DEUX : Le "Hunter" [REECRIT]

Tayla

Il approche, il approche ! Ces paroles me martelaient toujours l'esprit lorsque je m'introduisais furtivement dans mon étroite chambre d'hôtel. Je refermai vivement la porte derrière moi, essoufflée. L'instant d'après, j'agrippai en masse chaque élément personnel qui me tombait sous la main pour les glisser dans mon sac à dos. Un, puis deux, puis trois... Mes mouvements synchronisés s'enchaînaient avec une rapidité qui en disait tristement long sur mon expérience. À peine avais-je fini de vider un coin de la pièce que je passais au suivant. Vêtements, lampes, boîtes de conserve, couverture de survie. J'avais pensé à tout. Enfin, normalement.

J'avais déjà réalisé plus d'une centaine de fois ce genre d'escapade. Un changement de localisation, dès que je suspectais mon traqueur de m'avoir suivie. Par contre, ça ne marchait pas toujours... Après tout, quelles chances avais-je contre un Vampire aussi puissant et avec un réseau aussi étendu que lui ? Malgré tout, les trois-quarts du temps, je m'en sortais. Ou plutôt, il me laissait m'échapper. Après seize mois de fuite, c'est ce que j'avais fini par me dire. Impossible qu'il en soit autrement. À croire que ce sadique prenait un malin plaisir à me « laisser un temps d'avance ».

Brr. Pourtant, quelque chose me disait que, cette fois, ce serait différent... Je m'activai à la tâche, sans pour autant réussir à m'ôter ce doute qui grandissait en moi. Ce suceur de sang avait fait le mort pendant plusieurs mois maintenant et voilà qu'il refaisait surface ? Plusieurs mois de tranquillité anormale durant lesquels la paranoïa qui me suivait comme mon ombre aurait pu devenir un lointain souvenir. Je savais que je devais m'attendre à tout avec ce Vampire machiavélique, mais quelque chose, dans cette situation, ne collait pas. Ça ne ressemblait pas au psychopathe jubilant à la moindre perspective d'intimidation qu'il était.

À moins que cela ne fasse partie d'une nouvelle tactique qu'il avait mise en place.

Je me figeai un instant à cette pensée. Et s'il ne m'avait jamais vraiment quittée des yeux ?

— Arrête de faire ta peureuse, Tayla, marmonnai-je pour moi-même. Garde ton calme !

Pourtant, je fus incapable d'ignorer cette hypothèse, qui me parut de plus en plus plausible. Je songeai à la dernière fois qu'il avait démasqué mon refuge temporaire, deux mois plus tôt, et à la précision avec laquelle il avait été en mesure de me prendre de court. Ce jour-là, il avait été capable d'intervenir au sein du foyer isolé dans lequel je ne dormais qu'une fois toutes les deux semaines. Comme s'il avait eu une vue éloignée sur mes actions et avait su exactement où me trouver. Pourtant, je n'avais pas une seule fois senti sa présence alors même que j'avais fini par savoir la repérer, sans vraiment réussir à expliquer comment. Donc, soit il avait eu une chance inouïe ce jour-là, soit il avait recruté une main-d'œuvre plus discrète et efficace que d'habitude pour prendre le relais. Cette dernière option me paraissait difficilement envisageable venant d'un être comme lui, obsédé par le monopole du pouvoir. En revanche, cela expliquerait l'impression qui ne m'avait pas quittée ces derniers jours : celle d'être scrupuleusement épiée.

Comme si les jeux avaient radicalement changé...

Je portai brusquement la main à mon bras, surprise. Il tremblait. Bon sang, il fallait vraiment que je me calme ! J'inspirai et expirai doucement. Détends-toi, Tayla... Une tentative qui fut vaine puisqu'une voix intérieure, bien plus forte, s'était frayée un chemin dans mon esprit. Oh, céder serait plus simple ! Peut-être qu'il valait mieux que je cesse de me battre. Ce serait tellement plus facile, cela me demanderait tellement moins d'énergie.

Un élan de rage s'éprit de moi et je repris enfin le contrôle de mes émotions. Non ! Cette ferveur me glaça tel un jet d'eau froide. Je serrai des poings. Ce n'était pas le moment de capituler. Il en était hors de question. Pas après plus d'une année de résistance. Pas après tout ce que j'avais vécu et surmonté. Pas maintenant. La Tayla que je connais n'aurait jamais accepté une chose pareille !

À cette pensée, je ramassai vivement mon sac à dos, enfilai ma casquette sur ma touffe boucclée et jetai un dernier coup d'œil derrière moi, avant de quitter la pièce.

~

~

Quelques kilomètres plus loin, je me sentis beaucoup mieux : personne ne semblait m'avoir suivie. Au bout de plus d'une heure de marche, je m'arrêtai au premier bar-restaurant encore ouvert à cette heure-ci. J'optai pour une place dans l'ombre qui avait une vue directe sur la baie vitrée donnant sur l'extérieur. Puis je pinçai des lèvres, soudain nerveuse.

J'essayai de ne plus penser à ma vie d'avant, mon vécu à New York, mais ce fut plus fort que moi. Mon passé venait me hanter à la moindre occasion. Mes aventures dans cette ville où j'avais grandi me manquaient tellement. Dans ma soif de défis, je n'avais pas manqué une occasion de gagner un pari... et du coup, je finissais parfois par fouiner dans des affaires pas très nettes où j'aurais plus d'une fois pu y rester, c'est vrai. Mais, à part ça, ça avait été génial. Parce qu'à ce moment-là, je ne me souciais d'absolument rien. Mon monde était simple : il n'y avait pas de gentils ou de méchants. Simplement des idiots et des plus idiots.

J'esquissai un fin sourire, amusée. J'adorais toujours autant cette façon de voir les choses.

Et puis, je devais l'admettre, mon sale caractère et mon franc-parler avaient joué en ma faveur en me donnant une réputation qui m'avait facilité la vie. Comme je savais très bien me défendre, les gens réfléchissaient à deux fois avant de s'en prendre à moi. J'étais l'intrépide, la tête brûlée sans complexes du groupe. « Groupe », repris-je pour moi-même avec sarcasme, c'était plus un regroupement de connaissances. Il n'y avait pas de cohésion. J'avais très peu d'amis en tant que tels, en fait. Voire presque aucun si on oubliait Evan et une bande de jeunes que je rejoignais de temps à autre.

Ah, Evan... Il avait été le seul à avoir osé me parler au collège, lorsque j'avais terminé ma période de rééducation et cessé les cours à domicile. Et, bien sûr, il avait fallu que mes parents adoptifs optent pour une scolarisation dans le privé au sein de « l'institut le plus prestigieux » du coin. Ces derniers avaient été des amis très proches de mes parents biologiques, presque une « famille » en quelque sorte. En fait, la seule qu'ils avaient. C'est pourquoi ils avaient été désignés responsables légaux de ma personne sur leur testament. Alors, forcément, en ces circonstances, ils n'avaient cessé de souligner à quel point ils « voulaient le meilleur pour leur fille », comme mes géniteurs l'auraient voulu.

Enfin, tout cela était selon leurs dires, bien sûr puisque je ne me souvenais de rien, encore moins des visages de mes ascendants ou de leur façon de penser. Ils auraient tout aussi bien pu me dire que mes parents biologiques avaient été des astronautes partis vivre sur Mars et qu'ils tenaient à ce que je devienne danseuse, je les aurais crus. Donc, moi, je pariai surtout sur le fait que les amis de mes géniteurs ne savaient tout simplement pas quoi faire de leur argent. Il fallait bien que tous leurs allers-retours en voyages d'affaires servent à quelque chose ! ironisai-je pour moi-même. Au moins, leur insouciance des dépenses m'avait permis d'obtenir des cours de karaté avec un ancien champion olympique.

Toujours est-il que, sans surprise, mon intégration dans cette école s'était mal passée avec mon bagage émotionnel atypique et mon refus catégorique de me laisser marcher sur les pieds – ce qui m'avait valu la qualification d'élève « indisciplinée ». C'était comme essayer de caser un éléphant rose dans une maison de poupée : forcément, ça ne passe pas. Les autres m'avaient vite considérée comme un danger public. Et, je l'avoue, mon côté impulsif et mon incapacité à prendre les risques au sérieux n'avaient pas aidé. Mais toute cette réputation n'avait pas arrêté Evan. J'avais été l'une des rares à m'interposer lorsqu'il avait eu le malheur de se retrouver au milieu d'une altercation dans un des quartiers malfamés de New York – non sans mettre une bonne raclée à ses agresseurs au passage...et finir avec deux côtes fêlées et un séjour à l'hôpital, c'est vrai. Alors, à ma grande surprise, il avait dès lors jugé important de « toujours être à mes côtés ».

Je sentis une certaine hilarité me gagner. Evan avait toujours été là pour me ramener sur terre. Moi et mon « incapacité à passer à côté d'une confrontation », comme il aimait le résumer. Mais bon, ce n'était pas de ma faute si je ne pouvais jamais rester impassible face à une injustice et prenais un malin plaisir à remettre à sa place n'importe qui se croyant supérieur aux autres ! Soit l'opposé d'Evan. Je pensai à son apparence constamment soignée, son air calme et son penchant pour les blagues ridiculement réfléchies et absolument pas drôles. Autant dire que les défis et combats n'avaient jamais été son truc. Mais au fond, il avait toujours été un rebelle, comme moi. Derrière son attitude contrôlée se cachait une tendance à contourner les règles. De même, son look soigné s'accompagnait constamment d'une mèche négligée ainsi qu'une diversité de vestes en cuir noir et collection de Doc Martens qui, je le savais avant même qu'il me l'avoue, rendait dingue ses parents à cheval sur le « savoir-vivre » et la « bienséance ». C'est sans doute pour ça que nous nous étions si bien entendus. Et puis, comme il avait toujours été doué pour le bluff et se laissait entraîner avec joie dans mes aventures de tête brûlée, je l'emmenais souvent avec moi lors de parties de poker entre amis. Ma tendance à tout prendre en dérision ne l'avait jamais fatigué. Ni même mon mode de vie. Confrontations en corps à corps, sorties en douce à la découverte du monde de la nuit, se faire passer pour une autre personne, paris entre amis... tous, avaient fait partie de mon quotidien. À mes yeux, tout défi avait toujours été bon à prendre. Tant qu'ils m'aidaient à oublier ce sentiment de différence qui ne me quittait jamais.

En fait, ça avait été la seule fréquentation que mes parents adoptifs toléraient. Et, comme ils étaient vite devenus amis avec les siens, il nous était même arrivé de passer des vacances ensemble. Finalement, on passait une bonne partie de notre temps l'un avec l'autre. Enfin, en journée, surtout. C'est-à-dire, lorsque je ne vagabondais pas seule la nuit à la recherche de défis dès que mes parents s'éclipsaient en voyage d'affaires – autant dire que cela arrivait constamment. Volontairement seule. Indépendante dans l'âme, je m'étais refusée de m'accoutumer à sa présence. Alors je mettais un point d'honneur à réaliser certaines de mes « aventures » et défis seule. « Pour m'habituer à également savoir vivre sans lui », n'avais-je cessé me répéter. Malgré tout, il avait été une ombre bienveillante toujours prête à se rendre utile dans son besoin « d'être là pour moi » comme je l'avais été à notre rencontre. Alors, sa perte, elle, était...

Mon regard s'assombrit. Je détournai les yeux, incapable de terminer cette phrase.

Je ne pouvais m'empêcher de penser à ce qui serait arrivé si tout cela s'était passé autrement, si ce sadique sanguinaire n'avait pas provoqué cet incendie près d'un an et demie plus tôt, si j'avais été capable de sauver ces deux êtres qui m'étaient chers... ou tout simplement, si je n'étais pas allée à cette soirée d'Halloween tout court. Alors, je n'aurais sans doute jamais eu à fuir. Et échapper à un être assoiffé de sang aurait été le dernier de mes « passe-temps ».

Je ne savais pas combien de temps j'allais encore pouvoir tenir. À présent, je n'avais pas le même rythme de vie : je dormais le jour et vivais la nuit. Tel un Vampire.

Ce mot me donna des frissons.

— Vous prendrez quoi ?

Je sursautai presque en entendant cette voix... et fus rassurée de voir que ça avait simplement été le barman qui essayait d'établir un contact, depuis un moment déjà. Encore une absence ! m'insurgeai-je en serrant des poings pour maîtriser mon agacement. Ce que le barman ne manqua pas de remarquer.

J'essayai alors de me détendre et arborai un sourire. Pense à une expression plus neutre, plus normale.

— Euh, hum...

J'en profitai pour faire un bref constat de ma situation. Un rapide regard autour de moi me signifia que j'étais sa seule cliente, ce qui ne me rassura pas vraiment. Certes, il y aurait moins de témoins si pour une quelconque raison j'avais à me battre, mais...

Non, arrête de devenir parano, Tayla.

Je me ressaisis aussitôt et commandai la première boisson qui me vint à l'idée... qui se révéla être une boisson fortement alcoolisée. Mais, à ma grande surprise, le barman ne réagit pas et retourna à son comptoir.

Non, il attendit que j'eusse presque fini mon verre.

— Vous êtes mineure, non ?

Je me figeai. Quelque chose dans la légèreté de son ton m'avait paru surfait. Je glissai lentement le regard vers lui, soudain suspicieuse, tout en tentant de garder mon calme. Je refusais de laisser la paranoïa me gagner. Ce simple barman ne pouvait avoir de mauvaises intentions, je ne pouvais pas être aussi peu chanceuse, voyons. Dans mon besoin de déterminer s'il était une menace, je le détaillai attentivement essuyer sa vaisselle, prétendre vaquer à ses occupations comme si de rien n'était alors que je savais bien qu'il attendait une réponse de ma part... Mais rien de plus chez lui n'éveilla mes soupçons. Il s'arrêta un instant pour m'observer, et je vis l'empathie dans son regard, cachée au plus profond de sa rétine. Ni son air bourru, ni sa posture penchée, mains appuyées sur le comptoir rendant visible les muscles saillants de ses bras à nu ne surent me convaincre du contraire. Il avait beau prétendre, ma situation semblait le préoccuper à tel point qu'il ne pouvait se résoudre à ne pas intervenir. M'interroger à ce sujet était sans doute sa manière à lui de vouloir m'aider. Après tout, qu'est-ce qu'une gamine comme moi pouvait bien faire ici à cette heure-ci ? Sans doute en avait-il déjà vu de toutes les couleurs en tant que barman. Quelque chose chez lui me disait que, malgré les apparences, il était de ceux qui seraient prêts à appeler les urgences dans la foulée si je lui révélais être en danger. Oui, il n'avait rien d'une menace, conclus-je, sans pour autant me résoudre à lui apporter une réponse. Je n'étais pas d'humeur. Pas même pour utiliser le charisme dont je pouvais parfois faire preuve pour lui convaincre d'un mensonge sur mon âge. Il comprit de lui-même.

— Ce n'est pas tous les jours que l'on croise des gens de ton âge par ici.

Cette fois il n'avait pas cherché à cacher son intérêt derrière d'autres actions répétitives. Il me dévisagea longuement et je saisis alors l'image que je renvoyais en ce moment même : j'étais une jeune adolescente, seule, avec un sac à dos qui ne me quittait jamais, amoché avec le temps. Et je n'imaginais même pas la tête que je devais avoir. Les petites boucles brunes de ma tignasse devaient être emmêlées – voire ébouriffées – suite à ma fuite soudaine. Mes yeux vert émeraude qui contrastaient avec ma peau olivâtre devaient paraître toujours aussi anormalement lumineux à en croire sa difficulté à détacher son regard de ceux-ci. Ou peut-être me fixait-il de cette manière parce qu'il avait peur que je lui saute à la gorge à tout moment ? Après tout, il paraît que je faisais souvent cet effet-là, si je m'en tenais aux plaisanteries de certaines connaissances que j'avais pu avoir.

Mouais. Ce serait plutôt paradoxal. Difficile pour moi d'imaginer que je puisse renvoyer une image ne serait-ce qu'un tantinet intimidante en cet instant. Certes, ma posture se voulait tonique, à l'affût du moindre mouvement, mais Dieu sait à quel point mon expression était fatiguée. Je connaissais des phases de sommeil tellement mouvementées que je n'aurais pas été surprise qu'on puisse distinguer des traces de plis inégaux sur mon visage. Bien loin de l'allure menaçante que pouvait avoir n'importe quel autre humain. Mais, je devais l'admettre, avec mon aspect négligé je devais faire penser à un vrai extraterrestre, même dans ce coin isolé, a priori moins « chic » que le reste de la ville. « Encore une autre adolescente ayant fugué sur un coup de tête », devait-il se dire. Sauf qu'il n'en était rien. Il ne faut jamais se fier à l'apparence.

— Je n'aimerais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais... aurais-tu des problèmes ? se risqua-t-il à demander.

Je me crispai. Je détestais ce genre de questions. Parce que, à chaque fois, cela me rappelait à quel point il m'était impossible d'y répondre sincèrement. Pas si je tenais à ce que ces personnes vivent. Instinctivement, je portai la main à mon sac dos que j'avais glissé à mes pieds pour m'assurer qu'il était encore là. Je ne pouvais vivre sans. Pas en ce temps de cavale.

— Tu fuis quelqu'un ?

Je manquai de m'étouffer avec ma propre salive àces mots. Moins simple d'esprit que je ne le pensais, celui-là... Ce quiéveilla mes soupçons au maximum. Là, seulement, je me mis à le considérer commeune potentielle menace. C'était la question de trop. Un doute profond commençaà s'immiscer en moi, ravivant cette paranoïa que je croyais disparue. Celle quej'essayais d'étouffer tant bien que mal. Et pourtant... Était-ce à nouveau unemise en scène cauchemardesque de ce foutu psychopathe de Victor ? Tendue, j'allaislui suggérer de voir ailleurs si j'y étais, quand, soudainement, j'aperçus avechorreur une ombre beaucoup trop familière surgir derrière lui...

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