𝑪𝒉𝒂𝒑𝒊𝒕𝒓𝒆 4
« Nos désirs peuvent se transformer en noirceur si on ne fait pas attention.»
Dans le comté de Jackson en Oregon, deux ans auparavant.
Milanca s'attelait dans sa chambre. Les disques en vinyle suspendus contre les parois de son mur et les jolis proverbes découpés sous forme de papiers blancs et caramels ornaient chaque pan blanchâtre de sa forteresse. L'attention de la jeune femme s'échappa, alors qu'elle tentait de trouver sa favorite dague dans son sac d'entraînement. Bien que ses meilleurs amis, Jude et Silas, l'attendaient pour leurs séries de combats annuel, les iris rosaces de Milanca restaient figées sur le petit morceau brun qui faisait office de décoration dans son antre privée. Il était nouveau. Étrange, pensa-t-elle.
En retournant sa trouvaille, elle réfléchit. Aucun membre de sa famille ne traversait la porte de son repère. La tourelle gauche dans la maison de ses parents contenait un passage étroit, suivi d'une tirade de codes contre la cloison de sa chambre. C'était contraignant de s'y faufiler et il fallait une certaine agilité pour passer à travers les mécanismes de la tour qui la gardait.
En retournant la petite note, transcrite avec une plume gracieuse à l'encre noire, Milanca y découvrit un message ancien, tout froissé.
« Le sacrifice des âmes endormies court sur les lèvres des morts. Le danger patauge et les solutions désertent le rivage. Sauras-tu inverser le temps lorsque le moment se présentera à toi ? »
Milanca fronça les sourcils sous l'inscription à l'endos de la feuille : les Traqueurs. Son amie Jude éclaterait sans aucun doute de rire. Pas elle. Elle en était incapable. La forêt dans les contrées de son village soufflait ces derniers jours un présage obscur et balayait leur visage d'une ardeur glaciale. Elle avait entendu leur appel à l'aide et leur cri d'agonie, sans en comprendre leur sens. L'environnement pourrissait, comme si dans la moelle du cœur de la végétation siégeait une maladie trompeuse et mortelle.
Milanca voulait montrer cet indice étrange à sa mère, mais refoula avec rapidité cette idée, alors qu'elle avait effleuré son esprit. La femme de la famille, Nicole Robinson, effrayait certains membres de la meute par son mutisme légendaire. C'était son père qui conversait en général et allégeait l'atmosphère avec sa chaleureuse et pétulante énergie.
Mais c'était important, elle le sentait. Son souffle d'énergie le lui faisait comprendre par de brèves montées de chaleur dans son dos. Elle devait parler du message. Le problème était que Milanca avait surpris sa mère en grande discussion avec Bryan, l'ami de la famille. Ils se disputaient sur un arrangement prochain entre l'aînée Robinson et un futur Alpha. Son père ne participait pas à la conversation, pour une raison obscure sûrement. Il détestait les querelles. Il préférait enseigner le maniement des armes aux étudiants de l'école des surnaturels.
Milanca avait aiguisé sa lame grâce aux entraînements soutenus de son père et sa détermination s'était mue en passion dévorante d'être la première de classe. Elle allait atteindre son objectif cette année, mais les paroles de sa mère tournaient encore en boucle dans sa tête, lui retournant l'estomac.
— Tu lui apprends à se battre ? C'est bien, Ronald Robinson ! Maintenant, elle ne sert à rien d'autre qu'à rejoindre le campement des Estrados et être de la chair à canons ! Notre fille se devait de briller pour la famille et intégrer un bon parti pour la meute des Circonscrits, pas se comporter comme une sauvage impitoyable !
La matrone avait lancé ce venin à l'égard du patriarche de la famille, en pensant que son aînée ne l'écoutait pas, affalée contre la porte de leur chambre à coucher, les membres tremblants. Deux ans s'étaient écoulés depuis et jamais Milanca n'avait flanché sous les paroles claquantes de méchancetés de sa mère. Plus elle évoluait dans sa furie des combats et plus le contact de sa génitrice, qui tentait de la ralentir, s'affaiblissait.
Les Estrados s'apparentaient aux soldats de la garde royale des peuples éthérés, des êtres Avec Dons, surnaturels. Chaque espèce avait une famille royale. Certains étaient moins respectés que d'autres, mais les Estrados se fichaient bien des discours envenimés que pouvaient s'échanger les différents partis, ils protégeaient. Voilà en quoi était leur mission.
Milanca rêvait de les rejoindre. S'assurer de la sécurité des paranormaux lui tenait à cœur. Et trouver un homme dans sa meute lui inspirait peu d'entrain en comparaison. Elle voulait vivre selon ses critères. Avec liberté et avec la vigoureuse sensation de mourir sur la bataille pour le bien de tous. Pas de succomber aux désirs maternels que lui imposaient sa mère.
Retenant un soupir, elle enfouit le papier, qui regorgeait de paroles dévastatrices, dans la poche de son pantalon fait en nylon. Se munissant de ses armes, dont sa dague, planquée sous son lit, elle franchit les portes de la tour qui l'accueillait pour rejoindre ses fidèles camarades de la petite enfance.
Silas l'attendait à l'entrée de sa maison. Accoudée contre le battant de sa porte, avec une brindille entre les dents, il observait ses doigts d'un air rêveur. Ses cheveux ébouriffés bleus nuits étaient plus longs que d'habitude. Milanca devrait bientôt les lui couper. Un sourire orna les commissures de sa bouche alors qu'elle aplatit sa grande main contre son épaule. Il ne cilla même pas. Au contraire, un rictus arrogant bariolait ses douces lèvres pleines et sans prévenir, il retourna son poignet et la plaqua contre le porche. La jeune femme le laissa faire et ce, même quand il descendit sa main, frottant sa chevelure jusqu'à caresser sa gorge. Puis, elle le repoussa, la peau en feu et entendit vaguement son rire étouffé.
June émergea dans un grognement, sautant du plafond de l'habitacle des Robinson. Les sourcils froncés de la brune qui lui faisait face et l'éclat furibond dans ses iris bleues la fit se décoller de Silas. Milanca soupçonnait la jeune femme à la chevelure auburn d'être amoureuse du taciturne. Silas n'en savait rien et il n'éprouvait pas la moindre once d'intérêt pour elle. Mais par loyauté, la blonde tint sa langue et tentait de garder ses distances, malgré leur attirance commune. C'était mieux ainsi.
Elle donnerait sa vie pour ses meilleurs amis et pour qu'ils soient heureux. Mais le temps avait ses contraintes insipides et meurtrières, et bien que Milanca ait fait de nombreuses promesses, le destin faisait d'elle une menteuse, parce qu'elle n'avait pas pu les protéger. Ni de sa nature ni de l'horrible arrivée de l'Alpha qui prendrait le pouvoir de la meute des Circonscrits.
Et elle s'en voudrait. Éternellement.
Présent
Milanca observa dans un grand silence le paysage qui convergeait sous ses iris. Il n'y avait pas d'âme qui vive aux alentours. Tout était verdoyant. Les plaines du territoire Iowa s'étendaient sur des kilomètres à la ronde. Quelques maisons de diverses couleurs venaient agencer le tout. Mais ce qui captiva la jeune femme, ce fut les arbres pointant vers le ciel, qui semblaient défier toutes personnes de leur prestance.
Elle avait fait une halte pour se reposer dans un entrepôt, en bord de route, et avait repris sa tracée après quelques heures de sommeil dans le sang. Elle était incapable de somnoler avec sérénité. Elle s'affaisserait seulement lorsqu'elle se saurait en sécurité en Dakota du Sud. Pas avant.
Il lui restait encore dix heures entre les quatre murs de sa Jeep et rien que d'y penser, Milanca avait la bile au fond de la gorge. Rester clôturée dans un si petit espace la terrifiait. Elle connaissait la provenance de cette peur et elle voulait enrayer de son esprit ses souvenirs lugubres, les arracher de sa boîte crânienne pour se déprendre de cette vulnérabilité qui l'habitait depuis. Mais impossible. Elle vivrait avec la claustrophobie dans le sang. Sûrement jusqu'à la fin.
L'image fugace des yeux noirs de son tortionnaire la fit prendre une embarqué sur la voie à sa droite, faisant hurler de colère la voiture à ses côtés. Une série de mouvements peu flatteurs à l'égard de la blonde plus tard et Milanca reprenait contenance, le regard rivé sur l'autoroute. L'individu dans la coccinelle flambant neuve jaune suivit la jeune femme une longue heure avant que leurs chemins ne se séparent. Ce fut seulement à cet instant-là que la conductrice prit conscience qu'il n'y avait pas la moindre trace d'automobile au loin ou derrière elle. La chaussée demeurait déserte. Ses sourcils se froncèrent sous ce constat. Devait-elle prendre cela comme un bon signe ?
La dernière heure, avant de s'arrêter quelques minutes pour manger, s'avéra plus mouvementée. Les roues de sa Jeep, habituée à la grande route en goudron serpentant dans la même direction, émirent un petit gémissement lorsqu'elles se fondirent vers un sentier de terre saturé de nid-de-poule. Milanca jeta un rapide coup d'œil à son appareil électronique pour vérifier la direction à prendre lorsque le chemin se divisa en quatre segments, puis manœuvra pour tourner vers la droite.
La forêt aux alentours s'épaissit et l'atmosphère s'alourdit de manière inopinée. En reniflant l'air, la blonde grogna. Il allait pleuvoir. Il fut un temps où, les gouttelettes qui tombaient du ciel étaient attendues avec un grand entrain et où danser sous le torrent d'émotions des cieux la faisait rire, à elle et ses meilleurs amis. Cette époque était révolue. Aujourd'hui, elle détestait cette froideur qui s'échappait du ciel et donnait l'image cruelle d'un individu au désespoir, pleurant et quémandant l'aide charitable d'une âme tout aussi détruite que lui.
De grands frissons longèrent scrupuleusement ses bras. Elle avait froid. Il n'était pas insolite pour un humain de grelotter. Dans son cas, il n'y avait rien de plus saugrenu. Les loups-garous ne couraient pas le danger de mourir d'hypothermie. Leur corps irradiait une chaleur corporelle qui attirait très souvent les Sans Dons. Mais Milanca avait la peau engourdie sous la fraîcheur de sa voiture et ne fronça même pas les sourcils devant cette constatation.
Depuis combien de temps ne s'était-elle pas transformée ? Elle en avait perdu le fil à force. Non. Son mensonge intérieur la fit grincer des dents. Milanca savait exactement le jour où elle s'était jurée d'ensevelir cette odieuse part d'elle. De longs mois de souffrance s'étaient écoulés, sans qu'elle ne cède et ce, même en entendant sa vraie nature glapir douloureusement dans sa tête, hurlant sous la souffrance qu'elle lui infligeait.
Elle avait obtenu ce qu'elle voulait. Mais à quel prix ? Elle se le demandait aujourd'hui.
Milanca gratta les ongles de sa main gauche contre la portière, pensive. Oui, elle avait eu ce qu'elle désirait, à un détail près. Elle n'avait plus de protection dorénavant. Et si Rolan frappait de nouveau, elle n'avait pas la certitude de s'en sortir indemne. Le cercle vicieux se répétait parce que les responsabilités sanguinaires qui l'incombaient quant à sa destinée ne lui laissaient qu'un goût âcre et poisseux au fond de la gorge. Elle ne voulait pas craquer, ni embrasser l'appel de l'obscurité. Son issue restait alors la même : la fuite.
Ses parents ne seraient pas fiers, pensa-t-elle avec amertume.
Milanca s'était fait une raison. Les précieux conseils de son père lui manquaient. Sa voix et son odeur aussi. Parfois, lorsqu'elle se laissait aller aux visions de son passé, elle pouvait presque le ressentir, là, contre sa peau et il l'enlaçait. Il lui chuchotait ses paroles d'antan, qui faisait vrombir sa raison comme son cœur.
« Regarde Mila, regarde comme c'est beau, claironnait-il en observant les environs boisés. Écoute les sons, sens la nature, goûte les saveurs que la forêt souhaite te léguer. »
Milanca se contentait de l'observer en battant des cils, émerveillée. Il était tout pour elle, sa figure paternelle et le cœur de sa meute. Le bras droit du chef. Malcom, le père de Silas, occupait le poste d'Alpha par sa force et sa bravoure. Il n'hésiterait pas à se sacrifier pour les plus démunis. Et son aura débordante de force égalait bien la jovialité du père de la famille Robinson. Son paternel était l'homme qui lui avait donné la force de se battre pour ceux qu'elle aimait et la sagesse nécessaire pour choisir ses propres batailles.
« Se battre ne fait pas tout, ajoutait-il un calme dans la voix lorsqu'elle penchait sa tête, une question au bord des lèvres. (Le reflet des eaux paisibles que projetaient ses yeux céruléens détendaient les muscles de Milanca.) Il faut avoir la clairvoyance aussi. Vois les choses, ressens-les, comme si tu ne faisais qu'un avec elles. Et seulement là, tu pourras pleinement protéger les tiens. »
Une larme se déroba,silencieuse et un rire faible transperça l'habitacle. Milanca avait ruiné cettechance en échouant là où elle aurait dû les protéger. Elle avait tout perdu. Sonloup n'était plus.
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