Le walkman

« Je ne pensais pas que je te dédierais une cassette, petit frère.

   Je ne sais pas comment tu as pu réagir. Je ne sais pas si tu as gardé le silence, si tu as pleuré. Je sais juste que tu n'as rien dit à maman et à papa, et je t'en remercie. Je te connais, je sais que tu ne diras rien. Et il faut que ça continue. Merci de ne rien dire.

   Je comprends que tu n'ais rien fait. Je sais que ça a dû être dur. Et je suis désolé de ne pas avoir réussi à tenir, au moins pour toi. »

   Je tiens la main de Rachel. Allongée sur un lit d'hôpital, elle réussit à garder le sourire. Cela fait quelques heures que nous sommes dans ce bâtiment. Elle a été hospitalisée et elle va s'en sortir. Le soulagement s'est mué en une boule de chaleur dans mon corps, un soulagement que je n'avais pas ressenti depuis longtemps.

« Tu lui en veux ? »

   Je lui parle de Chuck. Rachel s'est sacrifiée, on peut le dire, pour sauver Paige. Même si au final ça n'a servi à rien...

« Non. Je comprends pourquoi il a fait ça. Je ne pouvais juste pas le laisser faire.

-Thomas ne le voulait pas. »

   Elle hoche doucement la tête, sans sourire.

« Tu dois sûrement me maudire. Tu passes peut-être tout ton temps dans ma chambre, ou au contraire tu évites même d'avoir à passer devant. Si tu écoutes cet enregistrement, je veux que tu saches que tu n'y es pour rien. Je ne sais pas si te faire cette cassette est une bonne idée, mais si elle tombe entre tes mains, écoute-moi jusqu'au bout. »

« Thomas est venu chez moi pour me donner cette boîte.

-Il t'a dit ce qu'il voulait faire ? »

   Elle secoue négativement la tête. A son timbre de voix, je comprends que c'est la première fois qu'elle en parle. J'essaye de la rassurer en faisant pression sur ses doigts, légèrement, juste pour qu'elle constate que je suis là, présent pour l'épauler à mon tour.

« Il a sonné et je l'ai laissé entrer. Mes parents étaient de sortie ce soir-là, il le savait parce que je lui avais dit. Tu sais, on était amis. »

   J'hoche la tête. Thomas me l'avait confié.

« Une fois dans ma chambre, il s'est installé sur ma chaise de bureau alors que je m'étais assise en tailleur sur mon lit. Il m'a souri et il m'a tendu cette boîte. »

   La façon qu'elle a de décrire chaque détail me fait froid dans le dos. Mais je sens que ça lui fait du bien, qu'elle a besoin d'en parler depuis longtemps déjà. Alors je l'écoute, parce que je crois que j'ai aussi besoin de l'entendre.

« J'ai voulu l'ouvrir mais il m'a interdit de le faire. Il m'a dit d'ouvrir cette boîte après son départ et de faire le travail jusqu'au bout. Je ne comprenais rien à ce qu'il disait. Mais... il souriait et j'avais confiance. »

« Je sais que c'est dur. Je sais que je n'aurais sûrement pas dû mais ça devenait trop dur. Trop difficile pour espérer que ça s'arrange. Toi tu peux y arriver. Je sais que tu géreras mieux que moi. Essaye de faire en sorte de pouvoir toujours compter sur quelqu'un. Pour l'instant, c'est maman et papa, mais après ce sera quelqu'un d'autre. Moi, je n'ai pas voulu prendre le risque de me confier, je pensais que ça allait le changer. J'avais trop peur que tout ce que je pouvais ressentir ait des conséquences néfastes sur lui. Toi, n'ais pas peur de ça, jamais. » 

   Rachel a vécu tout cela bien avant tout le monde. Elle a écouté les cassettes avant même qu'elles ne se retrouvent entre les mains de Gally. Elle a dû surveiller que les règles étaient bien respectées, ne pas flancher, ne pas montrer sa tristesse. Elle a dû supporter le comportement de chacun, elle a dû garder le silence sans pouvoir se confier à personne. C'est la plus courageuse, à mes yeux.

« Il m'a remercié pour toutes les fois où j'ai bien voulu l'écouter. Il m'a dit qu'il ne voulait pas embêter les seules autres personnes à qui il pouvait parler de tous ses problèmes. Je sentais que c'était plus profond qu'embêter. Je pense qu'il parlait de toi et de Chuck. »

   Je lui souris tristement, à la fois pour lui faire comprendre que je l'écoute, que pour lui signifier que je la comprends. Et pour lui donner le courage de continuer.

« Il m'a dit que j'étais une belle personne. »

   Elle relève vers moi des yeux tristes, des yeux que je n'avais jamais pu voir avant, des yeux qui semblent transpercer le cœur.

« Il avait raison. »

   Un sourire éclaire son visage. Oh, discret, petit, mais sincère. Et je me dis que chaque blessure a la possibilité de guérir.

« Tu te mets à parler de lui au passé. »

   J'hausse les épaules pour lui répondre, fidèle à moi-même. Il y a des choses qu'on finit par comprendre. Des choses qu'on finit par accepter.

« Je vais te demander quelque chose. C'est sans doute la chose la plus difficile à accomplir. Je ne veux pas que tu te venges. Ces cassettes te reviennent finalement, mais je ne veux pas que tu les utilises contre tous les autres. Ce serait bien trop injuste. Si cela devait se faire, ce serait à moi de mener le combat, je n'ai juste pas été assez fort pour ça. Alors s'il te plaît, prend cette boîte et ces cassettes et brûle-les. Il ne faut pas qu'il en reste une trace, je veux que tout s'arrête. Et je veux que tu vives quelque chose de meilleur. »

« Ça t'as fait mal ? »

   Je lui pose cette question parce que je me rends enfin compte que je ne l'avais pas fait. Je ne m'étais pas inquiété pour elle, bien trop enfermé dans ma propre souffrance. Elle hoche la tête mais continue malgré tout de sourire :

« Mais ça s'apaise. »

   Je me surprends à penser que cette fille est impressionnante. Thomas avait pu le voir dès le début. J'ai de la chance de pouvoir la compter comme amie.

« Tu sais, reprend-t-elle après un petit temps, j'ai eu peur que tu fasses pareil. J'ai eu peur que tu n'y arrives pas et que l'entendre serait trop insupportable pour toi. »

   Je ne dis rien, je l'écoute.

« J'ai eu peur que tu ne réussisses pas à faire ton deuil mais... c'est sûr la bonne voie.

-Qu'est-ce qu'il te fait dire ça ?

-Tu as essayé de sauver Ava. »

   Je la fixe mais j'ai l'impression que mes yeux se perdent dans des songes, ne se détachant pas de ses prunelles pour autant. Et sans savoir comment, je réalise qu'elle a peut-être raison.

« Je vous dérange ? »

   Winston entre doucement dans la chambre. Rachel lui fait signe d'approcher et il se place de l'autre côté du lit, kidnappant la main libre de notre amie dans la sienne.

« Je suis bien entourée, commente-t-elle dans un sourire.

-On m'a dit ce qu'il s'était passé. Sérieusement Rachel, qu'est-ce qui t'as pris de faire ça ? J'avoue que se suicider en plein milieu d'un couloir c'était pas la meilleure idée de la conseillère, mais vouloir l'en empêcher en te mettant en danger, tout de même... »

   Winston reste fidèle à lui-même, et c'est ainsi qu'il se met à monologuer pendant de longues minutes. Mais cela nous a permis d'apprendre plusieurs choses. Etant dans cet hôpital depuis la venue de l'ambulance, nous ne sommes au courant de rien.

   Nous sommes restés ainsi à parler encore une heure avant qu'un médecin ne vienne nous interrompre. Rachel devait se reposer, elle resterait encore quelques jours en observation avant de pouvoir rejoindre le reste de la civilisation. Sur le chemin du retour, en discutant de choses tout à fait banales avec Winston, je me rends compte qu'il ne sait rien de toute cette histoire. Enfin je le sais déjà, mais avec tout ce qu'il s'est passé, je me rends compte que nous sommes très peu à connaître la vérité.

« Le walkman devrait normalement te revenir. Si tu l'as, pose-le dans la cave, sur l'étagère, là où normalement il devrait être. Logiquement, personne n'a remarqué son absence, sauf toi, évidemment.

   Je ne savais pas au début que tu écoutais tout ce que je disais. Je pense que ça s'est fait par hasard. Tu as dû te poser des questions, te demander si j'allais vraiment le faire et, pourquoi pas, si ce n'était pas une énorme farce.

   J'aurais peut-être dû t'en parler. Mais ça aurait été vraiment bizarre. Je ne voulais pas que tu sois au courant, vraiment, je ne voulais pas que tu saches. Mais tu les as toutes écoutés, tu as tendu l'oreille à chaque enregistrement que je faisais. Tu savais parfaitement tout ce qu'ils m'avaient fait. Tes regards sont devenus plus tristes, tes sourires plus précieux et tes paroles plus réfléchies.

   Je m'en veux de te faire subir tout ça. Je m'en veux mais je ne pouvais pas continuer. Je suis désolé de ne pas en avoir eu la force. Un jour tu comprendras, tu comprendras et tu te battras. Parce que c'est ce qu'il faut faire, au final. Il ne faut jamais baisser les bras, je ne veux pas que tu laisses tomber. On peut arriver à tout, il ne faut jamais cesser d'y croire. Croire, c'est le début de la bataille. »

   Je vais bientôt arriver chez moi. Winston est parti depuis quelques minutes et je parcours le trottoir d'un pas assez lent. Je réalise peu à peu tout ce qui a pu arriver ce dernier mois. Et ça fait beaucoup de choses.

   Mes parents sont venus à l'hôpital. Ils ont entendu la version « officielle » des faits et nous leur avons fait croire qu'elle était vraie. Ils ont pris des nouvelles de Rachel et se sont assurés que je n'avais rien. J'ai insisté pour pouvoir rentrer seul et ma mère a compris qu'il valait mieux m'écouter. Elle sait ce qu'il se passe, en partie, et elle a convaincu mon père de me laisser. Et moi je médite, sur le chemin du retour, à la fin de cette histoire.

   Ainsi, les autres avaient voulu protéger Chuck. Il n'avait jamais tenu l'arme, c'était Ava Paige qui avait voulu se suicider. Rachel avait voulu l'en empêcher mais s'était pris une balle. Je devine que les policiers qui étaient venus au lycée quelques temps après, selon Winston, s'étaient mis d'accord pour disculper Chuck.

   En fait, tout venait de se terminer quelque part. Il reste difficile de faire pire.

   Je repense à ce que Rachel m'a dit. Elle m'a confié que j'étais sur la bonne voie, que je faisais mon deuil. Ça fait toujours mal. Je souffre parce que je sais que je n'entendrais plus Thomas, je réalise qu'il gardera maintenant le silence pour toujours. Je réalise aussi que continuer à vivre sans pouvoir ressentir de nouveau cet amour est horrible. Parce que Thomas était unique et que mon cœur ne pourra plus battre de la même façon.

   En y réfléchissant un peu plus, le sacrifice de Rachel n'est pas inutile. La conseillère est tout de même morte, mais les circonstances feront comprendre, plus tard, à Chuck qu'il ne fallait pas qu'il commette un tel acte. Elle nous a aussi montré, à nous tous, que personne au fond ne mérite d'être tué. Elle a fait bien plus que de se prendre une balle, et nous le réaliserons tous avec le temps.

   Je monte les marches de mon perron et ouvre la porte, mon sac sur le dos. Quand je la referme, mes parents viennent vers moi. Je vois bien qu'ils essayent de dissimuler leurs inquiétudes.

« Ça va mon cœur ? »

   Je regarde ma mère et pour la première fois depuis longtemps, j'arrive à sourire sincèrement. Peut-être que c'est parce que je crois que c'est possible, que tout peut finir par s'arranger. Je me mets à croire à un possible.

« Ça va un peu mieux. »

   Je les rassure du regard et monte l'escalier pour rejoindre ma chambre. Cela faisait longtemps que je ne leur avais pas dit la vérité.

« Je crois en toi, petit frère. Et n'oublie pas que je t'aime. »

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