Cassette n°9

« Newt. »

   Je me suis réfugié dans les toilettes. J'ouvrais la porte de mon casier quand mon prénom a été prononcé à mes oreilles. J'ai arrêté l'écoute et j'ai claqué le battant métallique sans me retourner. J'ai couru jusqu'aux toilettes et j'ai fermé la porte à double tour. Et là, alors que mon dos glisse contre le carrelage froid, je me demande si je suis capable de continuer. Je devrais peut-être passer à la cassette suivante, demander à Rachel ce que j'ai fait. Je sais que ce serait moins dur à entendre d'une autre personne. Je sais que ce serait... plus facile.

   Quand je m'assois, je comprends que j'ai peur. Je suis effrayé à l'idée de ce que Thomas va me dire. Mais je dois savoir. J'ai envie de savoir. Je veux que ce soit Thomas qui me dise en personne ce que j'ai fait. Même si c'est trop tard pour réparer mes erreurs.

« Je suis désolé. Je suis terriblement désolé. J'ai voulu te prévenir, te dire ce que j'allais faire. Mais tes sourires, tes regards, toute ta personne m'en empêchait. Je ne voulais pas... Je ne veux pas te faire souffrir.

   Je sais que tu es fort. Tu as beau être une branche sur pattes, comme tu dis souvent, mais je sais que tu es capable de surmonter ça. Tu en es capable, alors ne doute jamais de toi.

   J'espère que tu ne m'en veux pas. C'est peut-être un peu trop te demander mais je sais qu'au fond tu comprends. Et puis au moins, maintenant tu es au courant. »

   Un jour, on a pris une photo, Thomas et moi. C'est celle que je regardais il y a quelques jours. C'est la seule que nous avons pris la peine de prendre. Nous avions passé la journée ensemble, c'était un peu après la rentrée. Il faisait encore beau et il était magnifique.

   J'avais sorti mon portable pour prendre le cliché, levant le bras assez haut pour qu'on puisse nous voir tous les deux. On s'était mis côte à côte, nos joues presque collées pour pouvoir entrer entièrement dans le cadre. Le soleil se couchait devant nous et je me retenais de plisser les yeux pour ne pas gâcher la photo. Ses yeux à lui brillaient. La lueur du crépuscule faisait ressortir ses iris caramel. Et son sourire...

   Je passe le bout de ma manche sous mon œil, la place de mes cernes qui ne se privent pas depuis quelques temps, et essuie la larme qui vient de couler. Après la photo, nous n'avions pas bougé. J'avais baissé mon bras, bien sûr, le portable éloigné de nos corps si proches.

   Je lui avais envoyé la photo quelques jours plus tard, il me l'avait réclamé. Et depuis, je me répète qu'il faut que je l'imprime et que je l'encadre, mais ça faisait partie des choses qu'on a à faire mais qu'on oublie rapidement. Il faudra que je le fasse. En rentrant il faudra que je le fasse.

« Je n'ai jamais regretté une seule seconde passée avec toi. J'aurais même voulu prolonger certains moments. Tu dois te demander pourquoi je ne te disais rien. Comme tu l'as compris, je suis assez secret. Et même si je ne te disais pas tout, j'avais bien conscience que le lien qui nous unissait était assez unique pour ne pas se représenter dans une autre vie.

   Je regrette de ne pas t'avoir dit tout ça. Je regrette de ne pas pouvoir te dire en face que tu étais l'une des personnes qui a le plus compté pour moi. Si j'étais en face de toi, je te le dirais probablement dans un murmure, parce que j'ai pas l'habitude de m'étendre sur ce que je ressens. Je te le dirais sans ciller, sans détourner une seule fois le regard de peur que tu ne me crois pas. Qu'est-ce que tu aurais répondu ? Qu'est-ce que tu aurais dit si je t'avais dévoilé ce que je comptais faire ? »

   Je me lève. Je rejoins les lavabos, mes mains sur les rebords. Je relève le visage, voulant croiser mon regard, constater un peu ce que je suis vraiment. Je n'arrive pas à trouver une réponse. Evidemment, j'aurais tout fait pour le sauver. Mais je n'aurais peut-être pas réussi. Peut-être que les mots m'auraient manqué, peut-être que j'aurais couru dans le sens opposé pour échapper à tout ça et me convaincre d'un cauchemar. Peut-être que j'aurais garder le silence. Peut-être...

   La poignée des toilettes se met à bouger violement. Des coups retentissent et des voix commencent à s'élever.

« C'est possible de nous ouvrir ? Y'a des cabines après tout, tu peux t'enfermer dans celle du fond si tu veux pas qu'on te voit. Allez, ouvre. »

   Je ne réponds pas. J'actionne le robinet et passe de l'eau froide sur mon visage. Je frotte un instant mes paupières, essayant de ne pas me concentrer sur les voix.

« Allez arrêtes de t'enfermer. On veut pisser nous. De toute façon on sait pas qui t'es. On veut juste pisser, ouvre je te dis.

-Laisse tomber, on va ailleurs. »

   Les pas s'éloignent et je pose mes mains à mes oreilles, enfonçant un peu plus les écouteurs. Je m'adosse à la porte d'une cabine et continue de l'écouter. Il n'y a que ça que je peux faire. Il n'y a que ça que je veux faire.

« Tu aurais pu me sauver. Tu en étais capable, tu aurais trouvé les mots et les gestes appropriés. Mais s'il te plaît, ne te juge pas. Si tu n'as rien fais, c'est parce que tu ne savais rien. Je voulais que tu ne saches rien. J'ai gardé volontairement le silence pour justement t'empêcher de me sauver.

   Je pense que ça va te faire mal, mais il faut que je te le dise. Que je te le dise moi et pas un autre. Je ne voulais pas continuer. Je voulais mourir. »

   Un sanglot s'étrangle dans ma gorge. Je commence à tousser, ne pouvant plus contrôler mes larmes. Mes bras pendent le long de mon corps alors que je fixe le plafond, ma tête tombant en arrière.

   Je ne tiens plus et retire mon sac à dos. Je le balance contre la porte des toilettes. Je me retourne subitement et me mets à frapper contre la porte de la cabine. Je frappe, je ne m'arrête pas, je ne veux pas cesser. Je continue, encore et encore, jusqu'à décoller du mur la machine à savon. Quand Thomas reprend, j'arrête tout geste. Je reste immobile au milieu des toilettes, commençant à ressentir la douleur à mes jointures et le manque d'air dans mes poumons. Je l'écoute, je l'écoute attentivement.

« Si je ne t'ai rien dis, c'est sans doute que je ne voulais pas risquer notre amitié. Tu comprends, j'avais peur de te perdre. Je ne voulais pas que tu me voies autrement que tu le faisais, parce que dans tes yeux, j'avais l'impression d'être exceptionnel. Je sais que c'est loin d'être le cas, mais sache que je voulais mon regard semblable au tient.

   Si je te décerne cette cassette, Newt, c'est avant tout pour que tu sois au courant. Je veux que tu saches ce que les autres m'ont fait. Je ne te demande pas une vengeance, nous savons tous les deux que ce n'est pas la bonne manière de résoudre les problèmes. Je ne te demande rien, si ce n'est une chose... »

   Inconsciemment, ma respiration cesse. Alors que Thomas s'apprête de nouveau à parler, juste avant que sa voix ne me parvienne à nouveau, je réalise que je me trouve à l'endroit de notre rencontre. Ces toilettes nauséabondes où il avait été enfermé dans une cabine. Rien que d'y penser, ça me fait mal. Mes larmes continuent à couler sans que je ne veuille vraiment les arrêter et je donne à Thomas toute mon attention.

« Je veux que tu ailles voir mes parents. »

   J'aspire une grande goulée d'air mais j'ai l'impression qu'elle n'atteint pas mes poumons. Je cherche l'air mais elle est introuvable. Je dois cependant continuer à écouter. Je veux écouter.

« Je veux que tu ailles les voir, j'aimerais beaucoup que tu le fasses. Ils ne doivent pas être au courant pour ces cassettes. Ils ne doivent rien savoir. Alors j'aimerais que tu ailles les voir et que tu leur dises que j'étais un garçon heureux. S'il te plaît, je sais qu'ils ont besoin de l'entendre. »

   Thomas me demande de mentir. Mais la question ne se pose pas. J'en fais même une de mes priorités. Je sais qu'il n'a pas finit de parler. Je sais que j'ai fait quelque chose.

« Merci. Merci Newt. »

   Je ne me retiens plus, il me faut de l'air. J'ouvre la porte d'un geste brusque, m'empare de mon sac encore à terre et cours à travers les couloirs. Je passe devant plusieurs personnes sans les voir, je n'en bouscule aucune, je traverse le long couloir des casiers et pousse les portes battantes. Je me retrouve dehors, le soleil m'éblouissant la vue. Je continue néanmoins à courir et quand j'estime que mon souffle réussi enfin son parcours jusqu'au fond de mes poumons, je m'arrête. Une ruelle m'attire du regard et je m'y plonge pour m'adosser au mur. Les briques ne sont pas confortables et sans m'en rendre compte, je m'assois rapidement au sol. Et dans un geste tout aussi mécanique, j'actionne le bouton de lecture, éteint depuis ma sortie des toilettes.

« J'espère que tu es seul quand tu écoutes cette cassette. J'espère que personne ne se trouve autour de toi, à épier la moindre de tes réactions. Je suis désolé que tous les autres aient entendu ce que je te dis, mais je n'avais pas d'autres solutions. Tu devais faire partie du cercle, et même si tu n'en fermes pas la boucle, tu restes un chaînon important.

   Je t'ai dit que je te décernais avant tout cette cassette pour que tu sois au courant de ce qui a pu m'arriver. Des raisons qui m'ont poussé à partir. Et tu es l'une de ces raisons.

   Tu n'as rien fait de mal. Tu ne m'as jamais menti, tu ne m'as jamais trahi, tu ne m'as jamais empêché de faire ce que je voulais. Tu m'as offert des moments merveilleux. J'espère que tu les as autant appréciés.

   Newt, si je te parle à l'oreille, c'est parce que j'en ai besoin. Et je sais que mes mots sont loin d'êtres profonds, qu'ils ne sont pas inoubliables et tout ce genre de choses qu'on aimerait pourtant qu'ils soient. Je sais que tu sais que je suis sincère. Je sais que tu regrettes de n'avoir rien fait. Mais s'il te plaît, arrête de fixer cette chaise vide, arrête de fixer ton plafond et arrête d'en vouloir au monde entier. Arrête de croire que la Terre doit s'arrêter de tourner.

   J'ai appris à te connaître. Je continue d'espérer que la perversité du monde ne changera pas l'être que tu es.

   Tu sais très bien pourquoi tu es sur cette cassette. Au fond de toi, tu le sais. »

   Quand on avait pris cette photo, avec Thomas, on avait discuté longuement. Assez longuement pour finir par aborder des sujets sérieux. Je me souviens de ses froncements de sourcils à la recherche du mot parfait et de la manière dont il faisait craquer ses doigts quand il se concentrait sur ce que je disais. Je me souviens de cette journée presque comme si c'était hier.

« Si, je pense qu'après des efforts et des expériences, une personne peut très bien changer.

-Non, tu n'arriveras pas à me convaincre, contredisait Thomas. Je reste sur ma position : une personne, quoiqu'il lui arrive, ne change pas qui elle est. C'est sa nature propre, comment tu veux changer ta nature ?

-Je sais pas, vois ça comme une volonté. Une personne qui fume depuis plusieurs années arrive à s'arrêter.

-Mais elle ne fume pas depuis le berceau, ton exemple marche pas. »

   Il avait passé sa langue sur ses lèvres et sans avoir réfléchi j'avais lancé :

« J'aime bien quand tu fais ça.

-Quoi donc ?

-Cette mimique de te mouiller les lèvres.

-On dit « humecter », avait-il repris. Tu devrais passer plus de temps à la bibliothèque.

-Et bien je vais te prouver que j'ai raison : si je passe plus de temps à la bibliothèque, c'est que j'aurais été capable de changer qui je suis. »

   Son regard dans le mien, nous avions perdu le sourire en même temps. Assis tous les deux en tailleur sur son lit, nous ne bougions plus. En temps normal, je me débrouille toujours pour combler les silences gênants, éviter les regards trop insistants et ce genre de choses qui pousse à se méfier de l'autre, enfin quand on est d'une nature méfiante. Mais là je n'ai pas parlé, je n'ai pas bougé. J'étais bien et il n'y avait pas besoin de mots puisque cela sonnait comme une évidence.

   Il s'était penché vers moi et dans un silence tout aussi agréable, ses lèvres ont rencontré les miennes. On s'était embrassés sur son lit, assis tous les deux en tailleur, ignorant le crépuscule et la porte fermée, ignorant la rotation de la Terre et le chant des oiseaux. C'est quand mes mains ont découvert pour la première fois sa chevelure et la douceur de sa peau, que je me suis senti enfin libéré. Libéré d'une pression jusqu'alors inconsciente, d'un désir enfin assouvi, d'une question trop hésitante.

   Ma tête a atteint l'oreiller au moment où il s'était décalé. Nous nous regardions, dans un silence aussi profond qu'agréable. Je crois qu'aucun mot ne peut décrire cela, qu'aucun n'adjectif ne serait à la hauteur pour définir ce que j'ai pu ressentir, qu'aucune phrase, aussi correcte et poétique soit-elle, ne serait suffisante pour expliquer ce qu'il s'était passé. A vrai dire, nous n'avions besoin d'aucune argumentation, simplement de cet échange de regard pour nous comprendre.

   Et alors qu'il avait caressé mon âme de ses prunelles amoureuses, je réalisais que je ne pourrais jamais le connaître entièrement. Mais ce n'est pas un paramètre essentiel pour s'attacher aux gens.

« Je n'arrive pas à mettre de mots sur notre relation. Ce n'est pas si important au final. Sache que tes baisers ont été les plus tendres, les plus passionnés et les plus inattendus que j'ai pu recevoir. Inattendus car j'avais perdu espoir de recevoir cet amour-là. Ça ne m'a pas sauvé, évidemment, mais ça m'aura fait rêver un temps. »

   J'aurais tellement voulu le sauver. J'aurais dû m'en rendre compte, faire quelque chose. Je me relève péniblement tout en ayant mis sur pause. Je rentre chez moi, je ne peux pas assister aux cours aujourd'hui et à vrai dire ça me traverse à peine l'esprit.

   Personne n'est à la maison. Je rejoins rapidement ma chambre, ferme la porte, dépose mon sac au pied du lit sans gestes brusque. Je m'assois sur mon matelas, Thomas m'a dit de ne pas fixer le plafond. Je ferme les yeux. Je prends une grande inspiration et mon indexe appuie sur le petit triangle.

« J'ai eu peur de perdre ce rêve. Je sais, c'est con, mais on se refait pas. Brenda j'étais attiré et elle s'est fichue de moi, Alby n'était pas capable d'assumer et toi... Toi tu m'offrais l'impossible. Entre tes doigts j'avais l'impression d'exister, et je ne dis pas ça juste pour notre première fois. Mais, j'ai toujours eu l'impression de ne pas te mériter.

   Ne crois pas que tu sur cette cassette parce que tu n'as pas agi comme il le fallait. Ne crois surtout pas que je t'en veux pour quoique ce soit.

   Avoir gardé le silence sur tout ça nous a rendu service. J'en suis sûr. Nous n'arrivions jamais à nous définir parce que nous n'avons jamais réussi à évoquer ce que nous ressentions. Nous n'avions pas besoin de le savoir, je crois que tu avais autant compris que moi que le mieux était de vivre ce qu'il nous arrivait. Et pour une fois, c'était pas une connerie. »

   Peut-être que si je n'ai jamais discerné la tristesse dans les yeux de Thomas, c'est parce qu'elle disparaissait quand il était avec moi. Ou peut-être que je n'ai jamais réussi à lire en lui, à savoir ce qu'il ressentait. Pourtant je sais que c'est faux. Quand ses mains parcouraient mon corps ou que sa bouche s'étirait en un sourire, je pouvais lire en lui. Je pouvais comprendre cette partie de lui, celle qui prenait place dans son être quand il était avec moi. Et il était magnifique.

« J'aurais aimé discuter avec toi de la solitude. J'aurais dû m'accorder ce temps, mais j'ai toujours détesté qu'un nuage de tristesse accapare nos moments. Mais je vais en parler, rapidement je vais évoquer le sujet parce que j'ai besoin de t'exprimer mon point de vue. Et parce que j'en ai envie. Même en ce moment, j'ai envie de venir sonner chez toi pour qu'on puisse discuter. On parlerait pendant des heures durant lesquelles je ne pourrais m'empêcher de sourire. Mais si je cède, je ne finirais pas ce que j'ai à dire et je retarderais le moment. Alors non, je me restreins.

   Je crois que nous sommes tous seuls. Peu importe le nombre de personnes qui nous entourent, le nombre d'amis que nous réussissons à nous faire ou le nombre de gens qui affirment nous comprendre. Je pense, et ça personne ne me fera changer d'avis, que personne ne peut vraiment nous aider. Personne ne peut vraiment nous comprendre dans notre entièreté et même si nous partageons un même point de vue, nous arriverons toujours à nous prendre la tête sur autre chose.

   Je pense que quoiqu'on fasse, il n'existe pas un être humain sur cette Terre capable de nous sauver.

   Et quand on réalise que nous sommes seuls, ça fait mal. J'ai mal. Newt, si tu savais comme j'ai mal. »

   Sa voix tremble et je veux plus que tout au monde le serrer dans mes bras.

« Sache que tu ne m'as pas laissé tomber. »

   Et pendant que je pressens la fin de la cassette arriver, Thomas murmure :

« Je t'aime, Newt. »

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