Cassette n°12

   Je referme doucement la porte de ma chambre. Je me retourne pour faire face à mes fenêtres et je regarde le ciel. Le soleil est en train de se coucher, agrandissant l'ombre des meubles sur le sol. Je m'avance pour rejoindre le bureau et dépose mon sac à terre.

   Je prends une grande inspiration tout en continuant à observer les toits des maisons. Quelques personnes sont encore dehors. Des personnes qui ont dû vivre des choses sombres, malveillantes, suivis parfois d'instants heureux où la lumière prenait place. On ne peut pas savoir.

   Beaucoup de choses restent cachées. Comme l'identité du numéro six, par exemple. Mes yeux se posent sur mon sac. Je dois encore décider de quelque chose. Je me penche pour l'ouvrir et pour en extraire la boîte. Je la pose délicatement sur le bureau, me remémorant encore la façon dont elle était emballée sur mon paillasson. Je l'observe un moment, je remarque des détails auxquels je n'avais jusqu'alors pas prêté d'attention. Des éléments inutiles communs à pleins d'autres objets, un pli, une marque de feutre, une petite déchirure. J'ouvre le couvercle et redécouvre alors les cassettes, le walkman dessus avec mes écouteurs toujours branchés.

   Je dois savoir si je donne la boîte à Chuck ou non. Avant, je l'aurais fait, mais après tout ce qu'il s'est passé, je me demande si le mieux n'est pas de laisser le temps apaiser la douleur. Ça passera, il a vécu beaucoup de choses et sans doute qu'entendre Thomas, l'entendre pour la première fois depuis qu'il n'est plus là, sera trop difficile. Mais non, non Chuck doit savoir. Je lui expliquerai qu'il est le onzième et il décidera lui-même s'il veut l'écouter, c'est la meilleure chose à faire. Et peu importe si les autres ne sont pas d'accord, ce n'est pas à eux de décider.

   Je pense que ça ne sera pas facile, mais je suis certain que ce sera toujours mieux que de laisser perdurer le silence. Parce que comme fin d'histoire, on peut mieux faire. Et j'en ai la possibilité, là entre mes mains, de rendre cette fin d'histoire un peu plus supportable, un peu moins regrettable. Je pense que Chuck a besoin de savoir ce que Thomas voulait lui dire.

« Je suis désolé Thomas, du coup c'est à moi de lui passer la boîte... »

   Je prends la sixième cassette. Elle porte le numéro onze. Le chiffre a été fait à la peinture rouge et dessiné avec soin. Il a dû prendre son temps, s'appliquer sur chaque détail, passer sa langue sur ses lèvres quand il se concentrait. Je soupire en la retournant. Il n'y a aucun numéro sur cette face, rien du tout. Thomas n'avait plus rien à dire, et ses derniers mots ont été desservis à son petit frère.

   Sans savoir pourquoi exactement, je me mets à douter. Non pas que Chuck n'avait pas d'importance dans sa vie, au contraire il était sans doute l'être le plus cher à ses yeux. Mais Thomas... Thomas réservait toujours des surprises. Il faisait toujours quelque chose auquel on ne s'attendait pas. Comme ces cassettes par exemple...

   Je prends le walkman, l'ouvre, et insère la sixième cassette avec la face vierge de tout numéro. Je mets mes écouteurs et enclenche la lecture. Le bruit de la bande qui tourne me parvient, mais il n'y a que du silence. Je commence à perdre espoir quand soudain, le timbre si familier arrive. Thomas n'a pas fini de parler.

« A la personne qui écoute ceci, sachez que je suis mort.

   Je ne sais pas si quelqu'un aura eu l'idée de tourner celle-ci. Je ne lui ai donné aucun numéro car elle n'est destinée à personne. Je ne sais même pas si quelqu'un l'écoutera. Je sais juste que je suis seul dans ma chambre, à parler devant ce micro en totale improvisation, sans personne pour m'épier.

   Je sais que la Terre est ronde, je sais qu'il se passe vingt-quatre heures quand elle fait un tour sur elle-même et je sais que mes journées à moi sont très longues. Vraiment très longues. Mais, j'ai aussi l'impression que je n'aurais jamais le temps de réaliser mes rêves, que la vie est faite de telle sorte à faire grandir les espoirs et les illusions sans nous laisser le temps, la chance, le moyen de réaliser quelque chose. Je sais que cette cassette pourra supporter ma voix pendant une heure, je ne pourrais pas enregistrer plus, et je sais que je m'apprête à dire mes derniers mots.

   Je n'ai pas vécu longtemps, je n'ai pas vécu de grands bouleversements, ni accomplis de grands voyages. Je suis simplement un garçon un peu naïf. J'ai reçu des coups physiques et des coups au moral, j'ai échappé de peu à la justice mais pas aux rumeurs vicieuses. J'ai essuyé des mensonges et des trahisons, des sortes de vengeances et l'abandon. Je suis aussi un fils aimé, un frère adoré et un amoureux. Je suis beaucoup de choses, mais je ne sais pas qui je suis vraiment.

   Vous voyez, le gros problème de l'adolescence, c'est de se chercher soi-même sans avoir le temps de trouver les réponses. On essaye de s'en sortir, de vivre du mieux qu'on peut tandis que tout le monde autour nous met une pression monstre. On doit être un enfant obéissant et heureux de vivre, un élève studieux et souriant, un ami toujours présent... Mais ça ne dit pas qui je suis vraiment. Je ne sais pas ce que je représente, et parfois je me demande ce que je veux.

   A la personne qui écoute cette cassette, je veux vous faire part de ce que je ressens. Peut-être parce que je n'osais pas assez m'exprimer, peut-être parce qu'on ne me demandait pas si j'étais heureux, ou peut-être que j'ai seulement besoin de parler avant d'en finir. Peut-être que c'est un désir tout bonnement égoïste et que je vous fais perdre votre temps. Mais je vais parler quand même, parce que vous ne pouvez pas me faire taire.

   Je me sens seul. Je l'ai dit à la seule personne que j'ai été capable d'aimer de la sorte. Je me sens éperdument seul. J'ai l'impression de ne pouvoir me confier à personne, que personne ne sera capable de me prendre la main ou de prendre aux sérieux ce que je ressens. J'ai envie d'en finir non pas pour mourir, mais juste pour que ça s'arrête. Je veux simplement rester immobile sans personne pour venir me parler, me chercher des problèmes.

   Peut-être que ça aurait pu passer. Sans doute que ça se serait passé, que j'aurais finit par moins le ressentir, par passer outre sûrement parce que la vie se débrouille toujours pour te faire penser à autre chose.

   J'aurais voulu être plus fort. J'aurais voulu avoir ce courage de vivre et de tout me prendre en pleine face sans pour autant baisser la tête. Mais c'est dur. C'est trop dur de marcher dans la rue avec tous ces regards qui vous ignorent et qui ne se demandent pas un seul instant si vous allez bien. Des gens qui ne savent pas qui vous êtes et qui ne peuvent pas se rendre compte de la souffrance présente. Peut-être que nous nous sommes déjà croisés, peut-être que vous êtes sur les cassettes précédentes, peut-être que vous ne vous doutiez pas de ce que j'étais capable de faire.

   C'est dur de dire que tout va bien quand on me le demande, parce que quand on le fait c'est juste une question banale. Quand une personne vous salue et qu'elle prend de vos nouvelles, elle ne s'attend pas à ce que vous lui déballiez tous vos malheurs. Déjà, la prendre de court ne va aider personne et ensuite vous risqueriez de la faire fuir. Dans les films, ils savent comment s'y prendre : ils attendent le bon moment. Mais dans la vie, le bon moment n'existe pas. Il n'a jamais existé et il n'existera jamais.

   Il n'y a ni preuve de courage, ni preuve de lâcheté dans mon acte. C'est un simple geste qui résulte de ma douleur. Je sais que ce n'était pas la meilleure solution et que j'aurais pu trouver quelque chose qui me permettrait encore de profiter du soleil couchant, des glaces au chocolat et du sourire d'une personne chère. Mais je ne sais pas comment...

   Je sais que certains vont pleurer, que d'autres en auront rien à faire. Je sais qu'on finira par m'oublier. Je sais que pleins de gens sur cette Terre, que j'aurais peut-être pu rencontrer, ne connaissent absolument rien de moi et que mon geste ne pourra rien leur faire. Je ne fais pas ça pour faire du mal ou pour déclencher des réactions. C'est vrai que mes cassettes précédentes auront peut-être permis à quelques-uns de comprendre certaines choses, comme une morale à la fin d'une fable, mais c'est un plus.

   C'est un garçon perdu qui va s'arrêter de parler. J'espère que personne de ma connaissance ne résultera de la même façon que moi. J'espère que personne n'endurera cette souffrance. Je suis peut-être trop fragile pour la vie en générale. Je veux juste... du silence.

   C'est peut-être difficile à concevoir, je n'en sais rien, j'imagine, mais je ne veux pas être sauvé. J'ai perdu l'espoir. Quelqu'un me dirait qu'il faudrait que je le retrouve parce qu'il n'y a aucune raison de ne pas sourire. Seulement je suis trop fatigué pour ça. Je n'ai pas envie de continuer, j'ai l'impression que ça va être un cercle sans fin, un cercle dans lequel je n'arriverais jamais à être complètement heureux. Je ne veux plus avoir à croiser certains regards, à entendre certaines remarques ou à trouver des mensonges. Parce que peu ont compris que je n'étais pas heureux. Mais je comprends, je n'aurais sans doute pas vue leurs malheurs, moi aussi.

   Merci à la personne qui a pris le temps de m'écouter. J'espère que les larmes que j'aurais pu causer me seront pardonnées. Je vous salue, vous et le monde entier. Vous, et les personnes que j'aurais pu rencontrer.

   C'était Thomas Edison. »

   Le silence revient et je me retrouve seul.

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