Le pouvoir
Allongée sur le grand rocher qui dominait le camp, Feu du Ciel observait ses chats avec nervosité. Le soleil de l'après-midi faisait luire la roche et réfléchissait sa lumière sur la petite source qui coulait non loin de la pouponnière: seul le peu de chats présents rappelait qu'une bataille était en train d'être menée.
La cheffe avait confiance en chacun de ses félins, mais elle ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter. Ils manquaient cruellement de protecteurs et le clan avait perdu beaucoup de membres, depuis l'automne dernier. Pourvu que d'autres petits naissent bientôt...
Feu du Ciel laissa glisser son regard vers Plume de Givre, qui lissait son pelage un peu plus loin sous le rocher. Si elle n'était pas destinée à être meneuse, la jeune chatte aurait fait une mère formidable. Aurait-elle dû la laisser vivre sa vie de reine et choisir un autre second? La meneuse secoua la tête. Remettre en question ses décisions passées ne mènerait à rien.
Elle s'étira longuement, tâchant de détendre ses muscles crispés par l'appréhension, puis se leva grâcilement pour descendre du promontoire. Autant rendre visite à son guérisseur; Patte de Lierre avait toujours été de bon conseil.
Elle traversa donc la clairière en gardant une allure calme, le regard placide, afin de n'affoler personne. Ô combien d'efforts cela lui demandait! Aurait-elle dû envoyer plus de chats? N'aurait-elle pas dû en envoyer? La patrouille reviendrait-elle victorieuse, et si ce n'était pas le cas, quelles seraient les conséquences pour leurs clans? Elle entra dans la tanière du guérisseur l'esprit chargé de questions.
Il l'attendait en posant sur elle le regard qu'on accorde à ceux qui nous sont chers. Un regard plein d'affection.
- Je me demandais quand est-ce tu viendrais, miaula-t-il avec espièglerie.
Feu du Ciel ne répondit pas tout de suite, occupée à balayer la tanière du regard. Le jeune Nuage d'Argile se reposait dans l'un des renfoncements, en boule dans son nid de mousse. Ses blessures étaient recouvertes de cataplasme mais restaient importantes: celui qui lui avait fait ça n'y était pas allé de patte morte. Patte de Lierre suivit son regard et remua les moustaches.
- Il est endormi, tu peux parler sans crainte.
- Nous n'avions pas besoin d'une énième bataille, miaula la meneuse de but en blanc. Cette agression ne vient de nulle part.
- Les moeurs des clans sont souvent compliquées, releva Patte de Lierre.
- Mais c'est insensé! Cracha Feu du Ciel. Un monstre rôde sur nos territoires, qu'est-ce qui a pris à Perle Bleu-Nuit d'attaquer nos voisins?
Elle donna un violent coup de patte au sol, la queue tressaillant sous l'effet de la tension. Ses guerriers rentreraient blessés alors qu'elle avait besoin d'eux pour protéger le camp.
- Regrette-tu de leur avoir envoyé du renfort?
La femelle releva la tête vers Patte de Lierre, troublée. Elle ne savait plus.
- Être chef n'est pas une mince affaire, convint-il, le regard posé sur Nuage d'Argile. La raison et les sentiments sont les seuls jugent de nos décisions, mais regarde: les tiens t'ont poussé à empêcher d'autres chats de se faire tuer.
Feu du Ciel regarda à son tour le jeune apprenti, le coeur serré. C'était vrai, elle avait cédé en voyant le petit mâle se traîner dans leur camp pour implorer leur aide malgré ses blessures.
- Je me demande ce qu'Étoile d'Or va en penser, murmura-t-elle.
Patte de Lierre reporta son attention sur elle.
- Le Clan de la Lumière est notre allié, pas notre supérieur, miaula-t-il. Étoile d'Or ne doit pas influencer tes décisions.
La meneuse hocha la tête et se tut. Ces derniers temps elle ne cessait de remettre en cause ses décisions, elle qui n'avait presque jamais douté. Elle sentait que le meneur de la Lumière y était pour quelque chose, mais elle préférait écarter de son esprit la pensée qui s'y était insinuée dès qu'il avait posé son regard sur elle. Elle frissonna. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas ressenti cette étrange sensation.
- Ils reviennent, déclara soudain Patte de Lierre, la truffe en l'air.
Feu du Ciel dressa les oreilles et saisit effectivement le bruissement des fougères à l'entrée du camp. L'odeur du sang accompagnait les effluves végétales et flottait dans l'air comme un mauvais présage. La meneuse prit congé du guérisseur pour aller accueillir ses guerriers.
Le spectacle fut bien moins terrible que ce à quoi elle s'attendait: Coeur de Fauve et Oeil de Lynx entrèrent les premiers dans la clairière. Les blessures du garde roux se confondaient avec sa fourrure et son attitude fière ne permettait pas de deviner l'ampleur des dégâts. Quant à Oeil de Lynx, il arborait une balafre le long du flan gauche et une oreille déchirée, mais ses yeux brillaient: ils avaient remporté la bataille.
Soulagée, Feu du Ciel alla à leur rencontre tandis que le reste de la patrouille les rejoignait.
- Nous avons repoussé les guerriers de Perle Bleu-Nuit, annonça Oeil de Lynx en s'inclinant. Le Clan des Plumes a subi de nombreux dégâts.
- Ont-ils besoin de soutien supplémentaire? Demanda Feu du Ciel malgré sa raison qui lui criait de ne pas s'impliquer davantage dans ce conflit.
- Avec le respect que je te dois, Feu du Ciel, nous n'avons pas le temps et l'énergie nécessaire pour les aider, déclara Coeur de Fauve.
La meneuse acquiesça. Même s'il avait tendance à confondre son rôle avec celui de Plume de Givre, Coeur de Fauve avait souvent raison. C'aurait même été un bon second si ses actions n'étaient pas uniquement guidées par un esprit de stratégie froid et dénudé de toute empathie. Feu du Ciel ravala son envie de rappeler sa place au grand rouquin et se contenta d'écouter la suite du rapport. Elle tiqua en apprenant que Perle Bleu-Nuit elle-même s'était déplacée pour la bataille. C'était donc une attaque réfléchie et une ouverture directe des hostilités...
Ils n'en avaient vraiment pas besoin.
*
Nuage de Feu contourna son père pour suivre ses soeurs vers la tanière de Patte de Lierre. Les multiples griffures et la profonde entaille qu'il arborait sur le poitrail le brûlaient et il était trop fatigué pour affronter l'inquiétude de sa mère. Par chance, Lumière Pâle était directement allée s'asseoir avec Doux Murmure près de la réserve de gibier pour lui raconter la bataille; ils avaient un peu de répit avant que la reine blanche ne les couvre de coups de langue.
Il était fier de sa blessure. Il l'avait gagné en se battant pour les siens et leurs voisins, il pouvait l'arborer en tant que combattant. Pas comme les humiliantes balafres qu'ils avaient reçu à cause d'une bêtise de chaton. Il s'empressa de rejoindre Nuage de Taches, qui attendait patiemment dans un coin de la grotte pendant que Patte de Lierre examinait Nuage de Lionnes.
- Psst, tu as vu? Fanfaronna le félin en bombant le torse. Elle est belle, hein?
- Oh, par le Clan de la Lune! S'exclama Nuage de Taches, choquée. Ça doit te faire mal!
Elle se pencha pour l'aider à nettoyer la plaie mais Nuage de Feu s'écarta, amusé.
- C'est ma première blessure de guerre, dit-il joyeusement.
- Mais tu risques de la garder toute ta vie, insista sa petite sœur. Pourquoi ça te rends heureux? Tu es blessé!
- Je ne sais pas si tu as remarqué mais niveau cicatrices, je suis déjà pas mal, Rétorqua l'apprenti en se tournant pour montrer ses balafres d'enfance. Au moins celle-là, elle montre mon courage.
Nuage de Taches le regarda un instant sans comprendre, mais bien vite son regard s'éclaira et elle se mit à ronronner. Nuage de Feu s'assit, satisfait.
- C'est vrai que tu ressembles à un grand guerrier, comme ça, dit-elle en remuant les moustaches. Ne bouge pas, je vais demander à Patte de Lierre si je peux l'avancer. Ce serait dommage que ça s'infecte, ajouta-t-elle alors que son frère allait protester.
La petite chatte trotta vers le guérisseur et son frère se tourna pour l'observer, intrigué. C'était évident que Nuage de Taches aimait soigner et réconforter les chats, pourquoi s'obstinait-elle dans la voie des protecteurs au lieu de devenir apprentie guérisseuse? Était-ce parce qu'elle voulait être reine, plus tard? Il la regarda songeusement en écoutant la clameur au dehors: les patrouilles de chasse étaient sûrement rentrées et avaient retrouvé l'escadron victorieux pour entendre ses exploits. Nuage de Feu brûlait de raconter à Coeur Enflammé à quel point il avait botté les fesses des guerriers des Rocs! Il trépigna sur place en attendant que sa soeur arrive, impatient.
Nuage de Taches revint mâcher des feuilles devant lui pendant qu'il nettoyait rapidement l'entaille, histoire qu'elle soit propre avant d'appliquer le cataplasme. Cinq minutes plus tard, sa poitrine était recouverte d'une mixture verte au parfum âcre. Il la renifla en fronçant la truffe, peu convaincu.
- Approche, Nuage de Feu, l'appela Patte de Lierre alors qu'il finissait de soigner Nuage de Lionnes.
L'apprenti s'exécuta sous le regard nerveux de Nuage de Taches, la tête fièrement dressée. Son aîné le salua d'un mouvement de moustaches puis se pencha pour renifler le pansement à son tour afin d'en vérifier la qualité.
- Bon travail, déclara-t-il chaleureusement à Nuage de Taches. Merci à toi.
- C'est moi! Se dépêcha de dire la petite femelle, gênée.
Le regard que Patte de Lierre posa sur sa sœur n'échappa pas à Nuage de Feu. C'était un mélange d'espoir, de mélancolie et de fierté: c'était le regard d'un chat âgé qui voyait fleurir dans un jeune félin le talent et l'acuité que tout mentor recherchait dans un apprenti. Un talent que Nuage de Taches ne semblait pas vouloir développer au-delà du coup de patte.
- Oh, mes chers petits!
Débusqués, geignit intérieurement Nuage de Feu.
Doux Murmure venait de se glisser dans la tanière accompagnée de Feuille Sombre et de Lumière Pâle, la queue en panache et les moustaches frémissantes. Elle se précipita directement sur ses filles pour renifler leurs plaies, coupant le contact visuel entre Patte de Lierre et Nuage de Taches.
- Nuage de Lionnes, regarde-toi! La rabrouait-elle malgré ses ronrons. Tu es couverte de griffures! Et ta fourrure est devenue toute boueuse, Nuage de Taches!
- Je me laverais au ruisseau, assura l'apprentie mouchetée en ronronnant en retour.
- Et Nuage de Feu est plus griffé que moi, renchérit Nuage de Lionnes, ronchonne. J'ai plus assuré que lui.
- N'importe quoi! Se vexa l'intéressé.
Il se tassa quand Doux Murmure laissa les femelles pour lui donner de grands coups de langue sur les oreilles. Petit, il aimait les marques d'affections de sa mère, mais depuis quelques temps, ça lui faisait honte. Il s'en voulut en songeant qu'il ne pourrait plus en profiter longtemps.
Le délai que lui avait annoncé son père avant le départ était écoulé.
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