33. New York
New York, √
10h25
Il n'est pas difficile de croire que l'amour démonstratif de ceux qui nous entoure, nous laisse une sensation amère quand on voit la fin de notre propre relation. Emma, assise sur le banc froid de l'église, regardait les effusions des futurs mariés d'un œil critique. Une douleur lancinante la traversait, elle aurait pu verser quelques larmes qui seraient passées inaperçues mais ses yeux restaient aussi secs que le bassin vide d'eau bénite. Ses pensées n'étaient pas au mariage, elles étaient tournées vers une autre direction, celle que Dave avait prise en la quittant. Elle se demandait si elle avait fait le bon choix en le laissant fuir ; elle décida de remettre ses profondes réflexions et remords à plus tard. Le mariage, la jeune femme en avait toujours eu une bonne opinion. Durant son adolescence, les livres qu'elle lisait avec tant de ferveur et qui l'avait tant chamboulée se terminaient sans aucune exception sur la vision d'un mariage. Darcy épousait Elizabeth malgré l'absence de dot ; Emma, Mr Knightley ; Mr Rochester se mariait avec Jane Eyre bien que leurs positions sociales auraient dû les contraindre à mettre un terme àleur amour ; Elinor choisissait Edward Ferrars, sa sœur le colonel Brandon : voilà ce que pouvaient offrir les romans magnifiques de Jane Austen et de Charlotte Brontë. Les personnages fictifs avaient pleinement goûté aux mystères de l'amour alors que leur propre auteur n'en avait retiré que les miettes : Charlotte Brontë connut la ferveur puis la souffrance de l'amour en entretenant une relation épistolaire avec un homme déjà marié puis rencontra le vrai amour en 1854 avant de mourir en 1855 ; quant à Jane Austen, elle s'éprit d'un jeune inconnu qui décéda peu de temps après. Les personnages de fiction peuvent connaître le plus grand amour ou la plus insurmontable des afflictions sous la plume de leur écrivain tandis que les personnes de chair et de sang n'ont aucun contrôle sur ces choses, elles n'ont aucun auteur derrière leur dos pour leur inventer une belle ou triste destinée.
Les deux mariés avaient décidé d'organiser leur réception dans un joli bâtiment, à la sortie de la ville de New York. Tout le monde s'y retrouva pour fêter dignement ce mariage. Pour l'occasion, les grandes tables étaient surmontées de petits canapés, de biscuits apéritifs, de mets raffinés faits par un des meilleurs traiteurs de la ville. Il y avait même un petit bar.
Emma eut du mal à garder un visage impassible quand Claire, sa mère, l'aborda pour lui demander où pouvait bien se trouver son Dave. Madame Bolet, pour l'occasion, avait revêtu une jolie robe couleur prune qui lui seyait à merveille. A ses côtés se tenait Henri Bolet, silencieux et stoïque dans son costume. Quelquefois, on pouvait l'entendre maugréer dans sa barbe contre la tyrannie des cravates qui vous coupent le souffle et contre ces vestons qui vous empêchent de faire un geste. Sa blouse de travail lui manquait et il tenait mieux ses vaches en estime que toutes les personnes rassemblées ici. Ce genre d'événements, il les détestait. Rencontrer la haute société pompeuse de New York qui ne pouvait avaler des toasts de caviar que s'ils étaient suivis d'une bonne coupe de champagne, ça le dépassait. Madame Bolet avait d'ailleurs dû insister fortement pour que son mari accepte de s'envoler pour l'Amérique, patrie pour laquelle il vouait une rancœur. Il détestait ces villes trop touristiques, cette idée très américaine de battre des records de grandeurs en matière d'architecture, l'air arrogant des américains qui se vantaient d'avoir envahi le marché mondial avec leurs fast-foods, leurs films hollywoodiens, leurs marques de vêtements, leur incessant optimisme et leurs politiciens endiablés. Personne ne voit l'Amérique avec sa peine de mort et ses injections létales, on oublie trop souvent la discrimination ! Henri se demandait si on pouvait vraiment appeler cette nation, 'le pays des droits'. L' « Americain Dream »... On était loin de s'en approcher.
« C'est bien triste qu'il ait autant de travail quand même ! J'étais tellement heureuse à l'idée de le voir... » Ajouta Claire de sa voix cristalline « Enfin, bon, ce n'est pas grave. J'espère que la prochaine fois que je le verrai, ce sera pour votre mariage » Emma qui était en train de goûter à un des mets du buffet fut prise d'une quinte de toux qui ne cessa que lorsque sa mère lui tendit sa coupe. Notre mariage... Il n'yaurait peut-être aucun évènement de ce genre dans le futur, pensait Emma tandis que sa mère louait la beauté de la mariée, Pamela, qui se tenait aux côtés de son mari. Elle resplendissait comme Emma mais elle affichait en plus un air qui montrait à quel point elle était comblée. Son ventre de femme enceinte devenait de plus en plus visible. Ce mariage serait sûrement le dernier dans la famille Bolet, soupira Emma.
Pamela avait énormément de chance : elle avait un mari qui l'aimait inconditionnellement, un enfant qui naîtrait bientôt, une belle-famille qui lui avait donné tout de suite son consentement. Même Henri n'avait rien eu à redire quant au mariage de son fils avec cette jeune femme italienne. Emma pensait que, même si Dave lui revenait, si jamais il la demandait en mariage, toute sa famille ne l'accueillerait pas à bras ouverts, notamment son père qui semblait avoir pour lui du ressentiment. Les parents de Dave, eux, ne s'opposeraient jamais au mariage : Caitlyn l'avait toujours entourée de tendresse et de compréhension quant à Christian, il n'avait certes pas montré ses sentiments vis-à-vis de sa relation avec son fils, mais il appréciait bien cette jeune française qui avait tant apporté son soutien à son fils durant des moments sombres. Il avait la certitude qu'Emma serait toujours à ses côtés pour l'épauler, quoi qu'il arrive.
Claire, voyant que Pamela se tenait maintenant seule, sauta sur l'occasion et alla la rejoindre. Emma resta en compagnie de son père qui était aussi bavard que la coupe de verre qu'elle tenait en main. Les échanges entre le père et la fille restaient tendus.
« Comment va la ferme ? » Demanda Emma après un long moment de silence.
« Très bien »
« Toujours pas de nouvelles de ce mystérieux bienfaiteur ? »
« Non » Répondit froidement son père comme si cette conversation ne lui convenait pas et Emma se sentit mal à l'aise. Elle devait déjà supporter l'absence de Dave, porter sur ses épaules un autre fardeau la tentait peu. Elle se mit à chercher un sujet de conversation quand Damien vint se placer à ses côtés, saluant son père d'une vigoureuse poignée de main.
« Bonjour, vous devez être le père d'Emma ? » Demanda t-il sans être le moins du monde timide ou réservé. Il avait dû rencontrer tant de personnes qu'en accueillir de nouvelles ne le gênait plus.
« Je suis Damien Dean, un... ami de Dave » S'il avait hésité sur sa présentation c'est que la pensée que son meilleur ami puisse rejeter leur amitié lui semblait intolérable.
« Que faîtes-vous ici ? » Le questionna Henri car celui-ci aurait aimé trouver d'autres raisons de détester Dave.
« Comme Dave ne pouvait être là, je tiens compagnie à cette jolie demoiselle » Expliqua Damien sans révéler la véritable explication à l'absence de son ami, en ce jour de bonheur.
« Vous êtes vous aussi dans le domaine du business ? »
« Non, pas du tout. Je suis artiste »
« Que peignez-vous ? » Demanda Henri, intéressé. Emma s'excusa auprès des deux hommes et les laissa faire connaissance. Elle n'en revenait pas que son père se comporte si bien avec l'ami de son amant. Dave était aussi poli et charmant que Damien, alors pourquoi autant de froideur envers l'homme qu'elle aimait ? Elle chassa ses pensées et se dirigea vers le bar car c'était le seul endroit assez tranquille. Il régnait dans le bâtiment une ambiance enjouée ; on discutait et on riait fortement dans un groupe où Emma aperçut son frère entouré de quelques collègues de travail mais elle ne voulut pas les rejoindre. Elle aurait été obligée d'afficher un sourire faux et elle n'était pas sûre de pouvoir soutenir une conversation qui tournerait autour de sujets qu'elle ne connaissait pas. Parler gaiement d'une infirmière qui s'était trompée de médicaments ou encore bavarder sur la réussite d'une opération ne lui semblait guère alléchant.
La jeune femme s'assit sur un des tabourets hauts du bar et commanda un soda, rejetant la prière que lui envoyait cette petite voix dans son cerveau, celle de s'alcooliser pour oublier. Elle doutait de l'effet que l'alcool pourrait avoir sur elle ; elle ne penserait peut-être plus à lui mais cela ne durerait que l'espace d'un instant et l'idée de se retrouver soûle au mariage de son frère était à abolir. Elle désirait que sa belle-sœur et Julien se souviennent de cet événement avec bonheur.
« Emma ! » S'écria Pamela en la rejoignant aussi vite que pouvait lui permettre son ventre. Elle était magnifique dans sa robe blanche en tulle et ses cheveux coiffés avec soin. « Il y a tellement de monde que je n'ai pas eu le temps de venir te voir » s'excusa la jolie italienne.
« Oh, ce n'est rien. Tu n'as pas fait les choses à moitié ! C'est magnifique ! »
« Julien m'a beaucoup aidé pour préparer tout ça » Qui aurait cru que son frère possédait des talents d'organisation ? « Je voulais te remercier... »
« Me remercier ? Mais pour quoi ? » Demanda Emma sans comprendre ce que voulait signifier ce remerciement.
« D'avoir poussé Julien à venir me parler. Je n'aurais jamais dû le traiter de cette façon si ignoble. Je m'en suis énormément voulue mais je n'ai pas eu le courage de faire un pas vers lui » Emma opina de la tête bien qu'elle ne soit pas à l'origine de leur réconciliation. Elle avait d'ailleurs voulu en être mêlée le moins possible. « Je t'en remercie mille fois, Emma »
« Bienvenue dans la famille Bolet, Pamela » Ajouta Emma sincèrement en prenant la jeune femme dans ses bras bien que ça soit difficile avec son ventre proéminent. L'italienne versa quelques larmes de joie. Au loin, Emma entendait les deux parents de Pamela qui discutaient fortement dans un anglais approximatif et où l'accent italien perçait.
« Merci Emma de m'avoir toujours accueillie aussi chaleureusement »
« Je t'en prie » Répondit Emma. Cette dernière allait lui poser une question quand Pamela fut appelée par son mari. La jeune femme se retrouva seule devant son verre. Emma n'avait jamais autant senti la solitude l'envahir et bien qu'il y ait un énorme brouhaha dans la pièce,le tabouret à côté d'elle restait désespérément inoccupé. La tête dans les mains, elle se demandait comment tout ceci avait pu marquer la fin de leur histoire. Les yeux dans le vide, elle se traitait de tous les noms pour avoir été assez idiote pour le laisser fuir. L'horloge qui trottait derrière le comptoir lui rappelait à quel point le temps coulait. Trois heures qu'il était parti, trois heures qu'elle était sans nouvelle.
*
Tout pouvait accentuer la peine qu'elle ressentait. Le plus infime des objets pouvait avoir de l'effet sur son humeur, plus souvent pour l'affliger encore plus. Si elle s'attendait à retrouver son amant dans son propre appartement donnant à Manhattan, elle fut vite déçue car la pénombre fut la seule présence qui l'accueillit. Elle se débarrassa de son sac dans le vestibule. Le silence qui régnait dans l'appartement était la preuve irréfutable qu'il n'était pas rentré. Emma se laissa choir sur le canapé. La jeune femme regrettait que Dave ait prié Lise de prendre quelques jours de congé. La vieille dame aurait été certainement d'un grand réconfort. Emma devait affronter seule le mutisme de l'appartement. Damien lui avait proposé de lui tenir compagnie mais elle avait rejeté sa proposition car Dave devait rester fragile après ses aveux. Cet appartement était trop grand à son goût. Elle comprenait ce que pouvait ressentir Dave quand il se retrouvait ici avec pour seule compagnie ses sombres pensées. Tout était froid quand il n'était pas là ! Tout semblait impersonnel comme si elle était une totale étrangère à ses lieux où elle avait pourtant passé les plus beaux moments de sa vie ! Reviens, pria-t-elle mais sa prière resta sans réponse, ô Dave pourquoi m'infliger une telle torture alors que je ne désire que ton bien ?
Emma observait le téléphone, le seul appareil qui puisse la rapprocher de lui, diminuer son absence. Elle le prit dans ses mains tremblantes. Répondrait-il si elle l'appelait ? Elle avait peur de rencontrer un échec mais elle savait qu'elle n'avait plus rien à perdre : son cœur était déjà brisé, toute lueur de joie avait disparu de son visage et ses yeux restaient toujours aussi secs. Sans plus de réflexion, elle composa son numéro qu'elle connaissait par cœur et colla l'appareil contre son oreille en priant le ciel d'exaucer ses prières. Elle tomba directement sur la messagerie, elle ne daigna pas laisser un message à cet individu qui ne la méritait pas mais elle avait beau l'injurier, la peine était toujours la même. Son amour pour lui ne diminuerait pas, la souffrance d'avoir été rejetée par l'homme qu'elle aimait augmentait. Elle entra un autre numéro dans le combiné, jurant que c'était sa dernière chance. Elle pourrait lui pardonner de l'avoir torturée indirectement.
« Allo ? » Demanda une voix féminine. Emma se présenta d'une voix chevrotante et demanda à Caitlyn si son fils était ici, avec eux. La réponse négative eut l'effet d'un coup de poignard dirigé sur son cœur. S'il n'était pas là où était-il ? Pourquoi ne rentrait-il pas ? La mère de Dave questionna Emma sur la raison de son appel désespéré. Au lieu de lui répondre, Emma lui souhaita une bonne soirée et raccrocha sans se préoccuper des règles de politesse. Le téléphone glissa de ses mains et alla trouver place sur le sol. Il n'était pas là. Il n'était pas là-bas. Elle n'avait plus envie de jouer au chat et à la souris, ce stupide jeu qui lui crevait le cœur !
Elle se rendit lentement dans la chambre où ils avaient partagé tant de moments et, sans un regard vers les photos qui décoraient la table de chevet de Dave, elle rangea correctement ses affaires dans une valise avec un sang-froid effroyable qui la surprit. D'où tenait-elle tant de détermination ? Quand avait-elle pu prendre une telle décision ? Elle n'appartenait plus à ce lieu, c'était devenu un endroit inconnu pour elle. Elle contourna le bureau de Dave et fit sa recherche avant d'imprimer ce qu'elle avait besoin. Elle prit le papier dans ses mains qui ne tremblaient plus et fourra celui-ci dans sa poche.
Chargée de sa valise, elle retourna dans le salon avec la ferme intention de se reposer sur le canapé. Elle était fatiguée comme si la décision qu'elle venait de prendre l'avait exténuée. Elle s'endormit vite, sans aucune pensée. Elle ne voyait devant elle que son propre destin qu'elle venait de reprendre en main. Demain, elle ne serait plus là. Dans quelques heures, tout ceci aurait disparu, cette mascarade grotesque ne serait plus qu'un bagage lourd dans sa vie.
*
Ohio,
20h35
Pourquoi devait-il traverser autant d'épreuves ? Dieu désirait-il le tester ? Bordel, il n'était pas un stupide pion sans émotion ! Lui aussi avait besoin d'amour et de réconfort. Sa physionomie rappelait peut être celle d'un dieu grec mais c'était un humain, certes doté par la nature mais un humain ! Chaque question qu'il se posait l'amenait à réfléchir mais son esprit tourmenté ne pouvait résoudre les problèmes qui se dressaient devant lui. Comment Damien avait-il pu le tromper de cette façon ? Mais surtout comment avait-il pu vivre normalement avec un tel fardeau ? Quand il croisait Dave, Damien ne pensait-il pas à sa sœur ? Peut être avait-il eu tort de s'emporter ainsi et de fuir mais c'était tout ce qu'il avait pu faire, c'était tout ce qu'il faisait de bien. Fuir, un acte tellement lâche que même une brute sans vergogne commet ! Affronter ses peurs, voilà ce qu'il aurait dû faire, mais maintenant c'était trop tard.
Lorsque Damien avait tout avoué, Dave n'avait pu qu'être choqué et tétanisé. Son meilleur ami avait entretenu une relation avec sa défunte sœur ? C'était inimaginable, grotesque. Des souvenirs lui revenaient à l'esprit : il voyait Damien enlacer Lily avec tendresse comme l'aurait fait un frère ; il se rappelait les acclamations de joie poussées par sa sœur lors des matchs de football ; il se souvenait des cadeaux d'anniversaire que Lily offrait à l'ami de Dave. Tout ce qui avait semblé aux yeux de Dave des marques d'affection familiales reflétaient, en vérité, l'amour que chacun portait à l'autre. Comment avait-il pu passer à côté des œillades, des messes basses, des blagues salaces ? Avait-il été aveuglé ? L'expression « Lily et moi » le hantait, le rendait fou, perturbait sa santé mentale.
Devant ses yeux se dressait l'asphalte, un ruban de goudron sans fin. Les arbres qu'il dépassait n'étaient que des formes vertes, sans vie, sans teinte. Le soleil du printemps était sans éclat, terne. Le bolide allait à pleine vitesse.
Dave avait conduit presque dix heures sans s'arrêter. Il n'avait ni faim, ni soif et l'idée de se reposer lui paraissait insoutenable. Certainement que ses démons viendraient le happer sans plus de ménagements. L'immense état de l'Ohio s'était dressé devant lui quelques heures auparavant. Dave n'était pas loin d'Indianapolis. Cet état, l'un des plus peuplés d'Amérique du Nord, a pour devise « Avec Dieu, tout est possible » que le jeune homme aveuglé avait du mal à comprendre. Dave avait toujours été proche de la religion et à part durant sa tendre enfance, il n'avait plus senti le souffle de Dieu. Peut être que l'entrepreneur était maintenant entre les mains du diable, cela pouvait expliquer son aveuglement, ses crises de colère et, plus important, l'échec de sa vie. Etre fortuné et haut placé dans la société ne lui apportait rien, remplissait à peine un manque. Peut être était-il encore temps de faire demi-tour et d'annoncer à son amante que ce n'était pas de sa faute s'il faisait tout de travers mais que le Diable prenait un malin plaisir à déformer ses émotions. Mais on le prendrait pour un fou : remettre la faute sur l'Enfer, c'était loin d'être lucide.
Que pensez-vous de ce nouveau chapitre ? N'hésitez pas à commenter et à aimer ! xx
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