QUATRE : Simple Accident ? [REECRIT]
Tayla
Je me réveillai en un sursaut, essoufflée après mon sommeil mouvementé.
Instinctivement, je regardai autour de moi et constatai avec soulagement que j'étais seule... et enclavée ?! Je me redressai aussitôt, dans un élan de panique en tâtonnant la cloison métallique sur laquelle je m'étais appuyée. Ce n'est qu'en sentant un pincement à ma cuisse que les derniers événements me revinrent petit à petit en mémoire.
Victor. Il s'en était pris à moi. Il m'avait... poignardée. Et je me tenais désormais...
— ... dans un camion, terminai-je dans un souffle.
Tout prit soudainement sens dans mon esprit.
Cela expliquait la présence des énormes boîtes qui m'encadraient d'une manière presque étouffante. Malgré la faible luminosité, je réussis à déduire par leur couleur chair que ceux-ci étaient des cartons. Il ne semblait y avoir que ça. Le petit creux où je m'étais blottie devait être le seul espace qui avait échappé à cette invasion de boîtes étrangement dépourvues d'indications quelconques. Épaisses et imposantes, celles-ci occupaient presque la totalité de la surface disponible. À se demander ce qu'ils pouvaient bien contenir.
— Je n'arrive pas à croire que j'ai réussi à m'endormir ici, laissai-je échapper, perplexe.
Cela ne me ressemblait vraiment pas. J'avais toujours eu du mal à m'assoupir dans un milieu étranger alors dans ce fourgon douteux, sûrement pas ! Dormir avec un œil ouvert était devenu ma stratégie de survie sine qua non pour être à l'affût de toutes menaces envoyées occasionnellement par cet harceleur de Victor.
Cette blessure avait dû effectivement me mettre K.O. pour que j'en sois arrivée là.
D'ailleurs...
Je me figeai. Un élément me frappa de plein fouet : aucune substance chaude ne semblait s'échapper de ma plaie. Abasourdie, je la palpai de part et d'autre : rien. À part un léger tiraillement au niveau de ma blessure, je ne ressentais rien. Aucune douleur ni aucun relief caractérisant la présence d'une cicatrice.
Les pulsations de mon cœur se firent soudainement plus intenses. Tout cela me paraissait dingue. Était-ce encore un tour de Victor ? Comment ? Savait-il, justement, que c'était ce qui allait arriver et voulait-il mettre à l'épreuve sa théorie ? Ou, pire : et si cela avait quelque chose à voir avec le conducteur de ce fourgon ? Je me sentis complètement perdue. OK, certes, j'avais toujours eu cette faculté étrange de guérir légèrement plus vite que la normale, mais rien de bien folichon : ça me permettait de me remettre en deux jours de la grippe, par exemple. Ainsi, j'en avais simplement déduit que je devais avoir de supers anticorps. Mais là, c'était quelque chose qui ne m'était encore jamais arrivée, quelque chose dont je n'avais jamais été capable jusqu'alors. Une blessure aussi grave que cela, avec tout ce sang, qui guérissait en vingt-quatre heures, voire moins ? Mince, depuis combien de temps avais-je bien pu être enfermée ici ?
Trop de questions !
Je n'attendis pas une seconde de plus et cédai à mon besoin soudain de quitter les lieux, à la recherche d'un peu d'air frais. Je me hissais alors sur les cartons devant moi, glissai vers le devant du véhicule, me saisis du premier objet lourd possible pour m'aider à briser la vitre du côté passager, et m'extirpai vers l'extérieur presque dans un même mouvement. Tout s'était passé très vite, cela m'était apparu comme une question de vie ou de mort. Je ne pouvais faire confiance à personne, ni même à l'individu qui avait dû conduire ce camion. Surtout pas avec un Vampire aussi redouté que ce Victor « Le Hunter » à mes trousses. Pas alors qu'il s'amusait désormais à réellement mettre ma vie en danger.
Une fois à l'extérieur, la différence de température me frappa de plein fouet. Ceci dit, je ne m'y attardai pas et, à la place, je sortis prudemment de ma poche une toute petite boîte. C'était un outil de dernier recours. « L'opération camouflage », avais-je pris plaisir à l'appeler. Sauf que ce nom cachait quelque chose de beaucoup plus funeste.
J'ouvris la boîte et contemplai un instant son intérieur. Elle contenait des lentilles de contact marron et opaques, que je mis aussitôt. Elles serviraient à cacher le vert émeraude de mes yeux qui pouvait parfois s'avérer anormalement vif dans des moments de stress intense comme celui-ci. Je n'avais jamais su expliquer ce phénomène étrange, mais j'étais bien consciente que cela faisait de moi une cible beaucoup trop reconnaissable. Et Victor le savait.
Alors, après plus d'un an de cavale, j'avais fini par comprendre la leçon. Depuis que mon contact de New York m'avait suggéré l'idée, elles ne me quittaient plus. Je gardais toujours une paire de lentilles très opaque sur moi. C'était comme un plan B très efficace pour gagner du temps et compliquer la tâche aux « hommes de main » que Victor lançait constamment à ma poursuite. À ma connaissance, ils ne disposaient que d'une description physique pour me repérer.
Un frisson me parcourut l'échine lorsqu'un courant d'air frais fit valser mon épaisse chevelure sur le côté. Je me tendis alors et me mis à inspecter les environs. On était bien loin des températures presque estivales qui régnaient à Miami en cette période de l'année. Quelque chose me disait que j'avais sûrement changé d'État. Mais lequel, exactement ? m'interrogeai-je.
Au premier coup d'œil, on aurait dit une sorte d'aire d'autoroute isolée. Une station d'essence se tenait à quelques mètres de là, mais la zone paraissait relativement déserte.
Mon regard parcourait les environs lorsque, soudain, je tombai nez à nez avec un parfait inconnu. Mes réflexes prirent le pas sur le reste : instantanément, je plaquai l'individu contre le fourgon et la menace fut maîtrisée.
— Qui es-tu ? m'écriai-je aussitôt, méfiante, avant même qu'il n'ait le temps de dire quoi que ce soit.
Il semblait sous le choc et surpris d'être « agressé » par une jeune fille de mon âge.
— J... je...
Je profitai de son instant d'hésitation pour jeter de brefs regards autour de moi, afin de m'assurer qu'on était bien seuls et qu'il n'y avait pas d'autres menaces. Avec un chasseur comme Victor à ses trousses, on n'était jamais trop prudent !
Ma méfiance avait manifestement lieu d'être puisque l'individu reprit très vite son sang-froid. Il avait l'habitude de ce genre d'événements, à en croire sa soudaine expression impassible.
— Je... suis le conducteur de ce camion, articula-t-il en désignant d'un bref coup de tête le véhicule sur lequel il était adossé.
À ma grande surprise, je le sentis se détendre, ce qui m'agaça légèrement. À croire que je lui apparaissais inoffensive. C'en était presque insultant... et légèrement fascinant à la fois, de faire ce même constat encore et encore. Du fait de ma jeunesse, les gens avaient cette fâcheuse tendance à adopter un comportement familier en ma présence. Pourtant, s'ils savaient... Du haut de mes presque dix-huit ans j'avais sans doute beaucoup plus risqué ma vie que n'importe quel autre individu lambda. J'eus un hoquet de sarcasme. Ayez le malheur de croiser la route du « redouté Victor », et vous découvrirez des aspects de votre personnalité que vous auriez préféré ne jamais connaître ! pensai-je avec ironie. Ce Vampire devrait en faire son slogan, tient.
Mon attention se reporta à nouveau vers mon interlocuteur, qui attendait une réponse de ma part. Sans doute s'était-il attendu à ce que je baisse ma garde à mon tour, mais je n'avais rien fait de tel. Au contraire, je durcis mon expression tandis que je relançais, avec rudesse :
— Où sommes-nous ?
— Dans le Montana, mais que... ?
Le Montana ?!
Cette réponse me prit de court. C'était à des milliers de kilomètres de mon point de départ. Au moins, ça expliquait la fraîcheur presque glaciale environnante. Je n'avais rien d'une frileuse, et pourtant je regrettais déjà de n'avoir rien d'autre sur moi qu'un haut aux manches longues.
Le Montana, quand même... Du sud au nord des États-Unis ! Pour sûr, j'avais définitivement passé plus de quarante-huit heures dans ce camion !
La légère agitation de mon interlocuteur me poussa vivement à revenir à moi. Je rêvais ou il avait discrètement tenté de se libérer de ma poigne ?
Je lui jetai un regard appuyé du coin de l'œil, le défiant d'en faire plus. S'il croyait pouvoir se jouer de moi, il n'avait pas idée de celle à qui il avait affaire !
Il plissa les yeux. Je parus l'intriguer.
— Mais enfin, pourquoi tu... ? Qui es-tu ? cafouilla-t-il.
Oh, crois-moi, j'aurais bien aimé le savoir ! Depuis le tragique « incident » d'Halloween qui avait provoqué ma fuite, je n'étais plus sûre de savoir ce qui me définissait vraiment. Ce jour-là, en me décidant à semer ce sadique de Victor, j'avais par la même occasion tourné le dos à ma vie d'avant, mon identité comprise. Ou du moins celle que je croyais avoir. Si je me fiais aux dires de mon traqueur, rien de ce que j'avais pu croire n'était vrai. Je serais « bien plus » qu'une « simple humaine » – qu'il voulait s'approprier tel un simple objet, d'ailleurs. Qui étais-je, hein ? Une miraculée, un danger public, une orpheline, une aberration, ou tout et rien à la fois ? Ou plutôt, qui n'étais-je pas, finalement ?
Mon interlocuteur dut percevoir la tournure maussade de la situation puisqu'il finit par me demander, manifestement fatigué par cette mascarade :
— Franchement, que... que veux-tu ?
J'ouvris la bouche, prête à lui répondre de but en blanc, mais aucun son ne franchit mes lèvres. Étonnamment, sa réplique me déstabilisa.
Honnêtement ? Je voulais pouvoir à nouveau faire la fête avec les quelques connaissances que j'avais pu me faire auparavant, relever des défis toujours plus loufoques avec eux, exploser de rire, de joie voire de rage. Je voulais pouvoir faire le mur le soir, pouvoir vivre au jour le jour sans me soucier des détails. Je voulais n'importe quoi tant que, eux, seraient là. Les seuls qui avaient eu un sens du divertissement s'approchant le plus du mien. Ils ne s'étaient comptés que sur les doigts d'une main, mais ils avaient rythmé à jamais la vie de tête brûlée que j'avais mené. Même ma famille adoptive et leurs reproches incessants sur mes fréquentations et ma tendance à jouer avec le feu commençait à me manquer, c'est pour dire ! Mais tout ça... ça n'était pas possible. À présent, cette vie-là était derrière moi. Renouer avec des connaissances du passé ne devait pas être ma priorité. Ce qui devait compter était de m'enfuir, survivre, et surtout : trouver un moyen de me débarrasser de ce redouté Victor une bonne fois pour toutes. Après plus d'un an de fuite, il n'avait toujours pas lâché prise. Trop persuadé que je lui étais redevable, que lui et moi avions plus en commun que je pouvais l'imaginer. Oui, en cet instant, ce que je « voulais » vraiment était un luxe. Un luxe que je ne pouvais me permettre. Mes envies n'avaient aucune importance à présent. Aucune.
Légèrement surprise de ce que sa question avait suscité en moi, je le relâchai vivement et plongeai mon regard droit dans le sien.
Un tas d'idées sombres me traversa l'esprit et un dilemme s'imposa à moi : j'étais seule dans un endroit inconnu et il pouvait se révéler être une menace. Ou je pouvais m'assurer que ça ne soit pas le cas en l'asservissant à ma manière. Je pouvais me servir de mon charisme pour lui suggérer de me guider. J'étais plutôt douée à ce genre de jeux du regard et, étrangement, je pouvais me révéler très persuasive quand je voulais. Après tout, pourquoi ne pas profiter de ce que Victor aimait appeler mes « capacités » ? D'autant plus que, à présent, c'était pour sûr une question de vie ou de mort. Peu importaient les dommages collatéraux, n'est-ce pas ?
Je me figeais d'horreur à cette pensée. Je me mettais à raisonner comme eux.
C'est une vie humaine, Tayla, pas un jouet, me repris-je. Et pourtant, une grande partie de moi me poussait à réagir de la sorte. Manifestement, en mettant ma vie en danger de la sorte avec cette blessure, Victor avait éveillé la part la plus sombre de moi. Celle qui m'incitait à mentir, tricher, manipuler les gens, me servir d'eux pour arriver à mes fins. En somme, à aller au-delà de mes limites, à « céder », même pour survivre. Depuis le dernier comportement agressif que Victor avait eu, il m'était difficile de ne pas la laisser prendre le dessus. Et même si, jusqu'ici, j'avais réussi à résister, je savais que tout cela n'était qu'une question de temps. Que, tôt ou tard, je serais amenée à laisser la partie obscure prédominer, elle qui ne cessait de me murmurer que Victor avait sans doute raison. Peut-être qu'au final j'avais moins en commun avec les humains qu'avec lui.
Cette cavale commençait vraiment à me rendre inhumaine. À moins que ça ait toujours été le cas, me souffla une voix intérieure. Après tout, ce n'est pas comme si je me souvenais de mon enfance. Ce n'était pas toujours facile de vivre avec la conscience qu'une partie de sa vie avait été arrachée. Cette absence, ce creux profond dans ma mémoire que j'avais ressenti à mon réveil et qui ne m'avait pas quitté depuis, n'avait cessé de me rappeler à quel point je ne pouvais être sûre de rien me concernant. Que de simples dires. Même les éléments matériels de mon passé s'étaient évaporés dans l'incendie qui avait ravagé le loft de mes parents. Heureusement, de ce qu'on m'avait dit, les maisons secondaires en dehors de l'état de New York avaient été intactes. Ce qui n'empêchait pas le fait que tous ces événements ainsi combinés avaient rendu l'ensemble extrêmement louche à mes yeux. Et m'avait constamment ramenée à cette même question qui me tourmentait : qui étais-je ? J'aurais pu être n'importe qui, après tout...
Je m'arrachai brusquement à ce tourbillon de pensées et tentai tant bien que mal de me focaliser à nouveau sur l'instant présent.
Et puis, arrête Tayla, ce n'est pas comme si tu ne savais pas te défendre, arguai-je pour moi-même. Ce qui acheva de me convaincre : non, pas question de lui faire du mal. Je saurais me débrouiller seule à partir de maintenant.
— On ne s'est jamais rencontré, tranchai-je fermement avant de lui tourner le dos.
Je ne te ressemblerai pas, Victor. Je ne craquerai pas..., me répétai-je intérieurement, tandis que je me dirigeais à l'opposé du conducteur. Je ne craquerai pas...
Un doute naissant s'insinua en moi alors que je m'éloignais du mieux que je pouvais, rongeant ma détermination à petit feu. La peur cuisante d'être retrouvée par l'être qui avait fait de ma vie un cauchemar émergea à nouveau, accompagnée par la désagréable sensation d'être exposée si je continuai dans ma direction. Malgré tout, je luttai avec persévérance. Résistant tant bien que mal à cette frayeur d'une prochaine confrontation avec mon bourreau. Non pas parce que j'appréhendais ce qu'il me ferait, mais plutôt parce que je redoutais comment, moi, je réagirai. La dernière fois, j'avais su revenir à la raison à temps. Mais s'il mettait à nouveau ma vie en danger, je n'avais aucune idée de ce que je serais capable.
Je ne craquerai pas...
Je commençais à en être de moins en moins sûre, quand :
— Quelle est ta destination ?
Sa voix portante parvint à mes oreilles malgré le vent environnant.
Je m'arrêtai un instant, sans pour autant oser me retourner, comme si je voulais m'assurer qu'il s'adressait bel et bien à moi. Mais il n'y avait personne d'autre dans ce parking désert.
— J'ai une livraison à faire, peut-être que ta destination est sur le même chemin.
Je me retournai doucement en tentant de masquer ma joie. Je fis mine d'hésiter par méfiance pendant un instant... mais je ne me fis pas prier.
Je savais que ce n'était pas une bonne idée, mais j'en avais presque besoin. Une partie de moi voulait prendre ce risque. Même s'il y avait une infime chance pour que cela finisse de manière tragique si Victor retrouvait mes traces. Ce psychopathe sanguinaire prenait un malin plaisir à déclarer « punir à ma place » la personne qui m'accompagnait ou avait eu le malheur de m'apporter de l'aide durant ma fuite. C'était d'ailleurs ce qui m'avait poussé à voyager exclusivement en solitaire. Mais justement, qu'elles étaient les chances que Victor devine ma présence avec cet inconnu ? Au moins deux jours s'étaient écoulés depuis, s'il m'avait suivi, ça se saurait. Oui, sans doute étais-je moins en danger en optant pour cette option, je voulais y croire. Et, après ce que j'avais vécu hier, un peu de vie sociale me ferait du bien. Mine de rien, j'avais besoin de me changer les idées.
Et il était hors de question que ce Hunter me rende folle.
Je m'installai alors dans le véhicule en silence. Mon interlocuteur remarqua vite l'état de sa vitre et me jeta un regard appuyé, ce à quoi je répondis par une simple mine désolée. Je ne pouvais rien faire de plus, le mal avait été fait. Et puis, comment aurais-je pu sortir de ce véhicule autrement ? Il serra des dents, mais, à ma grande surprise, finit bien par passer à autre chose. Ouf. Je fus reconnaissante de sa tolérance. Même si, ce qui me surprenait le plus, c'était sa mine blasée. Comme si, encore une fois, cela n'était rien de nouveau pour lui.
Le début du trajet se déroula sans un mot. Je sentis juste le chauffeur glisser quelques regards à la dérobée vers moi, comme soucieux d'en savoir plus sur sa passagère, mais je fis mine de ne rien remarquer.
Il finit par briser le silence.
— Je m'appelle Matt. Et toi ?
Je le fixai un long moment avant de lui répondre, surprise de le voir agir d'une manière aussi... normale, sans allusion à ce qui s'était passé tout à l'heure. Après tout, on ne pouvait pas dire que ma réaction à sa présence sur cette aire d'autoroute avait été des plus soft. Mais bon, je ne m'attardai pas sur cet élément.
En fait, ce nom me disait même vaguement quelque chose.
— Matt ? répétai-je, pensive. Moi... c'est Tayla.
— D'accord.
Un silence s'ensuivit. Je sentis une certaine tension.
Je me mis à le dévisager, toujours aussi songeuse. Lorsque je l'avais plaqué contre son véhicule tout à l'heure, je n'avais même pas fait attention à ses traits du visage, trop accaparée par la menace qu'il représentait. Mais, maintenant que je prenais le temps de l'observer, il m'apparaissait tel qu'il était : un simple être humain. Je le considérai sous un autre angle. Plus je prenais le temps de le détailler, plus il me paraissait vaguement familier. Je le parcourus du regard de haut en bas sans réussir à mettre le doigt sur l'élément qui me titillait l'esprit. De ses courts cheveux anormalement blonds à ses sourcils épais marqués par une fine cicatrice d'un côté, en passant par ses yeux noisette, son nez droit et ses lèvres fines, il avait comme un petit air de... je ne sais pas. Il me disait quelque chose, c'est tout.
Je continuai à le détailler, perplexe. Il me paraissait plus jeune que tout à l'heure, je lui donnais vingt ans ou vingt-cinq maximum. Pourquoi un individu comme lui aurait-il accepté ma compagnie ? Il avait tenté de faire ma connaissance.
— Tu dois avoir faim... tu veux un cookie ? dit-il en me sortant de mes pensées.
Cette question paraissait tellement étrange que je ne pus m'empêcher d'émettre un petit rire amusé. Depuis quand c'était la première chose qui... ? Je laissai tomber.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Non, rien... c'est juste... bizarre... Vous êtes vraiment un cas.
Je pensais avoir marmonné cette dernière plaisanterie de manière inaudible, mais je l'entendis répliquer :
— Oui, je sais, on me l'a déjà dit.
Puis il me tendit la boîte de cookies qui se trouvait entre nos deux sièges.
Je ne pus m'empêcher de l'observer un instant. Ce chauffeur était vraiment étrange. Soit il avait des idées derrière la tête, soit il était vraiment sincère et son acte était le fruit d'intention pure. Dans tous les cas, je ne pouvais qu'éprouver un pincement au cœur pour lui. C'était dangereux de me fréquenter.
Je me chassai cette idée de la tête. Mais non, tu te fais des idées, Tayla, il y a des exceptions à tout, me repris-je intérieurement. Et puis, ça n'est pas si dangereux que ça. Ça ne l'était que si Victor me repérait. Il ne pouvait tout de même pas réussir dans ces conditions-là. Normalement, depuis notre dernière altercation, seul ce chauffeur avait vu mon visage. Impossible qu'il fasse le lien pour l'instant. Oui, inutile de céder à la paranoïa. Je croquai doucement dans un des biscuits pour le goûter. ...n'est-ce pas ?
Ce n'est qu'en me nourrissant que je me rendis compte à quel point j'avais faim. À vrai dire c'était bien plus que de la faim. Depuis combien de temps ne m'étais-je pas alimentée, déjà ? J'avais tendance à ne pas me nourrir assez. L'ancienne meilleure amie de ma mère – qui me faisait office de mère adoptive depuis la mort de cette dernière – avait toujours eu pour habitude de me sermonner à ce propos.
Un fin sourire apparut sur mon visage à cette pensée.
Cette fuite ne m'avait pas tant changée que ça, au final.
***
Matt
— D'accord.
Puis plus rien. Je détestai le silence qui s'en suivit, mais je dus faire avec. Il ne fallait jamais brusquer ce genre de personnes. Cette jeune fille avait l'air d'avoir traversé... beaucoup, beaucoup de choses. Les griffures sur son visage semblaient en témoigner. Ce n'était pas grave si je devais faire le premier pas.
Je sentis son regard posé sur moi. Je n'eus pas besoin de me tourner vers elle pour savoir qu'elle m'étudiait. Je pouvais comprendre sa méfiance. Elle devait se demander pourquoi j'avais accepté sa compagnie et je ne pouvais pas l'en blâmer : je devais admettre que, moi-même, je n'en avais aucune idée.
— Tu dois avoir faim... tu veux un cookie ? lâchai-je enfin, pour détendre l'atmosphère.
Qu'est-ce qui me prenait ? C'était ridicule !
Et j'avais manifestement vu juste puisque je l'entendis émettre un petit rire amusé.
— Qu'est-ce qu'il y a ? me risquai-je alors, curieux.
— Non, rien... c'est juste... bizarre... Vous êtes vraiment un cas.
Elle avait marmonné sa dernière phrase, mais je n'en avais pas raté une seule miette.
— Oui, je sais, on me l'a déjà dit.
J'avais répondu sans trop réfléchir. Je ne m'étais pas attendu à une telle franchise de ma part. Car, effectivement, c'était vrai : une jeune fille m'avait déjà déclaré exactement la même chose... Celle-ci était d'ailleurs elle-même un vrai cas à elle toute seule : elle méprisait l'autorité et elle n'hésitait pas à vous dire ses quatre vérités, quelle que soit la personne à qui elle avait affaire ce qui lui attirait toujours des ennuis. Elle m'avait balancé cette réplique alors qu'elle devait avoir à peine treize ans, lorsque j'avais osé sous-entendre qu'elle n'était pas la bienvenue dans le bar peu fréquentable dans lequel je travaillais pour obtenir mon gagne-pain. Je m'étais d'ailleurs demandé comment une fille de cet âge avait pu se faire passer pour plus grande et traîner dans un bar avec une réputation aussi mauvaise. Quelle inconsciente !
Pourtant, au fil du temps, mon agacement envers elle s'était petit à petit mué en de la compréhension, et une sorte de complicité fraternelle était née entre nous, s'apparentant presque à de l'amitié. Oui, je sais, l'amitié n'avait jamais été mon fort. C'était même la dernière chose qui me préoccupait. Mais cette jeune fille s'était finalement révélée être d'une plus grande maturité et intelligence que d'apparence. D'une certaine manière, avec son insouciance, son franc parler et sa sincérité son nom, elle avait su briser cette carapace que j'avais appris à me construire. Oui, je pouvais sans doute dire que cette rencontre faisait partie de celles qui m'avaient le plus marqué. Elle avait été l'une des rares à être là pour moi dans les moments difficiles. Parfois, ceux à qui on s'attend le moins sont ceux qui sont là pour nous. Soudain lugubre, je resserrai mes mains sur le volant. Puis, malheureusement, on avait fini par se perdre de vue. J'ai dû faire face à mes problèmes familiaux et de même pour elle, j'imagine. Mon regard s'assombrit. Des évènements tragiques qui m'avaient amené où j'étais, là, dans ce camion. Très vite, ma carapace que j'avais eu le malheur de baisser avait refait surplace. glissai un regard furtif vers ma boite à gants. Et il ne m'était plus question jamais question de la baisser à nouveau.
Puis je repris brusquement mon ancrage dans l'instant présent. Le passé était le passé. Inutile de le ressasser. Bientôt, je pourrais enfin le mettre derrière moi.
Je me détendis à cette pensée.
Au fond, cette « Tayla » me la rappelait un peu d'ailleurs... Ça devait être pour ça que je n'avais pas pu me résoudre à la laisser en plan ici.
Je chassai cette réflexion quand je sentis à nouveau son regard sur moi. Elle semblait m'observer depuis un moment. Je me tournai alors vers elle mais elle avait déjà détourné le regard, dévorant les cookies avec envie, à croire qu'elle n'avait pas mangé depuis des semaines.
Une fois qu'elle eût fini, je m'attendis à ce qu'elle en redemande, mais elle n'en fit rien.
Je l'aperçus se mettre à toucher à tout, un peu partout autour d'elle, comme si elle inspectait les lieux. Mais pas dans un but précis. Ça semblait plus inconscient qu'autre chose. Une sorte d'habitude, peut-être ?
Cette fille avait vraiment des tics étranges. Et elle semblait enfouie dans de beaux pétrins. Quelque chose me disait que, quelle que soit sa situation, elle dépassait de loin celle envisageable pour son âge. Un bref coup d'œil vers elle ne fit que confirmer mes soupçons : ses longues et épaisses boucles brunes étaient toujours aussi sens dessus dessous, légèrement emmêlées par le vent qu'il y avait eu dehors. Son jean rouge était déchiré de part et d'autre et je fus presque sûr d'y distinguer du sang au niveau du bas de la cuisse. Elle n'avait aucun bijou ni maquillage, une apparence négligée et totalement en décalage avec le temps extérieur. Impossible de ne pas la remarquer. Une chose m'apparut sûre : elle avait l'air d'une fille à problèmes. Le genre à s'attirer des ennuis par un simple regard. Son regard... il était si dur, si défiant. Je le trouvais même pétrifiant par moments. Pour être honnête, son simple plaquage de tout à l'heure m'avait fait froid dans le dos. J'ai bien cru que j'allais y passer ! songeai-je.
Il était très difficile d'avoir une once de confiance en elle. Et pourtant...
Elle m'intriguait. Je voulus en savoir plus sur elle. Je me risquai alors à lui demander :
— Qu'est-ce qu'une fille comme toi fait ici ?
***
Tayla
— Qu'est-ce qu'une fille comme toi fait ici ? entendis-je.
J'eus presque un hoquet de sarcasme face au constat familier qui s'imposait à moi : c'était toujours la même question qui revenait encore et encore. Puis je grimaçai, légèrement irritée par sa réplique. Plus que sa formulation, ce fut son ton qui me gêna le plus. J'y sentis un jugement implicite qui ne me plaisait pas.
— Je suis une grande fille, je sais me défendre, lâchai-je d'un ton sec, du tac au tac.
— Je n'ai jamais dit le contraire.
Sa réponse m'apparut peu honnête, mais réussit à m'apaiser malgré tout. Calmée, je fis un effort pour considérer à nouveau sa question.
— Je... survis. Du moins, j'essaie.
J'essaie... C'était une réponse beaucoup plus sincère que ce à quoi je m'attendais. En fait, c'était la première fois que je ne répondais pas avec un mensonge à ce genre d'interrogation. À vrai dire, ça faisait tellement longtemps que je n'avais pas eu de réelles conversations avec quelqu'un que cette situation me paraissait presque irréelle. Tel un rêve éveillé. Alors, pour la première fois depuis ce qui me sembla être des lustres, je m'autorisai à m'ouvrir. À être authentique. Ce qui rendait cette scène encore plus inédite. Moi, dans un camion, en train de me confesser comme si de rien n'était à un pauvre conducteur innocent ? Ça paraissait tellement improbable. Trop calme, trop... normal, en fait. Ça ne durerait pas. Je le savais. À chaque fois, quelque chose venait tout gâcher. Quelque chose comme Victor.
Brr, je préférais ne pas y penser.
— C'est vraiment votre métier ? arguai-je rapidement pour passer à autre chose.
— Hum, oui. Je suis... livreur de marchandises.
Mais j'avais perçu sa demi-seconde d'hésitation.
— Vraiment ? Hum. J'ai du mal à y croire...
Je me tournai alors vers lui et scrutai son visage. Il ne réussit pas à masquer sa gêne. Ni cette obscurité dans son regard. Comme s'il savait que ce qu'il planifier de faire, quoi que ce soit, allait avoir de lourdes conséquences.
— Un simple livreur ? Que livrez-vous ? m'enquis-je avec insistance, tout en analysant scrupuleusement la situation.
D'un vif regard, je détaillai scrupuleusement chacune de ses micro-expressions. Quelques secondes plus tard, le constat s'imposa à moi : il avait quelque chose à cacher. Quelque chose de très pesant, même. Et cela ne fit qu'attiser ma curiosité. Rictus aux lèvres, je ne le quittai pas des yeux. Ça faisait longtemps que je n'avais pas rencontré une personne pareille. Enfin quelqu'un qui semblait avoir un fardeau aussi lourd que moi sur la conscience. Je me sentis soudain moins seule dans mon cas. Un sentiment qui se faisait rare ses derniers temps ! raillai-je pour moi-même. Une manière bien à moi de manifester le mélange d'adrénaline et fascination qui me gagnait alors que je réalisais que la personne qui m'accompagnait n'était peut-être pas si innocente qu'elle m'avait semblé être.
Je le considérai sous un angle nouveau, toujours aussi intriguée.
Son regard glissa furtivement vers la boîte à gants qui se trouvait devant moi. Bingo ! Il s'était trahi.
— Vous savez, je suis une experte dans le mensonge et je le vois à des kilomètres... Mais j'admire la tentative, déclarai-je en me risquant à rapprocher doucement ma main du compartiment devant moi.
Le conducteur tiqua. Alors, je n'attendis pas plus et l'ouvris brusquement au moment où Matt me hurlait de ne pas le faire, manquant de peu une bifurcation dans le ravin.
Trop tard.
Je saisis avec précaution et fascination l'objet qui se trouvait devant moi.
Une arme. Et pas n'importe laquelle.
— Un pistolet semi-automatique, murmurai-je en contemplant la bête.
Disons que je m'attendais à pire. Mais pas non plus à ce que ce simple chauffeur se balade avec une arme.
Matt me jeta un long regard, apparemment surpris que je m'y connaisse autant. Pourtant, à mes yeux, ce n'avait pas été grand-chose. N'importe quelle personne saurait distinguer cela, non ?
Il semblait suspicieux.
— Eh ! Pourquoi un tel regard, lançai-je, ce n'est pas moi qui me trimbale avec un arsenal dans ma voiture !
— Ça n'a rien d'un arsenal, c'est simplement...
— Tu sais quoi, je m'en fiche, l'interrompis-je. Ça ne me regarde pas. Je vais juste... garder cela sous les yeux, tu veux bien ?
Je ne voulais pas en savoir plus. Je n'avais pas l'envie ni l'énergie de chercher à comprendre. Ce genre de sujet menait trop souvent à des disputes. Or, j'avais accepté sa compagnie dans l'espoir de me changer les idées. Pas pour me prendre le chou avec un « Victor junior ».
Même si je fus incapable d'ignorer le fait que ce « Matt » pouvait se révéler pas si candide que ça au final. Comme si, à chaque fois, il fallait que je croise sur ma route des personnes moins nettes qu'il n'y paraissait. À croire que j'attirais bel et bien le danger ! Était-ce un cercle vicieux auquel je ne pouvais échapper ? Derrière mon cynisme montant se cachait un soupçon d'appréhension. Un doute s'insinua dans mes veines. Cet homme avait une arme, et avait menti sur son travail, sur quoi d'autre pouvait-il mentir ? Quelles étaient ses véritables intentions ?
Et, mince, moi qui pensais avoir affaire à quelqu'un des plus « banal » ! Ouais, peut-être que Victor avait bel et bien raison : attirer le danger était « dans ma nature même » !
Malgré tout, un frisson me parcourut à cette pensée.
Puis la voix peu rassurée du chauffeur me ramena à l'instant présent.
— Ce n'est pas que je ne te fais pas confiance, mais... je vais reprendre ça, ce n'est pas un jouet.
Mais alors que je vis des mains s'approcher de l'arme, j'eus aussitôt le réflexe de l'éloigner de la potentielle menace. Je n'étais toujours pas sûre de ses intentions réelles. Et puis, comme si j'étais le genre de personne à en faire usage ! Je préférais beaucoup trop le corps à corps pour ça.
— Hé, calme-toi, m'irritai-je alors, je ne suis pas une gamine et je ne compte pas m'en servir !
Mais il insista, négligeant au passage la conduite du camion. Ce détail semblait beaucoup trop le gêner pour qu'il puisse s'attarder sur autre chose.
— Donne-moi ça !
J'étais presque abasourdie par son comportement. Il me sous-estimait !
— Commence par regarder la route !
Et là, tout se passa très vite.
J'eus tout juste le temps de voir le chauffeur se retourner et bifurquer brusquement sur le côté avant, que...
C'était vraiment étrange : tout devint flou, tout en étant au ralenti. C'était si... perturbant. Cette sensation m'était familière, comme un souvenir d'enfance. Le souvenir de cet accident tragique de mes sept ans, déclencheur de mon amnésie. Une succession d'images me revint en mémoire dans un flash inexpliqué. Des éclats de verre jonchant le sol, une désagréable odeur de carbone emplissant mes poumons, une chaleur étouffante, des bruits de pas s'approchant, des hurlements, et...
Je reviens brusquement à la réalité juste avant que les rebondissements du véhicule cessent.
Puis je fermai les yeux, me préparant au pire.
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