Cassette n°7
« Arrête ! Tu mets des miettes partout.
-Pardon chérie... Laisse, je vais nettoyer. »
C'est avec ce genre de scène que je constate que mes parents sont très actifs dès le matin. La plupart des couples ont des gestes endormis, ils se sourient ou râlent, mais toujours avec cette même lassitude matinale. Sauf les miens, apparemment.
« Oh mon cœur, le petit déjeuner est prêt. »
Je prends place et les observe s'installer. Mon père a pris soin de jeter les miettes pendant que ma mère servait le jus d'orange.
« Alors, tu as quoi comme cours aujourd'hui ?
-Histoire, sport...
-Anglais ? demande mon père.
-Ouais, comment tu sais ?
-Je l'ai vu à ta tête. »
Il me lance une miette de pain et ma mère râle de nouveau. Je ris alors qu'il me fait un clin d'œil et que ma mère capitule.
*
« Déjà la septième cassette. Tu trouves ça long ? Toi, tu es plutôt impatient. Je crois avoir capté entièrement ton attention. Tu dois froncer les sourcils, serrer et desserrer les poings, demander le silence autour de toi si tes potes écoutent ça. Tu sais que je parle de toi.
Alors, qu'as-tu fais de si horrible, Minho Zeng, pour te retrouver sur ces cassettes ? Tout le monde le sait, toi le premier évidemment, mais je veux que tu saches ce que j'ai pu ressentir. Parce que tu vois, je sais pas si tu peux le concevoir. C'est parti. »
« Lycée Liberty grand ouvert ! Nous ouvrons nos portes tout le mercredi de la semaine prochaine. Les lycéens sont invités à venir pour complimenter notre cher établissement et, bien évidemment, assister au match de basket que va nous offrir les deux équipes les plus coriaces de l'état ! Ce mercredi, n'oubliez pas ! Nous sommes fiers de notre établissement, Liberty nous voici ! »
Le terminal qui fait courir l'info dans tous les couloirs se promène avec un mégaphone aussi énorme que sa tête. Son sourire fait en prime le taille d'une banane.
« On peut se consoler avec le week-end, tente de rassurer Rachel.
-Ouais, ou sauter d'un pont dès ce soir. »
Je claque la porte de mon casier et me dirige vers ma salle. Ce genre de blagues ne serait pas à utiliser en ce moment, mais tant pis. J'ai le cynisme qui remonte et la méchanceté gratuite.
« On mange ensemble, ce midi ? » me demande-t-elle à l'autre bout du couloir.
Je lève mon pouce pour confirmer et entre dans ce qui va être une torture mentale historique.
*
« La première fois où j'ai eu affaire à toi, c'était avec cette histoire de deal et de client censé être en sevrage. Le reste du temps, nous ne nous accordions pas un regard.
La deuxième fois où j'ai eu affaire à toi fut la dernière. Seulement deux interventions dans ma vie et tu as réussi à te retrouver sur une cassette. Tu as fait fort, très fort. Comme à chaque fois que tu passes quelque part, finalement. »
« Allez Newton, on court ! »
Le prof de sport répète cette phrase depuis dix bonnes minutes. Je suis au bord du gouffre, essoufflé à vider entièrement mes poumons. Mais je continue à courir. Je cours parce que je n'ai rien d'autres à faire, parce qu'on me le demande, parce que ce terrain est assez grand pour me défouler et parce que c'est le seul moyen de libérer ma rage. Une rage que je me contente de faire taire, souvent inconsciemment en ce moment.
« Plus vite, Newton ! »
Je laisse échapper un cri sous l'effort alors que j'accélère. Mes mouvements de bras deviennent plus précis et plus rapides, mes jambes me brûlent. Sans prévenir, ma cuisse commence à me faire souffrir. J'ai l'impression que le muscle se déchire et je suis contraint de ralentir l'allure. Je suis à la hauteur du prof quand je m'immobilise complètement.
« Qu'est-ce que tu me fais, Newton ?
-J'ai mal à la cuisse, j'articule.
-Ignore la douleur. »
Je lui lance un regard entendu et il comprend que je ne suis pas d'humeur.
« Bon, fais voir. »
Il m'examine et conclut à un froissage. Il m'envoie sur le banc avec un paquet de glaces. Le temps qui passe est d'une lenteur insupportable. J'ai encore plus d'une heure à tuer avant que les autres ne terminent la séance. Je fouille dans mon sac à la recherche du walkman et là mon cœur commence à s'affoler. Je vérifie toutes les poches, tous les rangements possibles et les cachettes inimaginable. Rien. Il n'est pas là. Ni dans mon sac, ni dans mes poches. Les cassettes non plus. Ni la boîte à chaussures, ni le radio cassette. Rien du tout.
« Newton, qu'est-ce que tu fais ? Reviens ici ! Newton, revient tout de suite ! »
Je ne l'écoute pas. Mon prof de sport me hurle dessus parce que je viens de quitter consciemment son cours d'un pas vif et boitillant. Je me dirige vers le bâtiment principal et une fois face à mon casier, je me mets à prier pour que ce que je cherche soit à l'intérieur. J'ouvre la petite porte métallique d'un geste brusque et découvre les étagères remplies de livres et de feuilles en tout genre. Pas une boîte, pas une cassette, pas un walkman.
Je cogne ma tête contre l'étagère en jurant contre je ne sais qui. Une voix dans les couloirs me tire de mes pensées :
« T'aurais pu le prévenir.
-Ça aurait été moins drôle. »
Gally.
Je ne réfléchis pas plus longtemps et me jette sur lui. La surprise me permet de le plaquer contre les portes métalliques.
« Qu'est-ce que tu fais, petit merdeux ?!
-Rends-moi les cassettes !
-Je les ais pas, les cassettes !
-C'est toi qui est censé les avoir, Newt. »
Alby, que j'ai à peine remarqué, vient de croiser les bras sur son buste pour renforcer ses dires.
« Attends, tu les as perdus ?! »
La colère commence à naître dans les yeux de ma victime et le basketteur devient mon agresseur. Il empoigne le col de mon t-shirt et nous tourne pour me pousser contre les casiers.
« T'as intérêt à les retrouver avant que quelqu'un tombe dessus. »
Je suis furieux. Il me lâche et me lance ce regard noir qui ne peut faire espérer aucune grâce. Il s'éloigne et quand les deux silhouettes disparaissent, je réalise enfin. Les cassettes... je les ai oubliés chez moi !
Je fais un semblant de course, semblant parce que j'ai toujours mal à la jambe, mais Sonya m'arrête.
« Tu as perdu les cassettes ?! »
La nouvelle circule vite.
« Elles sont chez moi.
-Va les récupérer.
-C'est ce que je fais ! »
Je reprends ma route mais je n'arrive pas à atteindre les portes de sortie.
« Newton.
-C'est pas vrai... »
La conseillère d'orientation se tient au milieu du couloir. Les bras croisés, le visage fermé, sa posture entière ne laisse rien présager de bon.
« Oui ? »
Je déglutis avec difficulté. Je me rapproche avec hésitation, étant tout de même intimidé par cette femme soudainement froide, bien qu'en vérité c'est à se demander quand elle ne l'est pas.
« C'est toi ?
-De quoi ?
-Les croix ? »
Mon regard se pose automatiquement sur les marques. Je la regarde dans les yeux et lui dis la vérité d'un ton neutre :
« Ce n'est pas moi. »
Elle pince les lèvres.
« C'est pour ça que vous vouliez me voir, hier ? »
Elle évite mon regard.
« Tu devrais retourner en cours.
-Pourquoi on a marqué votre voiture, madame ? »
Elle plante son regard dans le mien mais j'y décèle l'impatience d'échapper à cette situation.
« Je suppose qu'une personne n'est pas en accord avec mon travail.
-Ça doit être ça. »
Elle s'éloigne, le bruit de ses talons résonnant dans le couloir. Qu'est-ce qu'elle a fait ?
*
« Tu es venu me voir chez moi. Comment tu as su où j'habitais ? Tu es venu dans ma chambre, tu t'es assis sur ma chaise et n'a pas fait tomber ta mine sérieuse une seule fois.
« Thomas, j'ai besoin de toi.
-Je suis nul pour aider.
-C'est du sérieux. »
J'étais réticent. Je me doutais que tu n'allais pas me demander de promener ton chien. Alors pourquoi j'ai accepté ? Tu me croiras ou non, mais je ne sais toujours pas.
« J'ai caché de la weed au lycée.
-Quoi ?! T'avais pas arrêté de dealer ?
-Un peu d'argent ne fait jamais de mal.
-Pourquoi au lycée ?
-Parce que personne y pense. Le problème c'est que demain ils vérifient.
-Comment tu sais ?
-J'ai vue le planning dans le bureau de la secrétaire.
-Et en quoi ça me concerne ? je t'avais demandé malgré moi.
-Tu es insoupçonnable. »
Je m'en souviens. Les chiens parcouraient les couloirs et les flics visitaient les toilettes. Ils ont fouillé certains d'entre nous et Minho et ses potes y étaient passés.
Tout le monde donnait son avis, chuchotait dans les couloirs, prenait des paris. Thomas était nerveux ce jour-là. Les flics sont passés près de lui et il a fallu un simple échange de regard pour qu'il soit soupçonné. Ils l'ont fouillé au milieu du couloir, devant tout le monde, et ont trouvé la dose de la semaine de Minho. Finalement il n'a pas eu de sanction trop grave, mais ça restait dégueulasse.
« Tu leur avait indiqué où la trouver ! Pour ne plus qu'ils te surveillent, parce qu'ils t'avaient à l'œil, tu m'as dénoncé pour ton souci égoïste.
Je ne te connais pas très bien. Beaucoup te craignent, d'autres te dénigrent. Il faut dire que ta carrure imposante et ton regard ferme ne laisse pas prédire que de bons présages. Et d'autres encore prennent ta défense, plus rares cependant mais bien présents. Moi, je ne sais pas où je me situe.
Je pourrais avoir assez peur de toi pour ne pas me venger. Tu m'as bien prouvé de quoi tu étais capable. Et encore, je suis sûr que tu peux faire bien plus. Je pourrais te dénigrer mais parler dans le dos des gens ne m'intéresse pas. La preuve, je te parle en directe. Enfin presque. Par contre, je ne pourrais pas prendre ta défense. Ça je n'en suis pas capable. Alors au final, on peut peut-être considérer que cette cassette constitue une vengeance. Et c'est assez drôle parce que de cette façon je suis sûr d'avoir le dernier mot.
J'aimerais bien en profiter pour te faire la morale. Te dire que ce n'est pas bien, que tu pourrais changer, prendre en considération les autres et assumer tes faits. Mais à quoi ça servirait ? Tu ne changeras pas. Je n'ai pas été certain de beaucoup de choses dans ma vie. J'ai toujours vécu dans le doute, mais ça, j'en suis certain : tu ne te remettras jamais en question. »
Mes clés tombent pour la deuxième fois sur le paillasson. Je le savais, j'aurais jamais dû ouvrir cette boîte à chaussures ! J'insère enfin l'objet fuyant dans la serrure et referme la porte d'un coup de pied. Je monte l'escalier, ma cuisse me faisant toujours souffrir. J'ai abandonné le paquet de glaces sur le gazon du terrain de sport. J'entre dans ma chambre avec l'idée de me jeter sur les cassettes. Je les ais laissé au pied de mon lit, je m'en rappelle. Cependant, ce que je vois me glace sur place.
Ma mère est assise sur le bord de mon lit, mes écouteurs dans les oreilles branchés au walkman. La boîte à chaussures où se trouve les cassettes est à côté d'elle, sur mon oreiller. Elle fixe l'appareil qui fait tourner la bande. La bande qui est en train de tourner.
Je prends quelques instants à réaliser la scène qui se déroule sous mes yeux. Une décharge électrique de peur me fait réagir et je me jette sur elle. Je prends le radio casettes des mains de ma mère et l'arrête. Elle retire les écouteurs et lève lentement son visage vers moi.
Pendant un instant, j'espère qu'elle n'a rien entendu. Je me force à penser qu'elle voulait écouter ce qui était censé être de la musique, qu'elle était venue ici dans le seul but de fermer la porte de ma chambre car c'est vrai que j'oublie toujours de le faire, qu'elle a vu la boîte et qu'elle l'a ouvert par curiosité. Je m'oblige à l'imaginer démarrer la cassette alors que je suis entré dans la chambre. Que le temps que Thomas s'est autorisé avant de commencer à parler correspond parfaitement au temps qu'il m'a fallu pour réagir et couper la lecture. Mais ce n'est pas le cas. Deux choses me l'indiquent. D'abord le temps. Ma mère part au travail quelques minutes après que je sois partis en cours. Cela fait plus de deux heures. Ensuite, son regard. Ses yeux presque vitreux, brillant de tristesse, de compréhension néfaste. Son visage semble avoir vieillit de plusieurs années. Je remarque chacune de ses rides en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Elle a écouté les cassettes.
J'ouvre le walkman. Elle en ai à la cinquième.
« Newt...
-Lesquelles tu as écouté ?
-Mon cœur...
-Lesquelles tu as écouté ?!
-J'ai commencé par la première ! »
Nos voix ont augmenté de volume en une seconde. Je m'empare de la boîte et vérifie qu'elles sont toutes à l'intérieur. Elles y sont. J'y range la cinquième et y place également le walkman. Après avoir sauvé mes écouteurs du vide, je referme le couvercle. Le carton sous le bras, je constate que ma mère ne m'a pas lâché du regard.
« Thomas... Thomas t'a laissé une cassette ? »
Je n'arrive pas à croire qu'elle est au courant, qu'elle les a écoutés jusqu'à arriver à Sonya. C'est plus facile de ne pas répondre alors je garde le silence.
« Je n'arrive pas à y croire... »
Elle porte une main à sa bouche et je remarque enfin qu'elle a pleuré. Instinctivement, je m'empresse de m'asseoir de côté d'elle. Je pose un bras autour de ses épaules alors que la boîte est sur mes genoux. J'en ai complètement oublié la douleur à ma cuisse.
« Pourquoi a-t-il fait ça ? »
Comment répondre à une question dont je cherche toujours la réponse ? Même si ce n'est pas vraiment la même question que nous nous posons...
« Il avait mal. »
Elle me regarde, s'affolant presque.
« Mais pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi garder ça pour soi ? Ses parents l'auraient entendu, ils l'auraient aidé.
-C'est pas toujours facile d'en...
-Pourquoi tu es sur ces cassettes ? Qu'est-ce que tu as fait ? Tu as fait quelque chose qu'il a mal interprété ? Tu les as eus par erreur ? C'était une blague de quand Thomas était toujours là ?
-Toujours là ? je répète en me levant. Maman, Thomas est mort ! Thomas s'est suicidé. Il a arrêté de vivre volontairement après avoir fait ces cassettes pour nous punir ! Et on le mérite ! On mérite tous de souffrir et d'avoir cette peur au ventre qui nous quitte jamais. »
Ma mère se lève à son tour, le visage rouge. Sa voix se fait tout aussi forte que la mienne.
« Pourquoi tu ne nous as rien dit ? Pourquoi tu as gardé ça pour toi ?
-Ça ne vous regarde pas.
-Nous sommes tes parents, Newton, nous...
-Je dois régler ça tout seul ! »
Elle se rassoit sur le lit. Je suppose que ses jambes ne lui permettent plus de tenir debout. Pour ma part, c'est mon corps entier qui tremble. C'est vrai, j'ai peur et c'est vrai je le mérite.
« Ce n'est pas de ta faute. Newton, si Thomas n'est plus là tu n'y es pour rien...
-Si ! je m'écris. J'y suis pour quelque chose puisque je l'ai laissé mourir ! »
Ma mère prend sa tête entre ses mains pendant que je n'arrive pas à m'arrêter :
« Il souffrait et je n'ai rien vu ! J'étais tout le temps avec lui et je n'ai rien vu ! Il avait mal et je n'ai rien vu ! Un jour il a décidé de mourir parce qu'il n'en pouvait plus. Il a décidé d'arrêter le massacre et de donner une justification à sa naissance. Alors il est entré dans sa chambre, il a pris ces putains de cachets et il s'est allongé sur son lit. Il a fermé les yeux et je pourrais jamais savoir à quoi il pensait à ce moment-là. Je ne saurais jamais qui a hanté son esprit à la toute fin, qui l'a fait chier jusque-là ! Je ne le saurais jamais puisqu'il est mort, et je ne le reverrais jamais ! Jamais je ne pourrais lui reparler ! Jamais je pourrais me racheter de l'avoir laissé tomber ! »
« Toi, tu ne regretteras jamais rien. »
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