2. Nora
A mon réveil, elle est déjà debout, flexible, accoudée à la balustrade, perdue dans la contemplation de la mer. On s'est retrouvés en silence, face à l'horizon et au petit-déjeuner. Jus de fruits, croissants, café... Elle a le geste délicat, une frimousse d'écureuil, des frémissements de bouche, de longs cils, des sourcils profonds.
Elle mange sans un mot, corps brun élastique, chevelure noire, traits réguliers, profil à la serpe, enveloppée dans un peignoir blanc. Elle boit à petites gorgées, le bol bien au chaud dans la paume de ses mains. La dernière goutte avalée, elle me lance un sourire ravageur :
– Un petit footing, ça te tente ?
Elle m'a piqué un tee-shirt qui lui sert de robe courte et on s'est retrouvés à trottiner sur le sentier côtier. En général, entre grandes enjambées et condition physique, les autres ont du mal à me suivre, surtout s'ils sont petits.
Là, j'ai affaire à une gazelle. A la moindre montée, à la plus petite descente, je prends dix foulées dans la vue. Et ce sentier côtier est une version méditerranéenne des montagnes russes !
Ça s'est terminé que je l'ai perdue de vue, qu'elle m'a ramassé à la petite cuiller à son retour et fourré sous la douche.
Au sortir de la sienne, prête à partir, elle m'a réveillé de trois claques et d'une question :
– Tu es remis, l'ancêtre ?
– Holà, on n'en a pas fini quand même !
– Ça tient pas le coup, ça parle fort, et ça se croit permis de bramer « quand même » ! Tout ça parce que, histoire d'avoir un bon lit, une belle vue et un bon petit-déjeuner, j'ai décidé – peine perdue – de me le faire !
J'ai pas l'air con !
Cela dit, elle mérite le détour et son pesant de cacahuètes. Pas froid aux yeux... pas maladroite... elle semble de taille... malgré son mètre soixante, elle a peut-être l'acabit...
Comme elle n'est pas du genre à s'embarrasser de prolégomènes, mieux vaut l'attaquer direct :
– Ça te dirait de travailler pour moi ?
Je pensais bien qu'elle n'allait pas sauter au plafond, se mettre à cligner des yeux et me tomber dans les bras, mais quand même :
– Pour 20 000 € la semaine, je peux te dégager un peu de temps, mais pas pour moins...
– Plusieurs fois ce que je gagne, les bons mois !!!
– Gagne petit ! A toi de voir, mais tout de suite, parce que si c'est oui, tu m'expliques illico de quoi il s'agit.
Je ne peux pas continuer sans vérifier son CV. Si ça se trouve, je suis prêt à tomber dans un piège, genre contrôle de lucidité des espions contractuels.
Je lui demande ses papiers. Elle hésite avant de me sortir sa carte d'identité : Nora Jemmali, 28 ans, célibataire, Angers, 5 rue des Quinconces. Pas de fiche sur elle, ni pour Medhi, le frère ainé, mais Ahmed et Jamal, les jumeaux, de vilains dossiers de dealers, avec passage par la case prison.
– Tes frangins ces deux-là ?
– Oui.
– Pas limpides !
– Je sais.
Je lui demande sa carte vitale. Le site de la sécu me renseigne : elle bosse à l'hôpital. « C'est quoi ton job à l'hosto : infirmière ou ergo-thérapeute ? » « Chef de clinique, qu'elle me répond, anesthésie-réanimation ! » Et devant mon air ahuri, elle ajoute : « C'est interdit de faire des études pour une rebeu avec une tête, des bras, des jambes et des frères en taule ? »
Médecin chef à 28 ans ! Spécialiste ! CHU ! Son histoire, je vais l'apprendre par la suite et par morceaux parce que, quand je lui ai posé la question, elle m'a rétorqué :
– Tu feras comme moi, Paul-Marie-Timothée Dumonchelle, 52 ans, ex des commandos de marine reconverti barbouze, trois fois divorcé, une fille qui te colle aux basques une mauvaise conscience d'enfer parce que tu ne la vois jamais, presbyte avec l'âge, sous Tahor pour le cholestérol, sous Tadenan pour la prostate, Cyalis recommandé pour la bagatelle, agent spécial, DGSE* en général, DGSI* à l'occasion, patron et unique employé de SECU&PRO, activités floues, bilan financier bidon, qui survit grâce à la cécité du fisc, tu feras comme moi : tu te débrouilleras par toi-même !
La garce, elle m'a décortiqué pendant que je dormais ! Je me demande bien comment ! Au point où j'en suis, avec une semaine de planque pour rien, autant suivre mon instinct.
Je lui explique donc : Mourad Zakkedine, affairiste franco-libanais, menaces, chantages... politiques, finances, médias... Faut trouver quelque chose qui le mouille, histoire de le museler. Elle me regarde avec un petit sourire ironique, encadré par deux fossettes à pousser un homo à se renier :
– Tu n'as rien trouvé ?
– Non !
– Par où commencer ?
– Même pas.
– En une semaine ?
– Longue !
Elle s'engage à me ramener en douceur le contenu des portables dans la nuit, sous condition que je la dépose, aéroport de Marignane, 5h 30 le lendemain matin, place classe affaire pour le Nantes-Marseille de 6h30 en poche, taxi retenu à l'arrivée pour la ramener à Angers, plus les faux frais.
J'ai dit oui, et on est passé à l'Excelsior, où mon Zakkhedine a ses habitudes. Slim noir moulé, ceinture en cuir, chemisier gris, pas de bijoux ni de maquillage, pour un peu on aurait dit ma fille.
J'appelle José, le barman, casier long comme le bras. « Ce soir, tu vas me présenter, et lui mettre le contenu de cette ampoule dans sa mauresque » lui dit-elle en sortant ladite ampoule de son sac, comme une autre aurait pris un peigne ou un miroir.
Le José n'a pas trop l'air d'accord pour la médication, mais j'ai pas eu à chercher bien loin pour le persuader. Il n'est pas trop convaincu non plus du résultat :
– Et s'il te trouve...
– Oui ?
– ...pas à son goût ?
– T'inquiète, avec ce que tu auras mis dans le verre : un loup, version Tex Avery !
– Comment je t'annonce ?
– Laetitia Paoli : look corse.
* La DGSE,ou "Direction Générale de la Sécurité Extérieure", est le service d'espionnage français ; la DGSI, ou"Direction Générale de la Sécurité Intérieure", est le service de contre-espionnage correspondant
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