24. Major Igor
Aziz al Rhawi a donc quitté les geôles de Daesh. Restent le Major Igor et Jun Lu. Vers quatorze heures, juste le temps de déjeuner sur le pouce, Amir Bachiri, le sous-chef 1, passe voir Igor en catimini. On file en salle des machines, les oreilles collées aux écouteurs.
Comme ils parlent bien français tous les deux, ils ont les armes pour faire copain copain. Amir lui annonce à voix basse qu'il va être libéré incessamment sous peu. Il sait seulement qu'il sera livré, bien ficelé, à l'aéroport de Gaziantep. Le pourquoi du comment, il n'en sait fichtrement rien, ce qui n'a pas l'air de rassurer vraiment le camarade Igor.
Mais le pauvre Amir est surtout là parce qu'il a une demande à lui faire, un message personnel, quelque chose d'important. Il le supplie, dès qu'il sera de retour si possible, de transmettre un message à sa mère. Lui dire qu'il l'aime, qu'il regrette d'être parti, mais que désormais il est trop tard pour lui. Il est allé trop loin. Il en sait bien trop. Bombes, sabre, kalach, il a trop massacré. Il voudrait surtout que sa mère sache que le petit Bassim, le fils de Leila, est son petit-fils, le seul souvenir qu'elle pourra sans doute garder de lui.
Et d'insister : tout ça, c'est la faute à Chamseddine, l'Imam de la rue Vidourlenque. En plus, le salaud, il reçoit 1 500 € par mois pour aider Leila, 1500€ qu'il se garde, Dieu sait pour quoi faire encore. Il lui demande pardon enfin, avant de mourir, il ne sait pas trop sous les balles de qui.
Dourak (« connard », en russe, ou quelque chose comme ça) répète l'autre entre ses dents, tout en l'assurant de son indéfectible amitié.
Pour le Chamseddine, faut pas qu'il s'inquiète. On s'en est occupé sur le champ. Et il en a connu, des misères, depuis la veille !
Pour commencer, il s'est perdu, en se rendant au hammam, dans les rues de Lunel. Puis il s'est retrouvé, comme par miracle, errant devant une bergerie corse, isolée dans la montagne, au-dessus de Bastelica, par une nuit d'orage, éclairs tonnants et bise glacée.
Cette âme croyante et hospitalière a spontanément frappé à la porte de ladite bergerie. Il ne pouvait pas savoir que le berger était un sadique, qui avait coutume, en compagnie de ses cousins, de faire tremper des nuits entières certains randonneurs égarés dans les pozzi glacés, puis de les réchauffer à l'épine-vinette, jusqu'à ce qu'ils aient craché tous leurs petits secrets.
Une saloperie, l'épine-vinette, famille des bérbéridacées, épines trifurquées : d'un côté, épines aiguisées et fruits acides ; de l'autre, écorce curative. Bref, extrêmement douloureux, et on peut continuer ce petit jeu pendant très très longtemps...
Pour le petit Bassim, comme pour sa chère maman, faut pas non plus qu'il se fasse du mouron. Un pécule est en train d'atterrir sur le compte de la grand-mère, dûment briefée par Aïcha, qui va la rappeler, sans faute, pour lui transmettre le message de son fils, version audio s'il le faut.
Pour finir, le Chamseddine, il a été retrouvé ce matin, dans le maquis, gisant, du côté de Pietracorbara, tellement mal en point que la gendarmerie s'en est préoccupée, pour le conduire aux urgences sous bonne garde, compte tenu des papiers qu'on a trouvé dans la poche de son restant de djellaba...
Pour le Major Igor également, ça ne s'est pas vraiment bien passé : encore tout ligoté, il est parti pour Moscou dans un vol spécial, Antonov AN-28, du FSB*, déjà en service à l'époque du KGB*, pas franchement confortable. Atterrissage aéroport militaire de Ramenskoïe. 50 km de Moscou. Heureusement pour nous, parce qu'une fois arrivé au FSB*, direction les sous-sols, sections spéciales, spécialement bétonnées, on peut prévoir un lourd silence radio.
Pendant le trajet, on n'en perd donc pas une miette. Nadine Mialovic, douce et discrète, nous sert d'interprète.
Brave Igor. Il retrouverait volontiers sa datcha, avec sa femme et ses deux filles. Faut dire qu'il a bien besoin de se remettre, après ces semaines éprouvantes.
Mais le colonel Sergueï Ivanovitch Ogoltsov, un vieux camarade de promotion, qui est venu le cueillir à l'aéroport, ne l'entend guère de cette oreille. Les consignes qu'il dit, les consignes : il n'a que ce mot-là à la bouche.
Et Igor, le malheureux, en a bravé quelques-unes. Tout d'abord, opération Désherbage. Il a échoué, lamentablement. Dix ans de travail acharné : poubelle !
Ensuite, son enlèvement. Il s'est fait gauler comme un bleu. Il peut être sûr de sa dégradation. Format humiliation maximale, publique, avec effet rétroactif : dépeçage des galons, gifles, ceinture tranchée, arrachage des boutons, froc sur les chevilles, calebute en lambeaux, et tatouages au knout.
Ça sera daté de l'année passée. On a déjà remarié sa femme, ses filles l'ont renié : plus de datcha, plus rien. Ils savent y mettre les formes, les ruskofs, quand on leur chatouille les hormones.
Mais surtout Daesh, opération Cactus. Rien, absolument rien ne doit filtrer. Pour quelque raison que ce soit. Black out total. Personne ne doit avoir le moindre soupçon.
Même à Moscou. Même dans le service. Opération interne subreptice, sous peine de mort fulgurante. Poutine n'est pas au courant. Il en sera informé en temps utile, et encore, au cas où seulement.
Et voilà notre Igor, ex Major, comme ça, par hasard, par mégarde, par la route et par les airs, entre les pattes de Daesh ! Et le FSB* de devoir négocier sa libération ! Comment a-t-il fait pour passer du Mans en Syrie ? Ils vont le lui demander, patiemment, le lui redemander, et recommencer, si nécessaire. La dégradation publique, c'est de la gnognotte, par rapport à ce qui l'attend après.
On a rouvert les armoires du KGB* en son honneur. Il s'en souvient sûrement, on les laissait faire joujou, tous les deux, à leurs débuts, avec de pauvres bougres et de malheureuses bougresses, qu'ils devaient faire abondamment parler, même quand ils n'avaient plus rien à dire ou qu'ils étaient incapables seulement d'ouvrir ce qui leur restait de bouche : balayeuse de ruelle, saccadeuse, chaise de sorcière, broyeuse de tête, étagère presseuse, berceau empaleur, âne espagnol... entre autres...
Igor, qui n'est plus major, n'est plus grand chose, en fait. On l'entend sangloter, en implorant :
– Pitié !
– Pour un traitre !
– J'y suis pour rien...
– Un renégat !
– Sergueï Ivanovitch...
– Ta gueule !
– Babouchka !
Nadine, notre douce interprète, dont la famille a été engloutie par les geôles du NKVD*, traduit de sa voix douce et monocorde, sauf pour « babouchka », qu'elle a murmuré à mi-voix, gorge nouée.
Moi, pareil, j'ai du mal à m'émouvoir. Les cicatrices au cou, même bien tricotées par des mains expertes, ont ça de particulier qu'elles ravivent la mémoire.
Et la mienne se remémore les filins et les trois barbus tombés du ciel, salement armés, qui nous ont manqué de peu. Sans Nora, Aïcha, Caroline et moi, on se serait digéré des rafales à dépecer nos cadavres. Et puis, il y a mon appart, tour Tolbiac, avec toutes mes affaires : pschitt, soufflé.
N'empêche, on n'entendra sans doute plus parler ses dents de sagesse, bientôt malmenées par des étaux intempestifs. Medhi est d'accord, on va néanmoins lui envoyer un signal. On ne sait jamais.
Et Igor, comme pour nous remercier, cesse de sangloter, quand on lui branche Edith Piaf dans son oreillette temporale : Non je ne regrette rien, La vie en rose, Padam padam, Milord...
« Quand même, on en apprend un peu, remarque Edouard, par exemple qu'on a bien désherbé. Plutôt facile, même si ça repousse volontiers. Maintenant, faudra un jour s'attaquer au Cactus. Une autre paire de manches : on risque davantage de se piquer ».
On a aussi repéré le colonel Sergueï Ivanovitch Ogoltsov... qui agit pour son propre compte, vraisemblablement bien garni. Lui aussi, il doit faire partie d'un club d'investisseurs, en roubles, convertibles en euros, transformables en dollars...
* Le NKVD ou Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, était la la police politique de l'URSS (1923-1954)
* Le KGB ou Comité pour la Sécurité de l'État, était le principal service de renseignement de l'URSS post-stalinienne (1954-1991)
* Le FSB ou Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie est le principal service de renseignement de la Russie depuis 1991
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