Cassette n°1

   Je claque la porte de mon casier en même temps que la sonnerie retentit. Une autre journée se termine sans lui. Une longue journée.

« Hé, Newton ! »

   Je tourne la tête vers Sonya. Elle arrive à ma hauteur alors que je ferme mon sac en bandoulière. Son sourire pourrait sans doute illuminer tout le couloir, mais pas aujourd'hui.

« Tu vas bien ? me demande-t-elle.

-Je ne crois pas que la réponse te plairait. »

   Elle met une main sur mon bras accompagné d'un sourire d'excuse. Sonya elle est toujours là pour les autres. On peut voir sa tignasse blonde à l'autre bout du couloir et savoir qu'on aura le droit à un petit mot sympa. C'est la lycéenne gentille qui est appréciée de presque tout le monde, qui s'implique dans le lycée par l'association des élèves et qui reste disponible pour tous. Elle a un grand cœur et beaucoup le lui sont redevables. Pas moi.

« Si tu as besoin de quoique ce soit, je suis là. »

   J'hausse les épaules et j'hoche la tête en regardant ailleurs. Je n'ai pas envie qu'on m'aide.

« Tu sais où me trouver. »

   Elle s'en va rapidement et je pars de mon côté.

   Je traverse le couloir en jetant des regards autour de moi. L'ambiance n'est pas pareil, le brouhaha est différent. Cela fait une semaine que le drame est arrivé, une semaine qu'on a tous du vivre avec la même question : pourquoi ? Ou en tout cas pour certains.

   Les portes de sortie sont encore loin. Je dois traverser la masse, faire abstraction des bribes de conversations qui tombent à mes oreilles et continuer à avancer même si c'est difficile. Aris marche en sens contraire et me salue d'un hochement de tête. Je continue vers les portes et mon regard se pose sur le groupe de basketteurs, avec Gally, Minho et Alby. Je suis invisible pour eux, sauf que le hasard fait que Minho pose les yeux sur moi. Il détourne le regard sans que je ne m'arrête. On me bouscule un peu mais ici on bouscule tout le monde, seuls les conséquences changent. Je vois Brenda qui lit le journal du lycée contre son casier et je garde un regard impassible. Je suis arrivé à la moitié et je me fais bousculer par Zart qui s'excuse rapidement. Mon expression ne change pas, je continue à avancer. Je tiens la lanière de mon sac. Mon regard se pose sur Teresa qui est au téléphone. Elle se bouche une oreille en essayant de comprendre ce que lui dit son interlocuteur mais finit par partir dans la direction d'où je suis venu, en quête d'un peu de calme sûrement. Il y a toujours autant de monde dans cette partie du couloir et j'atteins les portes avec le même silence que je garde depuis plusieurs jours. Une fois dehors, je m'arrête un moment. Je fixe un instant le soleil. Il n'est plus aussi éblouissant et je ne perçois aucune différence quand les nuages viennent le couvrir. Je me décide finalement à partir, laissant l'enseigne « Lycée Liberty » toujours aussi fière.

*

   Le bruit que font les oiseaux me paraît sourd. J'aimerais qu'ils cessent, ce qu'ils font ne sert à rien. Je monte les escaliers de mon perron les mains dans les poches. Je n'ai pas de pensées particulières quand je me rends compte qu'un paquet attend sur le paillasson. Un paquet avec mon prénom inscrit dessus. Il fait la taille d'une boîte à chaussure et se trouve emballé dans un papier cartonné. Celui qui l'a fermé devait trouver les curieux indésirables parce qu'il semble avoir fait plusieurs tours avec le ruban adhésif. Et dessus, avec du feutre noir, il y a écrit :

« Isaac Newton »

   J'hésite un moment. Un moment durant lequel je me dis que ça doit être une erreur ou que ce truc va m'apporter que des conneries. Mais je le prends quand même.

   Le paquet sous le bras, j'entre chez moi en refermant la porte d'un coup de pied. Mes parents ne sont pas là et ils ne le seront probablement pas durant un long moment. Ils travaillent plutôt tard et à vrai dire c'est mieux ainsi. Ça m'évite de mentir à plein temps.

   Une fois dans ma chambre, je prends soin de refermer la porte avant de me concentrer sur le paquet. Je ne reconnais pas l'écriture. Je l'ouvre à l'aide de mon ciseau et après l'emballage débarrassé, je découvre une boîte en carton. Je soulève le couvercle pour le déposer à côté et je vois du papier à bulle. Je le retire et tombe sur des cassettes. Des petites casettes sans rien de spécial. Il y en a six.

   J'en prends une au hasard et vois le numéro « 9 » inscrit en rouge. Un rouge un peu fade. Je fronce les sourcils et la retourne : l'autre face porte le numéro « 10 ». Je m'empresse de regarder les autres, elles ont toutes un numéro. La dernière porte le numéro « 11 » et ça s'arrête là.

   Je me laisse aller contre mon dossier en me demandant à quoi ça rime. Je cherche une lettre, un mot, même juste un papier, n'importe quelle indication mais il n'y a rien. Rien, mis à part ces cassettes.

*

   Il faut que je les écoute. Il faut que je sache ce qu'elles gardent. Heureusement, un walkman se trouve également dans la boîte. Je jette un regard à ma porte pour m'assurer qu'elle est fermée, et me mets à la recherche de mes écouteurs. Je fouille mes tiroirs, mon sac, sans les trouver. Finalement, mon regard se pose sur ma table de chevet et je vois les fils entortillés. Je m'en empare sans plus attendre avant de revenir sur mon siège. Je branche les écouteurs et insère la première cassette. Je mets mes écouteurs, impatient d'entendre ce qu'il va suivre. J'appuie sur le bouton de lecture et j'attends.

   Quelques secondes passent sans que rien ne vienne. Puis une voix arrive. Brisant le silence. Elle retentit dans ma chambre comme un miracle, comme une projection du passé. Une voix que je connais bien. Elle dit :

« Bonjour. Je suis Thomas Edison, tu sais le gars qui s'est suicidé. »

   Je coupe instantanément le son et me met à crier sans réfléchir :

« Non Thomas ! Ça fait une semaine que t'es mort, ça ne peut pas être toi ! T'es mort ! T'es plus là... »

   Je regarde le walkman comme objet de mon malheur. Comme une créature à la fois terrifiante et dangereuse. Je sais qu'à partir de maintenant, à partir du moment où sa voix s'est activée, le silence qui m'accompagnait depuis une semaine était finit. Le calme précaire et désagréable dans lequel je me trouvais depuis que j'avais appris la mort de Thomas Edison se brisait. Le chaos pouvait commencer.

   Je secoue la tête sans vouloir comprendre. Pourquoi ? Pourquoi Thomas avait fait ça ? Quel était son but de s'enregistrer ainsi ? Et qui m'avait donné ça ?! Mon regard se pose sur la boîte de cassettes. Je sais que le seul moyen de trouver des réponses c'est de les écouter. Mais... Je ne vais jamais pouvoir. Je ne pourrais jamais écouter sa voix.

   Mon téléphone sonne et je prends cet appel comme un refuge. Je me jette sur mon portable et réponds à Rachel.

« Hé, tu ne devineras jamais ce qui m'arrive...

-Si, je pense que tu y es. »

   Là, je sais que y'a un truc qui cloche.

« Tu..., je commence.

-Tu as les cassettes ?

-Oui mais... Attends, comment tu le sais ? »

   Le silence me répond et je me trouve trop sur tension pour mal le prendre.

« Répond Rachel !

-Ça va ! Les cassettes, tu dois les écouter. Tu dois toutes les écouter.

-Mais...

-C'est tout ce que je peux te dire. Ecoute-les, on parlera après. »

   Elle raccroche. Et je me retrouve seul.

*

« Bonjour. Je suis Thomas Edison, tu sais le gars qui s'est suicidé. Ça va, toi ? Oh ne t'inquiètes pas, tu vas vite savoir que je parle de toi. Mais avant ça, je veux m'assurer que tu sois bien installé. C'est bon, tu as trouvé une place tranquille ? Tant mieux. Maintenant écoute. Ecoute-moi bien. Ecoutez-moi tous jusqu'au bout. »

   Il a fallu que la lune soit haute pour que je trouve enfin le courage d'appuyer sur le bouton lecture. Je me suis allongé dans mon lit, le regard tourné vers le plafond. Je fixe les fines fissures qui l'habille mais je ne les vois pas. Non, ce n'est pas ce que je vois.

« Il y a deux règles. La première : tu écoutes. Et la deuxième : tu fais passer. »

   Je vois le visage d'un ami mort depuis une semaine. Je vois des traits qui correspondent au timbre que j'entends. Je vois ce petit nez retroussé et ces grains de beautés. Je vois ces yeux caramel et j'entends sa voix. Thomas qui parle. Thomas qui est mort. Ce n'est pas logique mais c'est comme ça. C'est ce que je vis. C'est ce que je vis en ce moment.

« Tu dois sûrement te demander à quoi servent ces cassettes. Quel but j'avais à m'enregistrer de la sorte ? Hé bien d'abord, j'ai toujours aimé les vieilles choses. C'est plus classe. Ensuite... Ensuite je voulais être sûr qu'elles soient entendues par toutes les personnes concernées. Oui, tu as bien entendu : tu es concerné. »

   Je tiens entre mes doigts l'appareil qui maintient en vie la voix de Thomas. J'ai envie de pleurer mais tout reste coincé dans ma gorge. J'écoute ses paroles, plus précieuses les unes que les autres, et le temps passe sans que je ne le voie. Je suis bien trop stupéfait pour avoir peur. Je me demande encore comment j'ai pu parler tout à l'heure, comment j'ai pu répondre à Rachel et comment j'ai pu reprocher à un radiocassette de faire son boulot.

« Si tu es en train de m'écouter, c'est qu'une cassette devrait te concerner. Tu es l'une des raisons de ma décision. Une des raisons qui m'a poussé au suicide. Tu vas écouter toutes les cassettes parce que je te le demande gentiment et tu vas les faire passer à la personne suivante. Si tu ne le fais pas, quelqu'un de confiance va le faire à ta place. J'ai fait une copie de ces cassettes et je te conseillerais de suivre correctement les règles. »

   Je ferme les yeux et j'imagine alors Thomas dire ce que j'entends, faire ce qu'il dit. Je l'imagine tel que je l'ai connu, faisant ses gestes bien à lui qu'il ne retransmet pas dans son récit. Et alors, je commence à comprendre que son geste n'était pas fait sur un coup de tête, un caprice d'un soir. Que ce que j'entendais ne restait qu'un début.

*

« Cette première casette t'est dédiée, Gally Miller. Quoi, t'as l'air surpris ? Faut pas voyons. Au moins tu auras fait quelque chose d'utile : tu auras rendu ma rentrée au lycée inoubliable. Attend que je te raconte, tu vas voir que de mon point de vue c'est différent...

   Ma mère avait insisté pour m'accompagner. Non pas qu'elle était mère poule, mais elle considérait certaines étapes de la vie comme nécessaire à sa présence. Et bien évidemment, ma rentrée au lycée en faisait partie.

« Tu m'appelles si tu as besoin de quoique ce soit.

-Mais oui maman... »

   Je suis sorti de la voiture et je crois que c'est là que tu m'as pris pour cible. Pourtant y'avait pleins de gens autour. C'est vrai, tu aurais pu choisir le petit Aris qui mangeait encore les plats tout préparés de sa mère où chaque pourcentage de vitamines était mesuré, tu aurais pu prendre Brenda qui marchait sans arrêt tête baissée ou n'importe quel autre lycéen de ce bahut. Mais non, il a fallu que ça tombe sur moi.

   Plus tard, j'ai appris que tu avais redoublé ta sixième, autrement dit que tu étais plus vieux que nous d'une année. Une seule année qui ta soi-disant donné le droit de faire ce que tu faisais. En général, ton truc s'arrêtait à de l'intimidation, mais avec moi t'es allé plus loin. Trop loin. »

   Je coupe un instant la casette. Je ne connaissais pas encore Thomas à l'époque, il était nouveau en ville et par conséquent je ne l'avais jamais vue. A ma rentrée au lycée je ne faisais pas attention aux gens, je me concentrais plus à pas me perdre dans ces couloirs et à débuter une bonne année. J'ai toujours pensé que c'était pour tout le monde pareil. Je l'ai pensé.

   Je ne pourrais pas écouter tout ça. Je ne pourrais pas entendre sa voix et faire comme si de rien n'était juste après. Je ne pourrais pas écouter tout ce qu'il voulait dire et je ne pourrais certainement pas entendre quel rôle j'ai pu jouer dans sa mort. Je ne pourrais pas...

   Et pourtant je sais que je devrais bien. C'est ce que Thomas voulait. C'est ce que je dois faire. Et puis savoir pourquoi il a fait ça sera sans doute moins insupportable que de l'ignorer.

   J'appuie de nouveau sur le bouton « lecture » et j'attends la suite de son récit.

« Je suis allé en classe comme tous les autres élèves. J'ai dû me présenter parce que, tu connais la prof, elle favorisait le côté social plus que tout. Et là, t'as parlé. T'as dit un truc du genre :

« Elle est bonne ta maman, dommage qu'elle soit aussi poupoule. »

   Je n'ai pas compris sur l'instant.

   Les rires ont commencé à fuser, les remarques aussi, et je me suis retrouvé au milieu de tout ça. Au milieu de cette classe qui suivait un mec un peu trop sûr de lui. Et je me suis senti seul. Le premier sentiment que j'ai ressenti en entrant au lycée c'est la solitude. Tu trouves ça normal ? Surtout pour une remarque aussi stupide.

   Enfin bref, ce n'était qu'une remarque lancée sûrement au hasard, ou sûrement pas, et juste un mauvais moment à passer. Mais ça été le début de tout.

   Les jours qui ont suivis se sont présentés de façon semblable. Quelques remarques par-ci, d'autres par-là. Tu m'as enfermé dans les toilettes et tu m'as baissé mon pantalon en public. Tu m'as insulté avec un sourire si sincère au visage que j'ai cru que tu te foutais royalement de ma gueule et que ma réaction représentait une sorte de trophée pour toi. Drôle de trophée, hein ? »

   Thomas avait toujours été un garçon discret, à sa manière. Il participait en classe, il faisait son travail d'élève sans faire de vagues. C'est moi qui l'avait libéré des toilettes. Il y était enfermé depuis une heure environ et j'étais passé par-là par hasard. J'étais entré, je m'étais lavé les mains et avait mis de l'eau sur ma figure. Je crois que j'avais mal digéré le petit cinq que je venais de me prendre en anglais.

   Le brun avait alors frappé contre la porte en demandant de l'aide. Je lui avais ouvert, reconnaissant sa voix.

« Merci... Je suis un peu claustro.

-C'est Gally et sa bande ? j'avais demandé.

-Ouais, ces imbéciles. »

   J'avais souri en me disant qu'il n'avait pas vraiment tort.

« Tu vas bien ?

-Si on peut appeler ça « bien » le fait d'être enfermé pendant une heure dans des toilettes nauséabondes, ça va. »

   Et là il m'avait souri. Bon, pas le genre de sourire ravageur et entreprenant, mais le sourire timide qu'on sort comme une excuse. Le sourire qui révèle une certaine timidité et une certaine audace de l'instant. Ce sourire qui fait du bien à être reçu.

« On a fini par se battre. Ouais, j'ai répliqué. T'as été surpris Gally ? Est-ce que pendant une seconde, une seule petite seconde, tu as été étonné ? Répond pas, je n'entendrais sans doute rien de toute façon. Ou peut-être que si.

   Mais là encore, tu as su y faire à ta manière. »

   Je me souviens de ce jour-là. Celui où Thomas s'est battu avec Gally en plein milieu du couloir. J'étais aux premières loges parce que j'étais avec Thomas.

   Je me rappelle, on passait de plus en plus de temps ensemble. On ne peut pas encore dire que nous étions très proches mais on ne perdait pas notre temps à être ensemble, on ne pouvait pas appeler ça perdre son temps.

   C'était en plein milieu du couloir. On discutait tous les deux de la fête que Brenda organisait. Elle avait eu l'intention d'inviter tout le lycée. Et pendant qu'on en parlait, sans embêter personne, Gally était venu. Il avait mis ses mains sur sa taille, le seul à pouvoir faire ça sans supprimer sa virilité.

« Hé Thomas, tu penses que ta mère accepterait de venir avec moi à cette fête ? Je suis sûr que ça lui ferait plaisir. »

« Je t'avais répondu non, Gally, mais t'as insisté. »

« Allez, en plus en bon gentleman je viens la chercher et je la ramène. Je ne te dis pas que je la ramènerais chez toi, mais...

-Je t'ai dit non, coupait Thomas.

-Tu te crois capable de refuser ? »

   Là il s'était approché trop près du brun. Et Thomas l'a repoussé. Il l'a poussé violement et la brute a répliqué. Gally a joué de ses poings et Thomas s'est défendu jusqu'à ce que je réussisse à les séparer à l'aide des autres élèves qui avaient bien voulu se bouger. Et ils ont finis tous les deux au bureau du proviseur, Gally avec un mal de ventre qu'il avait essayé de cacher par fierté et Thomas avec du sang sur la figure. Encore aujourd'hui je regrette de ne pas avoir joué des poings moi aussi, de sorte à ce que même la fierté de Gally ne suffise pas à cacher sa douleur. Ce con...

« C'est vrai, je t'ai repoussé alors que tu ne m'avais pas touché. Je suppose que tu te demandes pourquoi. Tu vas enfin avoir ta réponse.

   Depuis le début tu t'en étais pris à moi. A chaque fois tu ciblais mon physique, mes faiblesses. Et là tu recommençais avec ma mère. Depuis la rentrée tu semblais l'avoir oublié mais voilà que tu insistais. Et j'ai tout simplement pas supporté. Pas supporté que je ne puisse pas la défendre. Tu comprends, ne pas rendre les coups quand on m'enferme dans les toilettes n'engage que moi. Mais quand on s'attaque aux proches...

   Devant le proviseur tu faisais pas vraiment le fier mais suffisamment pour pas assumer tes dires :

« J'ai rien fait. Il m'a poussé sans raison et je me suis défendu. C'est aussi simple que ça.

-C'est ce qu'il s'est passé, Thomas ? »

   J'ai regardé le proviseur et je me suis contenté de dire :

« Il a insulté ma mère. »

   Il faut sans doute croire que pour toi, insulter quelqu'un se résume à des mots vulgaires.

« Je n'ai jamais faits ça ! »

   Après débat, le proviseur en a simplement conclu que j'avais dû mal interpréter tes paroles. On est sortis de bureau et alors que je laissais derrière moi le bâtiment administratif, j'ai vue par la fenêtre toi et le proviseur en train de vous serrer la main. A ce moment, je ne savais pas que tes parents contribuaient grandement au financement du lycée et que par conséquent, chacun de tes actes se retrouvaient réduits, sans conséquences particulières, sans décision disciplinaire. »

   Je retire mes écouteurs et garde les yeux dans le vide. Ça expliquait ce qu'il avait fait ensuite, ce à quoi j'ai participé de mon gré. Je me rends compte que Thomas ne disait pas tout, que de son vivant il gardait des secrets qui peuvent paraître sans importance. Qu'il gardait enfoui sans se rendre compte du risque. Jusqu'à ce qu'il soit trop tard.

« Une semaine plus tard j'avais pris ma décision. J'étais décidé à ne pas laisser ma mère sans vengeance. Si le lycée ne voulait pas te punir, j'allais le faire moi-même. »

« Tu crois que c'est une bonne idée ? »

   Je me souviens avoir posé cette question à Thomas alors que nous étions dans les toilettes du lycée. Il avait ramené de chez lui un tuyau d'arrosage et j'avais tout de suite pressenti que la victime ne serait pas aux anges.

« C'est une excellente idée.

-C'est pour Gally ? j'avais demandé.

-Pour qui d'autre veux-tu que ce soit ? »

   On avait mis le tuyau sur les robinets et on était sortis du bâtiment. Un serpent en caoutchouc vert parcourait les couloirs jusqu'au terrain. Une fois dehors, Thomas avait rapidement repéré la brute. Et une fois repéré, il s'y était dirigé d'un pas décidé. Bien sûr, pas assez débiles pour se planter devant lui en plein milieu de sa bande, on était montés sur les gradins. Par chance, l'autre se trouvait juste en bas.

   Thomas avait alors activé le jet avant de lancer :

« Hé Gally, petit cadeau de la part de ma mère ! »

   Et le basketteur s'était retrouvé trempé des pieds à la tête. L'eau était super froide et avec le temps qui s'attiédissait de plus en plus à cette époque, la pneumonie était assurée. Moi j'étais à côté et je lançais des cris de joie. Je n'avais pas été le seul à faire ça. Mais Gally n'avait pas vraiment apprécié. Il a dû changer de vêtements, subir quelques moqueries, trop maigres à mon goût, et soigner un rhume alors qu'il avait le premier match de la saison à faire. Pauvre chou.

« Ce n'était pas trop dur ce rhume ? Oh bien sûr, ça ne t'a pas vraiment plus...

   Un peu plus tard, je sortais du lycée et il faisait nuit. J'étais resté pour des devoirs, en élève sérieux que j'étais encore. Je suis sorti du bâtiment et du parking. Je rentrais à pied, ma maison n'était pas très loin. Enfin, j'avais jusqu'à maintenant considéré que la distance n'était pas grande.

   Tu m'attendais à un coin de rue avec quelques potes. Tu m'as pris par surprise, me plaquant contre les murs d'une ruelle. Tu m'as craché à la figure des paroles comme :

« Tu te crois malin, petit merdeux ? Attend, je vais te faire voir qui je suis ! »

   Et tu m'as frappé. Tu m'as frappé tellement fort que je suis tombé à terre. Tu m'as donné des coups alors que j'étais recroquevillé sur moi-même. Tu m'as insulté de tous les noms parce que ton vocabulaire n'est pas très enrichi et tu m'as laissé-là. Par terre, en pleine rue. Abandonné.

   Je me suis levé avec beaucoup de mal ce soir-là. J'ai pris sur moi et je suis rentré du mieux que je pouvais. Je me souviens avoir trouvé le chemin très long. Je ne sais pas si tu peux concevoir l'idée, mais essaye d'imaginer. Imagine Gally, imagine que chaque pas te procure une douleur presque insoutenable. Imagine tes os, tes muscles, et même chaque parcelle de ta peau qui te fait souffrir. Imagine ce que ça doit faire, comment on doit se sentir. Le mot c'est faible. On se sent faible.

   J'ai pu rentrer chez moi et cacher ces blessures du mieux que j'ai pu. Le lendemain, j'ai dit à mes parents que j'étais tombé et ils m'ont cru. Ils ont cru à mes sourires jusqu'au bout. Et quand je suis retourné au lycée, tout le monde savait. Tout le monde savait parce que tu avais pris le malin plaisir de conter tes exploits à tous. Sans exception. »

   Je me rappelle. Les regards que pratiquement tous avaient porté à Thomas. Ces rires moqueurs alors qu'il arborait encore ces blessures. Je crois que je ne pourrais jamais oublier ce regard.

« J'en ai fini avec toi. Mais reste, il faut que tu écoutes ce que tes amis ont fait. Il n'y a pas qu'eux sur ces cassettes. Il y a des gens que tu connais à peine, d'autres dont tu ignores peut-être l'existence. Mais rappelle-toi la première règle : tu dois toutes les écouter. Tu verras peut-être les gens différemment après ça, enfin peut-être. »

   Gally ne semble pas vraiment avoir changé ces derniers jours. Il est autant fidèle à lui-même, même si en général je ne fais pas vraiment attention à lui. Enfin je crois. Mais comme je l'ai appris ces derniers temps, on ne peut jamais être sûr de rien.

« Le plus dur reste à venir. Maintenant change de face. »

   Mon téléphone sonne et je prends quelques secondes avant de répondre. Avant de vouloir répondre. Je porte le portable à mon oreille et réponds à Rachel.

« Tu vas pouvoir m'aider maintenant ?

-Ça dépend, tu penses quoi de tout ça ? me demande-t-elle.

-Ce que j'en pense ? T'es sérieuse, là ? Gally est un enfoiré, ça je le savais déjà.

-C'est de Gally que tu me parles en premier ?

-Et tu voudrais que je te parle de qui d'autres ? »

   C'est quand j'ai fini de poser cette question que j'ai compris ce que Rachel croyait.

« Tu n'as pas écouté toutes les cassettes ?

-La première, c'est déjà pas mal. »

   J'entends un soupir de l'autre côté et ce qu'elle dit me surprend :

« Je crois que tu vas être le plus long à finir. »

   Je suis trop surpris pour trouver quoi répondre. Elle ne m'en laisse cependant pas le loisir et reprend :

« Je pourrais t'aider que si tu les as toutes écoutées. Toutes, sans exception. »

   Et le pire c'est que je crois qu'elle a raison.

« Ça va aller, Newt ? »

   Je regarde mes mains et je me dis que ça ne va pas depuis que je sais qu'il est mort. Je me dis que ça n'ira probablement plus jamais. Et je me dis aussi que ça n'a l'air que d'un début. Je ne lui réponds rien. Mes yeux me piquent et j'ai l'impression que je vais pleurer. Elle reprend :

« Ça va être dur mais tu dois y arriver, c'est ce qu'il voulait. »

   J'hoche la tête parce que je suis incapable de parler.

« Newt...

-Oui ?

-Fais gaffe à toi. »

   Elle raccroche et je me retrouve de nouveau seul avec le walkman. Pendant une seconde, une unique seconde, je me dis que c'est possible. Que je vais y arriver. Et finalement, je me demande pourquoi je suis sur ces cassettes et qui sont les autres. Je me demande comment je vais pouvoir affronter tout ce qui pourrait me tomber dessus, comment je vais réagir suite aux regards des autres. Qu'est-ce que je vais faire quand je vais me retrouver face à Gally en sachant qu'il a contribué à détruire Thomas. Contribué... Le mot est faible.

   La première face est terminée, mes écouteurs tombent sur mon oreiller. Je tiens toujours entre mes mains le walkman et je reste sans rien faire. Pour le moment, je suis incapable de faire quelque chose.

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