensez-vous de cette rencontre ? Comment va réagir Jäger ? Que va-t-il se passer pour Louis ? Comment Madeleine affrontera-t-elle tout cela ? Sera-t-elle faire face à ses sentiments et quels sont-ils réellement ?

Que va faire Jäger lorsqu'ils seront rentrés ? Comment leur relation évoluera-t-elle ? A vous de me le dire ! Des bisouuuus ~ 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top