22. Conversions
Au matin, Edouard et Aïcha ont réapparu, avec des poches sous les yeux. Ils n'ont pas dormi de la nuit. En priant de conserve, ils ont beaucoup concocté. Aïcha est décidée. A contrecœur peut-être, mais elle est volontaire. Elle va s'occuper d'Aziz. Munie d'un Coran et d'Internet, avec Medhi et Nora à ses côtés, elle nous montre.
On la branche sur l'oreillette d'Aziz al Rhawi, dont les dents de sagesse trahissent un sommeil lourd, émaillé de ronflements. Elle se met à murmurer, dans un arabe entrecoupé et chantant, que nous traduit Nora : « Aziz... mon fils... Aziz... mon grand... Aziz... Allah t'appelle... Aziz... 6h04... l'heure de la prière de l'aube... Aziz... ». Et Medhi envoie crescendo au brave Aziz un appel à la prière, l'Adhan de Ben Youcef. Une merveille.
Aziz a dû se réveiller. Les ronflements ont cessé. On l'entend murmurer entre ses dents « Maman... Maman... Seigneur... ». Et il se met à hurler : « Détachez-moi... détachez-moi... un sajjad... donnez moi un sajjad... le salât... c'est l'heure du salât ! »
Terrorisés, ses gardiens ont dû s'exécuter, puisque du fond de son obscure cellule, encore désorienté, il leur a demandé la direction de la Qibla.
Aïcha lui souffle les deux sourates à réciter : Al-Fatiha pour commencer : « Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux... », puis une autre, de son choix : « C'est pourquoi Nous avons prescrit pour les Enfants d'Israël que quiconque tuerait une personne non coupable d'un meurtre ou d'une corruption sur la terre, c'est comme s'il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c'est comme s'il faisait don de la vie à tous les hommes. En effet Nos messagers sont venus à eux avec les preuves. Et puis voilà, qu'en dépit de cela, beaucoup d'entre eux se mettent à commettre des excès sur la terre. »
On perçoit des sanglots à ses côtés. Ses gardiens sans doute. On l'entend murmurer « Je leur dis quoi à ces deux abrutis ? ». Aïcha reprend la main :
– Aziz... mon fils... parle-leur au nom d'Allah... ils ont oublié le salât... tué... forniqué...
– Au nom d'Allah... je vous le dis... vous avez oublié le salât... tué... forniqué...
– Repentez-vous mes frères... repentez-vous...
– Repentez-vous mes frères... repentez-vous...
– Vous allez libérer vos deux esclaves...
– Vous allez libérer vos deux esclaves...
– Leur laver les pieds... leur demander pardon... qu'elles prient pour vous...
– Leur laver les pieds... leur demander pardon... qu'elles prient pour vous...
– Vous allez jeûner pendant deux mois... sans faiblir... aller à La Mecque... demander au Seigneur de pardonner vos péchés...
– Vous allez jeûner pendant deux mois... sans faiblir... aller à La Mecque... demander au Seigneur de pardonner vos péchés...
Le chef et ses deux sous-chefs débarquent sur ces entrefaites, furax. S'ils n'arrêtent pas leurs jérémiades, les décapiteurs, classe exceptionnelle, vont prendre le chemin des décapités. Ils vont servir aux novices, pour se faire la main.
Pas drôles, les apprentis décapiteurs. Ils le savent. Un geste délicat, la décapitation, difficile à bien maitriser, sans parler du décolletage, parfois réclamé pour la communication. Au début, on réussit sans problème la trachée, mais on rate en général la jugulaire. Mourir pour mourir, mieux vaut saigné qu'étouffé. Beaucoup plus long, plus douloureux, plus anxiogène. Même pour un décapiteur chevronné, c'est un spectacle pénible. Alors pour un apprenti, imaginez un peu...
Mais rien n'y fait. Les gardes sont en larmes, en pleine crise de foi. Beauchêne glisse un mot à Aïcha, qui reprend la main : « Aziz... mon fils... au nom d'Allah... tu leur annonces... une bombe va tomber... dans trente-six secondes... exactement... colline aux chiens... juste au-dessus... une bombe islamique... personne ne mourra... aucun blessé... simple panache vert... grand ».
Trente-six secondes plus tard, la bombe explose, précise. Ni morts, ni blessés. Edouard a fait décoller des Rafales du Charles de Gaulle, en prévision. Il est sacrément prévoyant l'animal : quelques heures de vol, quand même. En plus, fallait le savoir qu'ils avaient ce genre de matériel dans les soutes du porte-avion.
Un second Rafale a fait des photos. Il y a bien un beau grand panache, vert. Certains, sur place, y discernent même un vrai croissant de lune, en filigrane...
Le chef est atteint, le sous-chef 2 aussi. Seul le sous-chef 1 résiste. Il demeure sceptique. Il ne veut pas y croire, que le brave Aziz est subitement devenu Hafiz en cinq minutes, qu'Allah l'habite pour de bon. « Aziz... mon fils... demande-lui son nom... ».
– Quel est ton nom, mon frère ?
– Hicham al Razouri
– Non : ton vrai nom, celui que t'a donné ton père, avec le prénom que te disait ta mère ?
– Je ne suis plus le même, c'est mon seul nom maintenant, j'ai tout oublié du passé !
A partir de l'empreinte vocale, Medhi fait turbiner ses machines. Bingo ! Elle l'ont dégotté dans leurs bases de données. C'est un français, de Lunel. Amir Bachiri. On a sa fiche, pleine de détails à exploiter...
Et Aziz peut reprendre, avec l'indéfectible soutien d'Aïcha :
– Tu as oublié la Harley Davidson tatouée sur ta fesse gauche ?
– La Harley !
– Ta cryptorchidie non soignée ?
– Mon testicule !
– Tu as oublié Madame Beaufert, ton professeur de français, en quatrième, collège Ambrussum, qui refusait de te montrer ses seins, même un couteau sous la gorge ?
– La mère Beaufert !
– Et le conseil de discipline qui a suivi, avec tes copains, en grappes, qui se moquaient de toi.
– Les ordures !
– Tu as oublié tes potes du Gallia club, et ton penalty raté en huitième de finale de la Gambardella ?
– Le pénalty !
– Début de ta déchéance : soirées au Mexicana, cuites, filles, flics...
– C'est du passé !
– C'est du passé, Leila, et le petit Bassim que tu lui as laissé dans le ventre ! Avenir radieux, sans père et sans revenus ?
– Chamseddine reçoit de l'argent tous les mois pour Leila.
– Qui ça ?
– Chamseddine, l'Imam de la rue Vidourlenque.
– Il reçoit peut-être, mais il garde tout.
– Salaud d'Imam !
Beauchêne prend note : « On va le repérer celui-là, et on va s'en occuper en vitesse, soins spéciaux ! ». Mais Aïcha, par la voix d'Aziz, a repris son travail de sape :
– Amir, mon frère ?
– Quoi ?
– Amir, je te parle au nom de Chafik, ton père, du bled où il s'est réfugié, voici huit ans maintenant, et de Razika, ta mère, qui t'a comblé de ses bienfaits, qui prie pour toi cinq fois par jour, sur son sajjad, tournée vers la qibla, visage baigné de larmes, 34 cité des Mélèzes.
– Je...
– ... je te parle au nom d'Allah et du vrai Djihad.
– Mais...
– ... tu as tué, égorgé, violé pour échapper au vrai Djihad, celui que le croyant se livre à lui-même.
– Je...
– ... repends-toi Amir, pense au salut de ton âme... et aux yeux de ton fils !
Il capitule, lui aussi, en pleurs, comme les autres. Pour tenter d'arrêter l'épidémie, ils envoient chercher un chef, un grand chef, un Emir, un Hafiz, réputé connaître le Coran de A à Z, plus les hadiths.
Quand il arrive, dans l'après midi, après la prière de la mi-journée, avec sa suite, il commence par demander à Aziz des versets du Coran, de plus en plus longs. Sourate 40, verset 23 ; sourate 12, verset 37 ; sourate 7, verset 160...
Aziz récite doucement, comme une poésie, les yeux mi-clos, sans aucune hésitation. L'autre l'apostrophe :
– Où as-tu appris ?
– Je n'ai jamais appris.
– Tu mens !
– Je suis un grand pécheur.
– C'est sûr !
– Jusqu'à la semaine dernière, je ne faisais jamais mes prières.
– En plus !
– J'abusais de l'alcool et des petits garçons.
– Pas des musulmans au moins ?
– Autant que possible, évidemment... mais ça dépendait des fournisseurs...
Il décide de tenter les hadiths, des trucs longs que personne ne peut savoir par cœur et en entier, parce qu'il en existe près d'un million, qui disent des trucs contradictoires. Al Boukhari, chapitre 9, titre 22. Heureusement que Medhi est là pour le trouver en quelques clics. Aziz le récite, en entier, les yeux fermés, en canon, comme d'habitude.
Le Hafiz décide de le tester à l'envers :
– Où est-il dit J'ai été envoyé, pour combattre jusqu'à ce que les gens se convertissent ?
– ... récit d'Abu Huraira, Bukhari 60-80, mais...
– ...mais ?
– Sourate 10, verset 99, il est dit que : Si ton Seigneur le voulait, tous les habitants de la Terre se convertiraient : est-ce à toi de contraindre les gens pour qu'ils deviennent croyants ?
Il commence à s'agacer, le Hafiz. Pour être là-bas, en ce moment, il doit avoir l'Islam contondant. Il s'apprête sûrement à développer la thèse des versets abrogés par les versets abrogeants, Médine contre La Mecque, etc.
Mais Aziz continue, de son propre chef : « Seule la prière compte, la prière solitaire, la prière silencieuse, face au Miséricordieux. Prie maintenant, mon frère. Il est temps pour toi de te consacrer à la prière, comme il est temps pour moi de renier mes péchés ».
Désormais qu'il est lancé, sauf les sourates qu'Aïcha doit régulièrement lui souffler, ça fonctionne tout seul. Allah le Miséricordieux s'est logé dans sa tête. Il y a fait son nid.
L'ancien festoyeur de Chelsea, amateur de foot, pédophile impénitent, grand buveur devant l'éternel, a opté pour l'abstinence doublée du jeûne. On le sent virer anachorète.
Je lui susurrerais bien quelques paillardises pour le ragaillardir. Mais avec Aïcha, pas question de ça. Elle se sent déjà tellement coupable d'avoir accepté de jouer ainsi avec le sacré.
Cela dit, elle est parvenue à faire revenir quelques brebis égarées dans la voie du Seigneur. Si la méthode peut paraître condamnable, le résultat est là.
Et désormais, sa voix, portée par la bouche d'Aziz, est devenue redoutable pour les troupes de Daesh et leurs émules.
A tel point qu'Aziz est en danger, et que les Califes risquent de lui faire la peau.
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