𝑪𝒉𝒂𝒑𝒊𝒕𝒓𝒆 7
« Les yeux savent percer les secrets de l'âme, et même ceux que l'on souhaiterait ensevelis sous terre. »
Un torrent d'émotions gouvernait le ciel et bientôt une pluie grisante s'abattit sur les membres de la meute Onyx. Les gouttes perlaient sur le coin des lèvres, s'écoulaient jusqu'aux mentons et formaient des clapotis contre le sol, dans une valse tonitruante de passion. Les résidents, s'échappant de leur petite habitation, observaient à la dérobée les nouveaux venus. À la vue du grand Jonas, les épaules larges, les yeux céruléens et la mâchoire saillante sous la concentration, il y eut des mouvements de foules. Il n'était pas surprenant de repérer le fils de l'Alpha peuplant la ville de DeadWood entre ses murs, à réparer justice et à honorer ses collègues et frères de guerre. Mais aujourd'hui différait des autres jours : une femme se trouvait parmi eux et le groupe de justiciers n'était pas intact. La coupure bariolant le sourcil droit du chef donnait un air austère au jeune homme. Le second de Jonas, Finnick, poussait avec des mouvements secs la prisonnière. Les mains liées dans le dos, le visage caché sous un sac détrempé, Milanca ne produisaient pas le moindre son.
Se forçant à prendre une grande goulée d'air, elle fit le décompte dans sa tête de ses victoires à l'épée contre Silas, son meilleur ami d'antan. Le cœur au bord des lèvres sous l'impression d'étouffer, elle se laissa emporter par des réminiscences lumineuses, qui sauraient la sauver de l'obscurité qui l'animait. Le cœur battant à tout rompre, la bile au fond de la gorge, Milanca s'enfonça les ongles dans la chair douce de ses mains pour taire la terreur qui commençait à faire rage.
Le sentiment de suffoquer. La noirceur. La panique et la torture. Les souvenirs s'épinglaient dans son esprit, comme un panneau de prédilections morbides. Elle ne voulait plus de ce sentiment, qui lui collait à la peau, lui donnant des sueurs froides. La claustrophobie. Les tiroirs sous clés, où se tapissaient ses plus grands dénis et troubles tangibles, se rouvraient lorsqu'un frisson d'appréhension venait tirailler son corps. Elle n'était jamais à l'abri, même d'elle-même.
— Je crois que la princesse dort, Jonas.
Le ton moqueur la sortit de sa torpeur.
— Ça pourrait être une ruse, tiens-la bien en place, sourit le chef du groupe.
Milanca resta silencieuse, se forçant à court-circuiter ses pensées agitées. Bientôt, elle ferait face à l'Alpha et la rencontre future venait tirailler son ventre sous l'appréhension. Serait-elle considérée comme maudite ou viendrait-elle à être protégée ? Elle n'en était pas certaine. Le doute berçant chacun de ses mouvements dans ses foulées, lui permit de se détacher de ses autres craintes, pendant un infime instant. C'était suffisant.
Du coin de l'oreille, elle entendit des chants porteurs de victoire et la voix dans sa tête reprit forme, rassurante. La jeune femme serra les dents, tentant de lutter contre le frisson d'angoisse qui remontait le long de sa colonne vertébrale. L'écho de murmures traversait ses tympans comme un flux sanguin trop fort et grisant d'excitation.
— Qui est-elle ? disaient les voix.
L'expiration régulière de l'adjudant dans son dos, prénommé Finnick, la ramenait à la réalité lorsqu'elle se laissait égarer par les questionnements des êtres surnaturels peuplant les rues de Deadwood. Les minutes s'égrenèrent avec une rapidité alarmante. Une porte claqua, lourde. Milanca sentit son cœur faire une embarquée quand on la souleva pour descendre des escaliers en colimaçon. Le souffle coupé, elle se força à respirer par le nez pour calmer son impression de suffoquer.
Je suis en vie, pensa-t-elle. Je peux respirer et mes jambes ne sont pas liées. Je peux encore m'enfuir. Je suis forte. Je peux respirer, respirer. Respirer.
Haletante, sa vue se flouta pendant un instant. Un élan de douleur s'empara de sa personne, lui soulevant le cœur et sans qu'elle ne le veuille, un gémissement franchit le rempart de ses lèvres. Elle entendit vaguement un juron inaudible contre son oreille, puis un rire avant qu'elle ne soit remise sur pieds. Alors qu'on la poussait pour avancer, son corps ne répondit pas à l'appel et prit la forme d'une statue de glace. Les muscles crispés, elle ne pouvait que rester les pieds ancrés au sol, avec pour seul ami, le silence. Les murmures prononcés se reflétaient dans sa tête comme l'écho d'une ancienne vie, inaccessibles et sourds.
— Hey, souffla une voix rauque. Je ne sais pas ce qu'il se passe dans ton crâne, mais on doit progresser. On est attendu.
Tétanisée, elle ne parvenait pas à sortir de sa torpeur.
— Jonas, ajouta Finnick avec hésitation. Je peux la reporter si jamais elle n'arrive plus à marcher.
— Elle n'est pas une enfant. Il y a moins de dix minutes, elle a failli me rendre aveugle, je ne rentrerais pas dans ses caprices de petite fille. Maintenant, avance ! ordonna-t-il avec force.
L'intonation de sa voix, bien qu'elle fût sanglante, renfermait une certaine inquiétude. Du bout des lèvres, Finnick, observateur de la scène, s'approcha de l'insurgé et annonça avec douceur :
— Tu n'as rien à craindre ici. Tant qu'on n'a pas la preuve que tu es une ennemie, tu seras traitée en tant qu'amie.
Redressant la tête, comme pour analyser l'apparence du second, pourtant invisible, la jeune femme entrouvrit les lèvres, presque avec souffrance.
— Est-ce le genre de traitement que vous donnez à vos amis ? répliqua-t-elle d'une voix écorchée, les doigts toujours envahis de soubresaut.
Elle n'eut que le silence pour réponse et, la poussant légèrement avec bienveillance, l'avancée continua. Ils franchirent chaque couloir dans le noir complet. Le sac encore apposé contre la tête, Milanca se força à compter le nombre de fois où ils prenaient des tournants vers la gauche, puis vers la droite. Enfin, l'accalmie revint et on n'entendit plus que l'écho de souffles imperceptibles.
— Appelle Ophélia, grogna Jonas à l'égard de son camarade.
Prenant le relai, d'une main de fer, son assaillant l'entraîna vers un avenir incertain. Heurtant avec sa hanche un meuble pointu, Milanca se mordit la lèvre inférieure. On la força à s'assoir et bientôt, elle entendit une porte se fermer avec lourdeur. Le bruit assourdissant réveilla en elle un cimetière de souvenirs. L'odeur de sueur et de suie, la vue engloutie de points noirs et la bile au bord des lèvres, elle se revoyait dans le souterrain de la meute Circonscrit.
Le bâtiment contenait un passage secret que peu de personnes connaissaient. Milanca avait commis l'erreur d'accorder sa confiance au pire individu possible et elle en avait payé le prix. Les mains dans le bas du dos, attachées, la chair de ses poignets était boursoufflée sous le frottement de la sangle. Galaël, un être vicieux, se retrouvait dans le donjon qui l'enfermait. Il était admiratif face à sa ténacité. Il ne pensait pas qu'elle résisterait avec autant d'acharnement. Et pourtant, elle était là, les yeux clos, ne prononçant pas le moindre bruit. En pleine aphasie, elle semblait noyée dans un autre monde, emportée et ayant méconnaissance de sa propre destinée, comme si le petit oiseau aux ailes coupées qu'elle était ne se trouvait pas vraiment au bord du précipice, la corde au cou et la respiration haletante. La force indomptable et sauvage qui coulait dans ses veines la rendait intolérable par son incapacité à être muselée. Rolan, intransigeant, détestait l'éclat de rébellion qui transperçait les yeux roses de Milanca. Bien qu'il souhaitât l'éduquer, jamais il n'aurait pensé lui faire subir ce traitement. Il ne pensait pas en arriver là aujourd'hui. Pourtant, il en avait donné l'ordre à Galaël. Il fallait punir. Comme une bête féroce martyrisée, elle avait commis l'impensable. Elle avait trahi sa confiance. Sa tentative de fuite l'avait rendu fou et Rolan se devait de donner l'exemple, même s'il en coûtait pour lui d'agir ainsi. Était-il plus tyrannique avec elle ? Le sang s'écoulant des plaies du dos de Milanca Robinson, lui donna un haut-le-cœur. L'odeur en était épouvantable. Détournant le regard, Rolan claqua sa langue contre son palais, faisant taire le malaise intolérable qui couvrait sa peau. Alors, lâche qu'il était, il tapota l'épaule de son second en chef, Galaël, qui hocha la tête en retour et Rolan les laissa seul, ne pouvant observer le reste de la scène.
— Hey ! cria une voix rauque, affolée.
Les yeux entrouverts sous l'assaut terrible du cri contre ses tympans, Milanca prit une grande goulée d'air, effrayée. Les membres asphyxiés, elle sentait la bile remonter le long des parois de sa gorge. La réalité et le passé se scindaient encore avec homogénéité. Le souffle haché, elle en oubliait même de respirer. Ses iris rosaces survolaient les pans de la pièce qui l'habitait avec une anxiété folle, incapable de trouver un point d'ancrage. Elle n'avait plus de sac sur la tête, mais ses réflexes de survie collés à l'épiderme, elle continuait de se défendre contre les coups de fouet irréels, qui résonnaient dans son esprit. Ils s'agrippaient à ses bras, lui léchant la peau et la calcinant comme un océan de lave.
— Lâchez-là ! s'exclama de nouveau la voix avec tonitruante.
Jonas.
— Laissez-lui de l'espace, chuchota-t-il.
Milanca ne prenait conscience de rien, ni des sons, ni des odeurs, de sa propre présence contre le sol, haletante et recroquevillée de l'intérieur. Elle ne faisait que sombrer, le cœur palpitant contre ses oreilles, au point de la rendre malade de douleur. Entre un hoquet de larmes, elle sortit de sa torpeur sous la sensation d'une caresse contre sa peau. Une paume apposée contre ses cheveux, reprenant des gestes d'antan, les larmes affluèrent au coin de ses yeux, l'émouvant au point de la rendre muette.
— Tu t'es perdue, jeune fille ? demanda avec douceur une nouvelle voix.
Elle ne put que hocher la tête en retour, toujours dans l'incapacité de croiser le moindre regard. Milanca Robinson n'était pas une peureuse dans l'âme. Les frayeurs, elle en vivait, certes, mais avec parcimonie et sa vulnérabilité était cloisonnée à double tour. Mais alors que la terreur avait pris possession de son corps, couchée ainsi, recroquevillée comme une enfant qu'on avait martyrisée, elle n'avait que pour sentiment la honte et la détresse intérieure. Elle ne le voulait pas. Être faible. Redevenir cette petite fille terrifiée de sa propre ombre, le cœur au bord des lèvres.
Elle ne voulait plus revivre ses instants de souffrance qui prenaient forme aux allures d'un cachot miteux avec les goûts de fouet léchant sa peau ensanglantée. Elle ne voulait plus revoir les yeux de son tyran, qui semblait aussi pétrifié de douleur qu'elle ne l'était. Elle ne voulait plus avoir à crier d'une voix assourdie d'angoisse un appel à l'aide qui ne porterait jamais assez loin pour qu'elle soit délivrée de ses propres souvenirs. Mais toute résistance apportait son châtiment et Milanca ne pouvait se résoudre à cacher plus longtemps ses failles. Elles étaient bien trop nombreuses et les recoudre ne faisait que creuser le précipice d'une vie emplie d'espoirs réfractaires.
Alors, elle était là, reprenant contenance avec difficulté, se sachant protégée d'une réalité autre. Avalant difficilement sa salive, les jambes tremblantes, elle fléchit les genoux et se mit sur pieds, le corps encore en apesanteur.
— Jonas, mon fils, souffla de nouveau la voix. Fais venir au plus vite Ophélia.
— Elle est déjà en chemin, père.
— Parfait. Je te demanderais de sortir maintenant, toi et tes hommes. J'ai besoin de rester seul avec notre invité.
— Ne serait-il pas judicieux de garder un garde du corps ? rouspéta Jonas. Je ne lui fais pas confiance, ajouta-t-il, la voix néanmoins hésitante en observant derechef la jeune femme à présent à sa gauche, qui se tenait difficilement sur ses deux jambes.
Elle semblait si tenace il y a quelques minutes à peine, pensa-t-il.
— Oh, il n'y a rien à craindre, la petite nouvelle n'est pas une menace pour notre meute. Maintenant va Jonas. Je préfère éviter le moindre stress pour elle.
Hochant la tête avec réticence, il salua son père et quitta la salle avec ses deux acolytes, laissant un silence de mort dans son sillage. Finnick l'attendait quelques mètres plus loin, un sourcil relevé, une curiosité maladive transperçant ses pupilles dilatés. D'habitude, Jonas en rirait, mais il n'en eut pas la force. Les iris roses de la petite rebelle lui avaient retourné l'estomac. Il ne se rappelle pas avoir déjà vu une plus grande peur chez quelqu'un.
Détournant le regard, perturbé, il fit un mouvement à ses camarades. L'arrivée d'Ophélia, une belle femme à la chevelure de feu, coupa court à ses pensées. Elle lui adressa un sourire en passant à ses côtés, le faisant ralentir dans sa démarche. Avant de refermer la porte derrière elle, Jonas entendit vaguement son père poser une question à l'inconnue :
— Et si tu commençais par me dire ton prénom, jeune fille ?
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