Cassette n°6

« Un jour vous vous réveillez, et vous avez l'impression que plus rien n'a d'importance. »

   Je suis dans mon lit et je ne bouge pas. Je ne veux pas aller en cours. A quoi ça sert de toute façon ? 

« Ce jour-là vous comprenez que la plupart de vos rêves sont inutiles. »

   Les cours m'aideront pour mon diplôme qui me conduira peut-être vers un emploi stable, étant dans une époque où le chômage est persistant.

« Vous vous remettez en question ainsi que les liens que vous avez pu créer. Allait-on vraiment rester amis s'il se passait telle ou telle chose ? »

   Arrivé à l'université je ne verrais plus ces gens que je vois tous les jours, alors ça ne sert pas à grand-chose de leur dire bonjour...

« Vous vous demandez comment le monde a pu en arriver là et ce qui vous pousse à vous demander ça. Vous essayez de comprendre pourquoi vous n'avez plus le même enthousiasme à l'idée de rejoindre les autres ou d'avoir enfin ces deux jours de repos. »

   Si je reste dans mon lit je suis sûr que je n'aurais pas de problèmes. Je n'aurais pas à voir tous ces gens ni à répondre aux questions des profs. Je n'aurais pas à éviter la conseillère d'orientation qui rôde dans les couloirs. Je n'aurais rien à faire.

« Et si vous avez de la chance, vous comprenez que vous avez simplement envie d'en finir. »

« Mon cœur, tu vas être en retard ! »

   Mon téléphone sonne au même moment et j'en fais une priorité. J'ignore royalement ma mère et répond à Rachel.

« Si tu es en bas de chez moi, ce n'est pas la...

-Je suis au lycée. Il faut que tu viennes.

-Qu'est-ce qui se passe ?

-C'est les autres. Dépêche. »

*

« Nous allons avancer dans le temps. J'ai eu le droit à une période de pause, on va dire ça comme ça. Je vais aller directement à l'approche du printemps. L'exposition était passée depuis longtemps, Noël également, bref quelques mois plus tard.

   C'est environ à cette période que mes idées noires ont commencé à s'incruster dans ma tête et à se montrer persistantes. Plus précisément, c'est à ce moment que je me suis rendu compte que mon absence ne serait pas une grande peine. »

   J'arrive au lycée rapidement. Rachel n'a rien voulu me dire au téléphone mais je sais que c'est important. Elle n'appelle pas souvent et quand elle le fait c'est pour une bonne raison. J'arrive dans le hall et je comprends enfin pourquoi.

   Rachel n'est pas loin alors je la rejoins. Face à nous se trouve le couloir des casiers et, sur certains d'entre eux, des croix tracées à la peinture. Des croix rouges.

« C'est quoi, ça ?

-On dirait une dénonciation, chuchote Rachel. Tous ceux sur les cassettes ont droit à leur croix, sauf toi. »

   Elle me regarde pendant que je suis un peu perdu.

« Mais... Qui aurait fait ça ?

-Forcément une personne qui se trouve sur les cassettes. Peut-être par acquis de conscience.

-Mais pourquoi on m'a pas mis de croix ?

-Peut-être que cette personne ne te juge pas coupable. »

   Je vois ceux des cassettes se jeter des regards mais essayer de faire comme si de rien n'était. Les élèves qui n'ont rien à voir avec cette histoire murmurent dans le couloir, élabore des hypothèses et se pose des questions sans réponses.

« Mais qui aurait eu le cran de se dénoncer aussi ?

-Ça, j'en ai aucune idée. Viens. »

   Elle me prend par le bras et me pousse à l'écart.

« Tu dois faire gaffe à toi, les autres vont penser que c'est toi qui a fait ça.

-Mais j'y suis pour rien.

-Je le sais bien, mais pas eux. Ils vont chercher au plus logique et pour l'instant le plus logique c'est toi. »

   Je lève mon regard et croise celui de Brenda, furax.

« Et maintenant, je suis censé faire quoi ? »

   Rachel hausse un sourcil, sérieuse.

« Tu fais profil bas. »

*

« Imaginez un monde où vous ne seriez plus là. Imaginez la réaction de vos proches, l'évolution dans le temps. Imaginez, pourquoi pas, votre enterrement. Allez-y, prêtez-vous au jeu. Vous avez vu, c'est facile. Ce qui est vraiment dur, c'est d'essayer de savoir si c'est vrai. Parce qu'en général on a tendance à tout enjoliver. Parce qu'en général on ne se rend pas compte de la vérité. Et parce qu'on ne veut pas la voir non plus.

   Ce que je vais vous raconter va peut-être vous paraître un mensonge. Mais ce n'est pas le cas. Je ne dis que la vérité, comme à chaque fois. Enfin, je disais.

   Cette fois c'est une histoire d'imprévue. Le genre de coïncidences qui se rassemblent et qui est commune à la fiction. Et pourtant, ça m'est arrivé. Il est arrivé au bon moment. Tu étais là quand il le fallait. »

« Newton.

-Oui ?

-La conseillère veut te voir. »

   Je lève mon regard vers l'embrasure de la porte. Ava Paige est là, son éternel chignon relevé en haut de son crâne et sa veste cintrée aussi blanche que sa figure. Je me lève péniblement de ma chaise, mon sac en main, et sors du cours pour la rejoindre.

« Bonjour Newton. »

   Je ne lui réponds pas.

« Tu vas bien ? »

   Je ne lui réponds toujours pas.

« On va aller dans mon bureau, j'ai à te parler. »

   Je me contente de la suivre.

   Je ne sais pas ce qu'elle me veut et en vérité je n'ai aucune envie de le savoir. Je la suis et nous traversons le couloir des casiers. Les croix sont toujours là, dénonçant froidement les coupables. Gally est face au sien et train d'essayer de nettoyer sa porte métallique. Mais son vieux chiffon ne viendra pas à bout de cette trace. En passant devant il me lance un regard si noir que ça aurait pu me faire froid dans le dos. Mais je l'ignore et continue de suivre madame Paige.

   Une fois dans son bureau, où j'ai eu la vague impression de la suivre comme un zombie, elle referme sa porte et s'installe sur sa chaise. Elle pose ses mains liées sur le bureau et adopte son regard sérieux et inquiet. Il n'y a vraiment qu'elle pour réussir à modeler ces deux expressions en un seul visage. De toute façon le sourire ça ne lui va pas.

« Newton ?

-Je vous écoute.

-Non, tu ne m'écoutais pas.

-Si, je vous écoutais.

-Alors qu'est-ce que je disais ? »

   Je la fixe sans rien dire. Elle prend une longue inspiration avant de reprendre, bien que je ne la force à rien.

« Newton, j'aimerais que tu me parles. »

   Je cille une fois. Deux fois. Je garde le silence et j'attends la suite.

« Tu es en train de t'enfermer dans un mutisme et ce n'est pas bon pour toi. »

   Je ne dis toujours rien, j'attends de voir ses autres arguments. Il faut qu'elle trouve quelque chose pour me faire parler, ça ne sert à rien sinon.

« Parler fait du bien. »

   Elle s'improvise psychologue maintenant. En fait je crois que c'est ce qu'elle est. Quoi qu'il en soit, elle s'y prend mal, alors si c'est vraiment le cas elle devrait faire attention à son faux diplôme, ça va finir par se voir.

« Newton, je sais que c'est une période difficile pour toi. Je sais que tu étais proche de Thomas Edison et je comprends que tu fasses ton deuil. Mais tu ne dois pas te replier sur toi-même. »

   Elle cherche quelque chose dans mon regard mais elle ne doit y voir que de la lassitude. Je me demande à qui d'autres elle a fait ce numéro.

« Si tu as le moindre souci, je voudrais que tu m'en parles. Ou à quelqu'un de confiance. Tu peux même prendre rendez-vous auprès de l'association mise en place par... »

   Je ne l'écoute plus. Je suis en train de me demander ce que ferait Thomas en ce moment, s'il était toujours en vie. Il serait en cours d'histoire. Je m'en souviens parce qu'en début d'année j'allais le retrouver là-bas, pour la pause déj. On pouvait enfin manger ensemble.

   Il aurait ensuite filé à son cours d'anglais avant de passer son après-midi à la bibliothèque. Il aurait trouvé un bouquin dont il m'aurait parlé pendant des jours, résumant chaque chapitre et décrivant son propre avis comme une véritable thèse digne de l'université. Il aurait trouvé le moyen de me le faire lire et cette fois c'est moi qui l'aurait appelé en pleine nuit pour le maudire de m'avoir dévoilé la fin et de m'avoir conseillé une histoire aussi dépendante.

   Il serait peut-être derrière moi en train de demander des photocopies parce que la prof lui en aurait demandé. On aurait parlé, on aurait repoussé le moment de retourner en cours, on aurait trouvé le moyen de se marrer.

« Je compte sur toi. »

   Elle m'invite à sortir et je m'exécute dans mon silence. Elle a dû comprendre que ce n'était pas la peine d'insister. Je refais le chemin inverse d'un pas traînant. Mon cours de chimie n'est pas bien passionnant mais je n'ai nulle part autre ou aller. Je repasse devant Gally sans lui accorder un regard mais il en a décidé autrement. Il profite du fait que l'on soit seuls pour me prendre par les épaules et me jeter sur le premier casier venu.

   Face à face et nos visages proches, je sens son haleine mentholée sans broncher. J'attends la sentence, la justification, le coup. Il pointe son indexe sur mon torse en continuant à postillonner. Il faut vraiment qu'il apprenne à articuler sans bavures.

« Ecoute-moi bien petit merdeux. Si jamais tu recommences un sale coup comme ça, tu peux être sûr que je vais te faire la peau. T'as bien compris ?! »

   Je ne lui réponds rien. Je me contente de le regarder parce qu'éviter le contact visuel dans une conversation ça reste impoli. Il fronce les sourcils et penche la tête sur le côté.

« Tu m'entends ?! »

   Il croit quand même pas que je suis sourd...

« Je te cause ! »

   Il me pousse, comme si ça servait à quelque chose puisque je suis déjà plaqué contre le métal.

« Ce n'est pas lui. »

   On tourne la tête de concert pour découvrir Rachel à deux mètres de nous. Elle a croisé les bras et a adopté sa mine la plus sérieuse et la plus déroutante. Ça donne pas envie de la contredire...

« Qu'est-ce qui me prouve que tu veux pas juste prendre sa défense ?

-Si c'était le cas je t'aurais désigné un coupable. »

   Il me lâche et s'approche d'elle.

« Tu sais c'est qui ?

-J'ai l'air de le savoir ? »

   Il souffle, vérifie qu'il n'y a toujours personne, et reprend :

« Si quelqu'un découvre...

-Que ton passe-temps favori est de martyriser les autres ?

-Hé, tu perds rien pour attendre, menace-t-il.

-Si tu crois me faire peur, Miller. »

   Un duel de regard plus tard, Gally s'éloigne. Il nous jette un dernier coup d'œil, son vieux chiffon jeté sur son épaule, et disparaît dans un autre couloir.

*

« J'ai eu quelques problèmes chez moi. Sans vouloir m'étaler, je vous dirais simplement qu'il arrive aux problèmes de santé de s'attaquer aux personnes qui vous sont chères.

   Je séchais plusieurs cours pour pouvoir rester auprès de mes parents. Plusieurs d'entre vous l'ont remarqué, mais il n'y en a qu'un qui a compris. Il a été le plus rapide. C'est bon, je crois que tu t'es reconnu. Tu avais eu un problème semblable, alors tu as trouvé normal de me soutenir.

   J'hésite à dévoiler ton nom. Pratiquement tout le monde sur ces cassettes te connaît. Malgré ce que tu m'as fait, je n'ai pas vraiment envie que les autres viennent te chercher des noises. On ne passait pas beaucoup de temps ensemble, je suis sûr que si je ne révélais pas ton identité tu serais tranquille. Au fond je t'apprécie, on fait tous des erreurs. »

« C'est toi qui a fait ça, sale ordure ! »

   Je suis sorti du lycée en surprenant ce début de bagarre. Les protagonistes sont, comme je pouvais m'y attendre, Gally, et, ça me surprend, Aris. La brute pousse le gringalet contre la grille de Liberty mais le numéro trois ne se laisse pas faire. Bien vite, je comprends l'objet de leur dispute :

« J'ai rien fait, c'est pas moi ! Et puis c'est juste des croix, y'a pas écrit non plus enfoiré sur ton casier !

-Les gars, vous pouvez faire ça ailleurs. »

   Teresa vient d'intervenir, le regard toujours aussi glacial. Ça n'a pas l'air de plaire à Gally d'avoir été interrompu de la sorte mais il laisse Aris partir. Il me remarque et me lance un regard méprisant. J'hausse un sourcil par défi mais il s'éloigne. Je me retrouve seul à l'entrée du lycée. Rachel rentre chez elle et une fois dans sa voiture elle me salue avant de démarrer. Je la salue en retour et fais parcourir mon regard un peu partout.

   Mon attention est retenue par la conseillère d'orientation qui vient de pénétrer dans le parking. Elle semble contrariée. Elle entre dans son véhicule et démarre rapidement. Une fois dépassée la grille, elle prend la route. En passant devant moi, je remarque une marque sur le coffre de sa voiture. Une croix rouge.

*

« Je veux cependant que tu aies ces cassettes. Pour que tu saches ce qu'ont fait les autres. Pour que tu saches que ça m'a touché. C'est pourquoi Rachel sait qui tu es et c'est pourquoi elle te passera les cassettes et que tu les lui rendras. J'ai l'impression de te fournir une protection rapprochée. Mais j'ai aussi envie que les autres sachent ce que tu as fait. Question d'équilibre, je suis sûr qu'au fond tu es d'accord avec moi. »

   Le soir arrive doucement quand je peux enfin m'asseoir sur mon lit. Je fixe l'écran de mon portable sur lequel figure une photo. C'est une photo de Thomas et de moi prise il y a quelques mois. A ce moment, il souriait encore. Je crois que j'ai envie de me souvenir de lui souriant. Faut dire que ça lui allait bien. Son nez se retroussait légèrement et parfois ses pommettes se rosissaient en même temps. Ça reste inoubliable, ses yeux brillants. Il reste inoubliable.

   La photo disparaît pour laisser place à un appel entrant. Je décroche parce que c'est Rachel, et Rachel je l'aime bien.

« T'as géré, aujourd'hui ?

-Grâce à toi. »

   Je me laisse tomber sur le matelas, les jambes dans le vide et les pieds ne touchant plus terre.

« Le casier du numéro six était marqué ?

-Non, me répond-t-elle. Tu as deviné qui c'était ?

-Non. »

   Le silence menace de perdurer mais elle reprend :

« Tu veux le savoir ? »

   Je prends cette question au sérieux. Est-ce que je veux vraiment le savoir ? Je connais déjà la réponse.

« Non. »

   Je l'imagine facilement hocher la tête.

« Tu me l'aurais dit ?

-Aucune chance. »

   Je constate un petit sourire sur mon visage, bref cependant.

« A ce que je sache, les autres n'ont pas trouvé qui s'était.

-Tu penses que c'est lui qui a fait les croix ? je demande.

-Ou elle, corrige-t-elle.

-C'est une fille ?

-Je peux pas te le dire. C'est pas le numéro six qui a fait ça. »

   J'observe le ciel par le biais de ma fenêtre. J'ai une belle vue depuis mon lit, je n'avais jamais remarqué. Je ne tiens pas tellement à savoir qui a fait ça. Si je finis par le savoir, c'est bien, mais sinon tant pis. Ce n'est pas ce que je veux savoir.

« Laisse tomber, je ne te le dirais pas.

-De quoi ? je l'interroge.

-Tu le sais très bien. Il faut que tu écoutes pour savoir. »

   Je ne lui réponds rien.

« Tu vas y arriver Newt, il te faut juste de la patience et du courage. »

   Pour toute réponse, je raccroche.

*

« Tu as tout compris quand on s'est vus, ce jour-là à l'hôpital. Peu après, tu nous as conseillé sur les médecins, certaines astuces et excuses pour ne rien dire aux autres. Même quelques infos sur les différents traitements. Ton aide nous a été précieuse, nous te remercions tous encore une fois.

   Ce que tu as fait ensuite, c'est la raison pour laquelle tu te retrouves sur cette cassette. Je t'avoue que je n'ai pas compris pourquoi tu as fait ça. Pourquoi ? Nous voulions garder tout ça sous silence, on te l'avait assez répété ! Tu as voulu diffuser la nouvelle au lycée. J'ai réussi à t'en empêcher, merci Sonya de m'avoir aidé, mais tu étais prêt à le faire.

   Comme je te l'ai déjà dit, tu es pardonné. Ça nous arrive à tous de péter un câble. Mais c'est dit. Ça a joué aussi dans ma décision, je vais pas te mentir. Parce que ça m'a fait comprendre que peu importe qui on est, la nature humaine empêche tout bon changement. En tout cas j'ai perdu espoir.

   De tous ceux qui ont été jusqu'à maintenant sur ces cassettes, sachez que vous n'avez pas ma confiance. Six personnes qui ont eu un rôle important dans ma vie et à qui je ne peux pas faire confiance. Ouais, ça nous arrive à tous de péter un câble. »

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