15 : Funèbre soirée



Pendant qu'on espère que les dents de sagesse de mes petits camarades nous bipent au plus vite, Aicha nous attend. Ma mort l'a atteinte de plein fouet. Le repas de noce a viré soirée funèbre. Pour agrémenter ladite soirée, j'aurai néanmoins la chance de pouvoir assister à mon oraison, déguisé en frère de la victime.

Parce que Nora s'est imaginé un beau-frère : Jacques Dumonchelle, urologue de son état, de La Rochelle, profondément affligé comme il se doit par le décès de son frangin, de cinq ans son cadet. Même taille, bien plus élégant, costume Burberry, chaussures Sartore, barbe courte poivre et sel, crâne dégarni. Ahmed et Jamal, redevenus barbus, se sont occupés du maquillage.


Aïcha ignore tout de leurs combines. Ahmed et Jamal, mi-religieux, mi-sauvageons, qu'elle tente de convaincre : la foi n'est pas un métier proportionnel à la longueur de la barbe, leur répète-t-elle à l'envi. Ils feraient mieux de songer à épouser une profession convenable et à fonder une famille, suivant les préceptes du Coran, puisqu'ils y tiennent tant.

Son petit Medhi, bidouilleur impénitent, au RSA croit-elle, qu'elle gronde régulièrement pour sa paresse et son indolence.

Nora, prunelle de ses yeux, certes expérimentée en anatomie masculine, mais sous anesthésie exclusivement. Caroline enfin, l'amie intime, une religieuse : sa foi comme son indéfectible attachement lui font chaud au cœur.

Aïcha quant à elle est une mère sainte. Présidente vénérée de l'association des mères musulmanes, soutien des familles qui tremblent pour leurs rejetons, elle s'est fait une spécialité de fixer les apprentis djihadistes dans le fond des yeux : « Abruti, c'est dans ta cervelle qu'elles sont, les caricatures de Mahomet, dessinées par des illettrés qui n'ont jamais rien lu, surtout pas le Coran !»


Direction le quartier des Sablons. Medhi, normal. Ahmed et Jamal, en barbus. Caroline, en bonne sœur. Nora, en noir.

Un truc me tracasse. Avec leur mariage à la con, leur tintouin de veillée funèbre, mon rôle de frérot effondré, on est méchamment repérables. « T'inquiète, me rétorque Medhi, c'est prévu : on les attend ». Mais il y a autre chose :

– Aïcha.

– Quoi ? fait Nora.

– C'est votre point faible !

Son visage a débruni d'un coup. Elle imagine sa sainte mère entre les pattes des affreux, en train de la lui débiter en petits morceaux, qu'ils lui font parvenir par Chronopost. Silence et burqa, lobes d'oreilles, le nez, suivis des auriculaires... « Au minimum, faudrait s'occuper de ses dents de sagesse », je leur suggère. Nora me glisse sa main dans la mienne. Ma parole, elle est même capable de gestes affectueux, à l'occasion.


Tour Cristal, neuvième étage : Aïcha me prend longuement dans ses bras et me regarde dans les yeux que j'ai l'impression d'une auscultation. Elle aime les flics et les Français. Elle ne connait que la France où on peut se promener libre, dehors comme dedans, même si c'est parfois davantage pour certains que pour d'autres.

Rigolade quand elle a compris que mon frère était venu la voir en agent EDF : même regard, mêmes traits, même sensibilité, voix semblable, corpulence identique... Emue qu'il ait accepté de se convertir, rien que pour lui faire plaisir.

Mais c'est une connerie. Elle veut un homme de foi pour sa fille, mais ça n'a rien à voir avec les bigots. L'Islam, les religions : un parachute ou un parapet, au choix. Rien à foutre d'un accoutrement. Elle a jugé digne l'électricien de passage qui dévorait les photos de sa Nora du regard. Elle a beaucoup pleuré en apprenant sa mort. Elle est très triste, pour sa fille notamment. Pour la première fois que...


Je passe affectueusement mon bras sur l'épaule de Nora. Un frère, ça console énormément ! Je me suis muni de mouchoirs, pour l'alimenter, histoire de sécher ses larmes. Elle a dû utiliser un gaz spécial, pour pleurer aussi abondamment... Elle en perd ses facultés d'argumentation. Pendant qu'avec Ahmed et Jamal nous nous employons à raviver la mémoire de son époux disparu, Medhi, imperturbable, me pince les fesses en cachette.

Aïcha nous a préparé un thé à la menthe, avec des pâtisseries. Pour agrémenter la séance, chacun doit rappeler son meilleur souvenir du défunt.

Pour moi, récit de mon pauvre frère, Saint Raphaël, rencontre au rétroviseur, coup de foudre et coups de poings. Caroline, rage de dents, urgences, opération des dents de sagesse, à vif : le courage personnifié cet homme, un véritable héros. Ahmed et Jamal ont sorti un truc autour de son addiction au whisky, qu'ils lui auraient fait passer en collant du vomitif dans son Port Ellen. Criminel ! Medhi a perdu un frère, un mec avec lequel il s'entendait en silence, dit-il, tout en m'envoyant dans mon oreillette temporale le cri amplifié d'un muezzin qu'on égorge.


Reste Nora. Je suis impatient d'entendre le récit de sa chute amoureuse, penchant personnes âgées, nuits d'amour au bromure... Mais ça sera pour une autre fois. Parce qu'Ahmed, Jamal et Medhi bondissent. « On a de la visite : on s'occupe de la réception ». Ils nous quittent. Puis les vitres explosent. Trois barbus hurlant « Allah Akbar » jaillissent d'un filin tombé du ciel. Salement armés.

Je me mets devant Aïcha, pour la protéger. Caroline, dans son habit de bonne sœur, hurle, stridente. Aïcha a compris. Elle fait pareil. Ça occupe bien les tympans.

Pendant ce temps, Nora, subreptice, a glissé derrière un fauteuil. Un projectile m'atteint à l'épaule. Avant d'être complètement dans les vapes, je vois une toupie envoyer valser deux des barbus par dessus la balustrade, pendant que l'autre s'éclate l'arrière du crâne contre un coin de table basse.

Si j'en réchappe, faudra que je me fasse donner des cours de kalaripayat...


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