26. Auvergne


Auvergne, √

8h15

Les sacs avaient déjà été chargés à l'arrière de la voiture, il ne restait qu'à dire adieu. Emma était affairée à vérifier qu'ils n'aient rien oublié. Dave, lui, toqua fermement contre la porte en bois du bureau d'Henri, attendant patiemment qu'il réponde. Au son de voix magistrale, il pénétra dans la pièce. Il découvrit le père d'Emma, la mine renfrognée, occupé à relire un papier. De petites lunettes glissaient sur son nez ; son agitation croissante était trahie par le mouvement de sa main droite sur son menton où une barbe naissante avait fait apparition. Dave vit tout de suite qu'il était dans un état assez déplorable : son aspect mal luné contrastait avec l'élégance du jeune homme qui se tenait dans l'encadrement de la porte, n'osant pas avancer vers cet homme qui le détestait tant. Il lui fallut rassembler toute sa volonté pour commencer la conversation.

« Je vous propose un marché M. Bolet » Il avait depuis longtemps abandonné l'usage du prénom du père d'Emma pour obtenir son attention, il lui semblait que cette familiarité ne lui était pas permise et que, en le qualifiant par son nom de famille, il restait un pur étranger à ses yeux.

Henri eut un mouvement de surprise en remarquant que ce n'était pas sa fille qui venait lui parler mais bien celui dont il voulait à tout prix nier l'existence. Que faisait-il ici ? N'avait-il pas d'autre chat à fouetter ? Il avait assez de problèmes de son côté pour s'occuper de cet américain si impétueux au point de venir chez lui avec sa fille. Il partait aujourd'hui et ça, c'était la meilleure nouvelle qu'il lui était annoncée depuis des lustres. Il allait de nouveau pouvoir manger sans sentir le regard de cet énergumène ! Il pourrait enfin lire son journal tranquille et se replonger dans les comptes sans être dérangé ! M. Bolet leva un regard neutre vers Dave.

« Je désire investir dans votre entreprise » Ajouta Dave sérieusement. Il savait parfaitement ce qu'il faisait, le métier d'entrepreneur avait été fait pour lui. Il n'avait pas franchement réfléchi sur l'investissement qu'il désirait faire et il avait laissé ses sentiments décider. Le cœur avant la raison. Il n'allait certainement pas amasser beaucoup d'argent en sauvant cette ferme mais il allait rendre la seule fille qu'il aimait, heureuse. Et ça, ça valait plus que les chiffres positifs de la bourse de New York, plus qu'un chèque d'un million de dollars. En vérité, ça n'avait pas de prix !

Dave s'était attendu à ce qu'Henri montrât une certaine émotion. Il n'était certes aucunement surpris que le père d'Emma ne le prenne pas dans ses bras mais il n'aurait jamais cru qu'il resterait aussi... Neutre. Aussi calme. Nom de Dieu, il venait de lui annoncer qu'il sauvait son entreprise et c'est tout ce qu'il obtenait de ce vieux ronchon ? Dave se sentit piteux, honteux d'avoir pu croire que son geste changerait quelque chose entre les deux hommes. Ils restaient étrangers.

« Avez-vous entendu ce que je viens de dire ? Je peux renflouer votre entreprise. »

« Je ne suis pas sourd, jeune homme » Dave leva les yeux au ciel ; Henri avait cette manie d'éviter de prononcer son nom comme si ce dernier pouvait lui écorcher la bouche « Vous et votre jargon de P-D.G, ma ferme n'est pas une entreprise ! » Aboya t-il, faisant sursauter Dave qui s'appuya plus fermement contre la porte. « De toute façon, pensez-vous vraiment que mon 'entreprise', comme vous le dîtes si bien, a du potentiel ? » Dave resta sans mot ; en vérité investir dans l'activité agricole n'avait jamais été une priorité pour lui et certainement pas dans une coopérative laitière qui faisait faillite. Il creusait un peu le trou de sa tombe mais s'il fallait échouer pour recevoir toute la gratitude d'Emma, il le ferait.

« Et bien, je ne peux pas être sûr de ce que réserve l'avenir mais j'ai grande confiance »

Henri ne sembla pas enjoué par les propos du jeune homme « Je ne vous croyais pas si idiot »

« Pardon ? » Faillit-il s'étrangler. Il lui offrait un financement et en retour il se faisait insulter ?

« J'ai compris votre petit jeu. Vous voulez que je vous sois reconnaissant à vie et comme vous savez très bien que je ne pourrai jamais rembourser la somme que vous désirez me prêter, vous vous servez de moi pour obtenir un semblant de gentillesse de ma part ! Vous avez peut-être pu endoctriner ma fille mais vous ne m'aurez pas moi. Je connais très bien les gens de votre espèce » Ce fut les mots de trop pour Dave qui se sentit s'empourprer de colère, il voulait crier des obscénités et défendre sa peau mais il se contint. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire qu'Henri le voie comme un moins que rien ? Il surprit ce dernier en se calmant presque instantanément, laissant un flegme impénétrable le dominer.

« Je ne fais pas ça pour vous, jamais ça ne m'a effleuré l'esprit »

« J'imagine qu'Emma a quelque chose à voir dans cette histoire ? »

« Si vous pensez que c'est elle qui m'envoie ici, vous vous trompez. Je me suis présenté de mon propre gré et mes raisons sont toutes à fait honorables » Dit Dave et pour une fois, il eut droit à un regard curieux de la part d'Henri. Il avait maintenant capté toute son attention, il continua « Si je désire autant sauver votre ferme, c'est uniquement dans le but de rendre Emma heureuse, je sais à quel point elle tient à cette bâtisse. Aussi suis-je venu à vous ce matin pour vous proposer mon aide. Bien sûr, si vous acceptez mon offre, je vous enverrai le contrat en bonne et due forme. Vous pourrez ensuite, si vous désirez contester certaines clauses, vous adresser à mon équipe » Ayant une bonne expérience de son métier, il comprit qu'Henri n'était plus très loin d'accepter même s'il restait un peu dubitatif. Après tout, pour lui, accepter quelque chose de Dave relevait de l'impossible ; il l'avait jeté aux oubliettes depuis belle lurette « Je vous laisse ma carte et mon numéro, appelez-moi » Sur ce, l'entrepreneur sortit de la pièce sans un regard de plus vers cet homme qui l'avait jugé avant de le connaître, avait appris à le mépriser sans aucune raison et qu' il désirait pourtant l'aider. Comme l'a écrit Jane Austen « À ceux qui ne changent jamais d'opinion, il incombe particulièrement de bien juger du premier coup. » Dave espérait secrètement qu'Henri ne soit pas une personne dogmatique.



New York,

21h30

L'Auvergne lui manquait terriblement, plus précisément le fait qu'Emma ne soit plus auprès de lui. Il était reparti à New York par obligation : il aurait certainement pu mettre en danger son emploi pour la jeune femme. Maintenant qu'il avait retrouvé son grand appartement, il se sentait encore plus seul car il remarquait l'absence d'Emma à chaque recoin. Se rendre au travail était presque une délivrance pour le jeune homme qui pouvait enfin se plonger à fond dans des dossiers importants.

Il errait en ce moment seul dans la rue, le regard perdu dans le vide tandis que la rage le consumait intérieurement. Pourquoi devait-il tomber nez-à-nez avec ses parents ce soir-là ? Il avait à peine ouvert sa porte d'entrée que sa mère l'avait fortement sermonné sur son manque de responsabilités.

« Comment peux-tu t'offrir un week-end alors que Daisy vient juste d'être opérée ? » Il avait tout d'abord été surpris de les voir ici. N'étaient-ils pas censés arriver demain ? Quand il fut sûr que ce n'était pas une hallucination, il voulut se défendre des accusations de sa mère mais ça n'avait servi à rien, il n'avait pu supporter les mots froids ni le silence qui s'était ensuite installé. Il avait préféré fuir.

« Tu fais un bien mauvais tuteur, Dave » Se rappelait-il avoir entendu sa mère crier quand il avait endossé son manteau dans le but de sortir de ce maudit appartement. Il s'était arrêté sur place, cette joute verbale l'avait laissé figé et il avait vaguement eu mal au cœur comme si cette phrase avait pu l'atteindre en son organe vital. Il s'était ensuite retourné pour observer la pâleur extrême s'emparer du visage de la figure maternelle. Elle s'en voulait d'avoir révélé cela, il le savait, mais ça ne changeait rien pour lui. Une Daisy discrète avait ensuite fait son apparition dans l'encadrement de la porte et elle regardait Dave avec une tristesse inqualifiable.

« Da'... » Avait-elle chuchoté avant d'aller se nicher tout contre lui. La suite, il ne s'en rappelait plus vraiment, c'étaient plutôt des clichés flous qui lui venaient en tête et qui se bousculaient dans un tourbillon noir. En vérité, il avait repoussé le corps de la fillette sans violence mais fermement puis il avait claqué la porte derrière lui. Et maintenant il errait comme une âme en peine dans les rues de New York, se maudissant. Il avait pleuré mais il ne se rappelait plus quand. Etait-ce dans l'ascenseur ? Ses joues étaient encore mouillées et légèrement rougies mais les personnes qui le croisaient ne remarquaient rien à sa détresse. Il aurait tout donné pour qu'Emma soit ici, elle saurait quoi faire du déchet qu'il était. Elle l'aurait tout d'abord embrassé jusqu'à ce que la douleur s'estompe, sa façon à elle de le rassurer. Son esprit dérangé pensait à héler un taxi pour se rendre à l'aéroport mais il refoula cette idée, préférant continuer sa route. Après une demi-heure d'errance, il poussa finalement la porte d'un bar alors qu'il s'était juré quelques secondes auparavant qu'il ne boirait rien. Après tout, qu'est-ce qu'il en avait à faire de ses bonnes résolutions ?

Il se fraya un chemin dans la foule des hommes alcoolisés du vendredi soir et chercha des yeux une table libre. Cet endroit n'avait rien à voir avec le bar du petit village d'Auvergne, à cet instant même il aurait préféré se retrouver dans le vieux pub en France qu'ici. La musique était trop bruyante et tout simplement pas à son goût, le type de musique que vous ne considérez pas comme telle. Les hommes drogués le hélaient pour un rien et l'insultaient aussi. Il ne leur prêta aucune attention. Un homme de loin lui fit signe de venir, il préféra éviter son regard et commander un verre au bar. Une vodka se trouva bientôt face à lui dans un verre à la propreté douteuse. Il se mit soudainement à se questionner sur la raison de sa venue dans cet endroit miteux. Il avait été blessé en plein cœur mais ce n'était pas comme s'il n'avait jamais expérimenté ça avant. Qu'est-ce qui clochait chez lui dorénavant ? Il lui semblait que le liquide transparent devant lui le narguait alors il en but une rasade ce qui lui brûla la langue et sembla l'aveugler l'espace d'un instant. Il eut envie de recracher le tout. La dernière fois qu'il avait bu de la vodka, il avait descendu une bouteille entière sans difficulté. Pourquoi son organisme rejetait-il l'alcool ? Etait-il malade ? Il éloigna le verre, l'odeur suffisait à le rendre nauséeux.

« Je peux ? » Demanda un homme à côté de lui qui avait sûrement assisté à son petit manège et qui désignait son verre à peine consommé. Dave opina de la tête sans réfléchir et l'inconnu se précipita sur le liquide. Il le descendit d'une traite ce qui fit grimacer l'entrepreneur. Il n'eut pas plus le temps d'examiner l'étranger qu'on lui tapa gentiment sur l'épaule. Il se retourna et fut surpris de découvrir que le chirurgien de Daisy soit le frère d'Emma se tenait devant lui. Son apparence laissait certainement à désirer et il empestait l'alcool mais Dave l'accueillit avec un petit sourire.

« Je vous faisais signe de venir » Ainsi c'était lui « Venez avec moi à cette table, nous serons plus tranquilles pour discuter » Dave se laissa entraîner par Julien Bolet jusqu'à une table un peu à l'écart des autres et se laissa choir sur la banquette grisâtre avec une certaine mollesse. Même si cette dernière était loin d'être confortable il n'avait plus aucun désir de se lever. « Vous désirez boire quelque chose ? » Dave lui conta sa petite 'mésaventure' avec la vodka et préféra commander un café noir tandis que Julien choisit un verre de whisky. Jamais Dave n'aurait cru que Julien soit accoutumé à boire mais quand la serveuse qui vint prendre leur commande l'appela par son prénom il comprit qu'il venait souvent ici et que la maison le connaissait bien.

« Emma ne sait rien » Lui apprit le chirurgien pédiatre avec une certaine honte. Lui qui avait l'habitude d'être confiant, il ne restait plus rien de l'homme qu'il avait été. Il avait tout simplement cessé d'être.

« J'avais cru comprendre »

« Alors vous avez vraiment des sentiments pour ma sœur ? » Le questionna Julien avec une pointe d'intérêt qui avait fait croître une étincelle dans ses yeux, la seule preuve d'un reste d'humanité que Dave rencontrait depuis le début de leur rencontre.

« Comment êtes-vous au courant ? » Emma ne lui avait jamais dit qu'elle avait informé son frère de sa relation mais c'était possible.

« Daisy, juste avant sa chirurgie. Vous allez souvent chez les gens à l'improviste pour leur faire du café ? » Demanda t-il en riant et ce rire qui sortait de cet homme à l'allure si triste lui sembla presque étrange et improbable. Dave savait que ce détail venait de la bouche d'Emma étant la seule à connaître sa venue peu dans les règles. Le jeune entrepreneur faillit rougir mais aucune trace de honte n'était dissimulée dans la réponse qu'il donna à Julien.

« Je crois que j'ai le don de surprendre » Le chirurgien opina du chef avant de boire une nouvelle rasade de whisky. Dave crut bon de l'en empêcher d'un geste ferme. S'ensuivit une brève altercation silencieuse, l'un regardant l'autre avec intérêt et les deux se demandant ce qu'ils faisaient dans cet endroit. L'un buvant, l'autre refusant mais pourtant l'écho de leur cœur hurlait la même chose.

« Je ne connais pas les raisons qui vous poussent à boire mais je peux vous assurer qu'en pensant vous sortir du pétrin dans lequel vous êtes, vous vous méprenez totalement. La beuverie n'est qu'un pas de plus vers la descente en Enfer » Avoua Dave, il connaissait tellement cette phase si douloureuse et il pouvait donc assurer à Julien qu'épancher sa peine dans l'alcool n'était que dérisoire. « La meilleure façon de remonter à la surface et de continuer à vivre est de parler à quelqu'un de ce qui vous tient à cœur » Julien lui adressa un regard encore vide d'expression mais le conseil de Dave fut pris en considération quand le jeune homme vit le chirurgien repousser son verre. Première étape.

« Et maintenant ? » Demanda Julien.

« Maintenant vous allez vous reposer et vous attendez d'être en meilleur état pour parler à la personne qui menace l'équilibre de votre cœur » Le chirurgien se leva et Dave en fit de même et ils se dirigèrent en direction de la sortie, laissant derrière eux un verre à demi-rempli et un présent sans goût et sans teinte.


J'espère vraiment que ce chapitre vous a plu. N'hésitez pas à commenter et à aimer, ça serait le plus merveilleux cadeau en ce jour de réveillon!

Je souhaite de passer un joyeux réveillon avec vos amis et votre famille! xx




Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top