7. Démarrage




J'aurais cru que ça serait Beauchêne qui dégainerait : une bonne vieille mission de séduction, émir ou oligarque, du Zakkedine réchauffé, un pourri à museler, pour en protéger d'autres, au nom de la République, avec ses grands R.

Au lieu de ça, 10 octobre, lundi, 5h du matin, mon smartphone se met tout seul en mode réveil clignotant : « RV chez moi dans un quart d'heure – Nora ».

Impossible de l'éteindre. Pour le débloquer, faut cliquer sur « Je rapplique »...


Un quart d'heure plus tard, en moto, j'y suis. Nora attend, déshabillé Chanel gris souris, avec Beauchêne, mode furibard : pirater son portable sécurisé, ça le met en rogne. « Une urgence », fait-elle, en nous servant un café arabe avec des cornes de gazelle.

Je commence à la connaître : dès qu'elle devient prévenante, je me méfie.

Beauchêne en remet une couche : les urgences, justement, c'est son rayon. « Sauf quand t'es sourd et bigleux ! », qu'elle lui rétorque.


Illustration : elle enfonce mon Edouard dans un bon fauteuil, lui fourre un ordinateur portable sous le nez, lance un truc, genre documentaire. En gros plan : Drouant.

Une flèche noire, bien droite, part d'une fenêtre, à l'étage, traverse la rue, grimpe par dessus les toits, perce les nuages, s'enfonce dans le ciel. Une distance s'affiche : deux mille deux cent-trois mètres. Point d'arrivée : un petit truc qui clignote derrière les nuages. Une bulle s'ouvre : « Je suis un drone, caméra thermique, détecteur refroidi, 1200x800 ».

On glisse dans l'œil du drone, et des images noir et blanc apparaissent, expressives. On voit une scène, fille de dos, mec de face.

On devine Beauchêne, avec Nora. La fille glisse sous la table. Zoom. Beauchêne lève la tronche, remue les lèvres, l'air inspiré. Une nouvelle bulle s'ouvre : « LLC : Lecture Labiale Contextualisée ». Des sous-titres apparaissent, qui épousent les mouvements des lèvres :

– Notre paire...

– ... qu'êtes aussi œufs...

– .. queue...

– ... t'as volontiers...

– ... soiffette ...

– ... délivre-nous...

– ... du mâle...

– ... aaaah


A nouveau, Edouard est furieux : il n'a pas dit ça, jamais de la vie !

Effectivement, elle en convient. Ses propos ont été déformés. Elle trouve même cela surprenant, d'autant plus que c'est pas le genre du bonhomme, plutôt bigot et bien châtié...

Elle traficote donc sa machine, avec un logiciel qui lui permet de modifier le cadre et les personnages : Drouant se transforme peu à peu en église ; au lieu de Nora qui s'enfile sous la table, c'est Marie-Astrid, la femme d'Edouard, qui glisse sous le bénitier. Le tout remastérisé, avec des couleurs.

Comme par miracle, la lecture labiale en question s'y retrouve beaucoup mieux :

– Notre père...

– ... qui êtes aux cieux...

– ... que...

– ... ta volonté...

– ...soit faite...

– ... délivre-nous...

– ... du mal...

– ... aaaa-men !

Pour le coup, le Beauchêne, il n'en mène pas large. Il croit que c'est pour le faire chanter.

Marie-Astrid lui en voudrait salement, elle qui a le mariage sacré et qui prétend le faire exorciser pour la moindre peccadille.

Et en plus, question Notre Père, il en a oublié les trois quarts !


Nora, toujours prévenante, le détrompe immédiatement. Pas la question. Si on en veut d'autres, du gros fretin, il y a le choix. On n'a qu'à demander...

Pour commencer, côté technologie, c'est du jamais vu, entre la distance, la qualité des images et, pour couronner le tout, cette Lecture Labiale Contextualisée : lire sur les lèvres à deux kilomètres de là ! Ensuite, question bases de données : présidents, ministres, députés, majorité, opposition, société civile, médias, people, tutti quanti... tout le beau monde est épinglé, sans distinction.

Quelques démos, et on est convaincus. Finalement, il n'y a qu'Edouard pour produire des trucs foireux, genre prière au moment crucial. Les autres, ils livrent du lourd : révélations d'alcôves, vices au carré, secrets d'état, codes secrets, numéros privés.

De vraies bombes, une fois dégoupillées...


Maintenant qu'il s'est repris, Edouard veut savoir. C'est quoi ce micmac ? Des clients ? Ça vient des sœurs Lajoie ? Qui sont les commanditaires ?

Apparemment, explique-t-elle, les Russes, avec les Chinois. Opération Désherbage, ils l'appellent. Objectif, nous imploser, de l'intérieur. Après l'Angleterre et le Brexit, faire basculer la France dans les bras des partis nationalistes, à coups de vidéos scandaleuses et de propos compromettants.

L'Europe suivrait, éclatée, en morceaux. Les élections approchent, ils s'apprêtent à lancer le bal. Ça s'est mis en route dix ans auparavant. Ils l'ont recrutée tout de suite. Ils désignaient les proies. La technique a progressé.

Maintenant, elle doit amener ses clients sous une fenêtre, volets ouverts, bien orientée. Le salon particulier, à l'étage, chez Drouant, est dans le viseur. Ils ont voulu se faire Beauchêne. Elle le leur a servi.

Depuis, l'ambassadeur russe a voulu faire sa connaissance. Sa technique aphro l'a rapidement rendue indispensable. Le prédateur a bavardé. Elle en a fait sa proie.

Avec le sédatif, elle en a profité pour lui siphoner des paquets de données. Medhi les lui a moulinées. Ça prend un peu de temps. Dans la nuit, il l'a prévenue. On découvre le résultat...


Edouard a du mal à digérer :

– Au Château ?

– La moitié de tes copains sont mouillés : tu veux la liste ?

– La moitié...

– ...entre ceux qui ont été filmés et ceux qui sont de mèche, à commencer par ton patron, le général de Liévy, ça fait à peu près la moitié.

Beauchêne a la digestion difficile. Les cornes de gazelle ont du mal à passer. Il git dans son fauteuil. Il a viré au blanc, puis au gris. Ça le travaille : c'est bon signe.

Il le sait : s'il l'ouvre, au Château, il est mort.


– Qu'est-ce que tu comptes faire, je lui demande ?

– Le Président, je vois que ça...

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