Chapitre 7 : La Sincérité de la Duchesse



Lev avait passé le reste de la journée à se défouler à l'entrainement.

S'il avait toujours été une langue de vipère, il avait quand même conscience d'avoir dépassé les limites avec le père de Flavia. Or, il détestait ça. En tant que Bouclier, il avait une rigueur qu'il n'appliquait jamais à sa parole, c'était vrai.

Mais il en venait très rarement aux mains avec des humains.

En temps normal, il n'en avait pas besoin.

Son titre, sa fonction et sa réputation arrêtaient la majorité des gens.

Là... Revoir son père lever la main sur Flavia l'emplissait de rage. Ses soldats l'avaient bien compris, car ils avaient rapidement abandonné l'idée de s'entrainer avec lui. Ils se contentaient de mettre un nouveau mannequin devant lui, sans même attendre qu'il le leur demande.

Comment allait-il faire pour le diner de ce soir ?

Flavia devait être sous le choc. Ils n'avaient pas parlé depuis qu'ils étaient rentrés.

-Lev, on a besoin de toi sur le front Nord.

Le Bouclier baissa les yeux sur son collier, d'où sortait la voix d'Éléazar. Il serra les dents. Ce n'était pas le moment. Il devait discuter avec sa femme. Mais... Il ne pouvait déroger à un appel.

Surtout pas à un appel sur le front Nord.

-Soldats ! rugit-il. Départ dans deux minutes !

*

Il lui avait à peine adressé un regard.

Debout dans la cour extérieure de téléportation, Flavia avait croisé les yeux violets de son époux, juste avant qu'il ne disparaisse dans le disque bleuté. Mmh... Il avait paru surpris de la voir.

Comme il semblait avoir un excès de rage à évacuer, elle l'avait laissé s'acharner sur les mannequins. Mais cet appel aux armes tombait plutôt mal. Songeuse, elle fixa le portail par lequel s'engouffraient les soldats, à la suite de leur Duc. Si elle avait bien compris, il entrait toujours en premier. Tel le meneur d'hommes qu'il était.

-Flavia.

Le murmure, à son oreille, lui fit brièvement fermer les yeux. Évidemment. Le répit était de courte durée pour elle aussi.

Tournant les talons, elle alla droit dans la chambre qu'elle partageait avec le Duc. La discrétion était le mieux, pour le moment. Elle en parlerait au Duc plus tard. Tout comme elle devrait lui toucher deux mots de cette histoire avec son père.

Touchant la puce d'oreille qu'elle portait en permanence, elle murmura :

-Éléazar, c'est bon.

Aussitôt, un portail s'ouvrit devant elle, projetant des ombres bleues sur les murs, le sol. Le Mage en sortit, avec un air agacé.

-Il va falloir que tu en parles rapidement à Lev. On perd du temps avec ça.

-Je le sais, fit-elle avec un haussement d'épaules. Mais nous n'en avons pas encore eu l'occasion.

-Je vois. Viens.

Touchant son épaule, il fit apparaitre une armure légère sur son corps. Elle n'avait rien à voir avec l'aspect massif de celle du Bouclier, et pour cause. Une de ce poids aurait considérablement gêné Flavia.

-Que les Dieux veillent sur toi, Protectrice de l'Ombre.

Flavia hocha la tête, tout en avançant dans le portail.

-Que les Dieux veillent sur toi, Éléazar.

Franchissant le pont de magie, Flavia se trouva sur le front Ouest.

Là, elle put voir les terres désolées qui s'étendaient sur quelques kilomètres, avant d'être englouties par la brume violacée. À son arrivée, les soldats du front se redressèrent soudain, frappant leur torse de leur poing ganté.

Chaque duché avait un groupe de guerriers d'élite, venant de toutes les couches de la société. Ici, roturier et nobles se côtoyaient, uniquement jugés sur leurs compétences au combat. Mais aussi sur leur loyauté. Les régiments de chaque Duc n'étaient pas forcément énormes, à cause de ce problème de loyauté. Les soldats qu'ils emmenaient dans les terres désolées devaient sécuriser l'arrière, en éliminant les créatures blessées. Or, on ne pouvait laisser dans son dos des gens susceptibles de nous trahir.

De fait, les guerriers présents en ce jour étaient loyaux envers Véra. Mais également envers elle.

-Madame Flavia. Bon retour.

-Verdict ? demanda-t-elle en considérant les ombres qui ondulaient dans la brume.

Une odeur de soufre, de mort et de pourriture taquinait ses narines. Elle détestait cela.

-Nous ne savons pas encore très bien. Mais il semblerait que ce soit un reptile de type dragon. Seul, à première vue.

Bien. Elle allait pouvoir régler rapidement le problème. Heureusement, en l'absence de Véra, le front Ouest était souvent dégagé. Quand elle partait en mission dans les terres désolées, elle nettoyait tout sur son passage, limitant les risques d'attaques en arrière. Pourtant, il fallait toujours des hommes pour défendre ce front-ci. C'était pour cette raison qu'une poignée de soldats se trouvaient aux côtés de Flavia.

Les seuls en qui elle pouvait avoir confiance. Les seuls à connaitre son existence, avec sa sœur et El.

-Mmh... Madame, tout va bien ?

Elle regarda Serge, le chef des chevaliers. Hochant la tête, elle détourna le regard vers la forme mouvante dans la brume. Le combat s'annonçait rude.

-Le Duc... Il ne vous fait pas de mal, au moins ?

Ah. Les rumeurs s'étaient déjà propagées jusqu'ici. Néanmoins, elle trouvait étonnant qu'on lui pose ce type de question. Pourquoi Lev lui ferait-il donc du mal ?

-Le Duc a eu raison de faire cela à mon père.

Serge l'observa, avant de se passer une main dans les cheveux, visiblement contrarié.

-C'était... Pour le moins inattendu... De découvrir que vous étiez mariée... Au Bouclier.

-Nous l'avons été tous les deux aussi. Mais nous ne sommes pas là pour discuter chiffons.

-Heu... Juste une question... On doit vous appeler Duchesse, nous aussi ?

Tous les guerriers semblaient concernés. Flavia haussa un sourcil.

-Arrêtez de réfléchir et faites comme d'habitude.

*

Il s'agissait là d'une petite attaque. Une soixantaine d'adversaires, tout au plus. Bon, de grande taille, mais assez fragile pour qu'un bon coup de Bouclier règle le problème. Épuisé, Lev rentra le corps perclus de douleurs deux heures plus tard.

Le plus dur était à venir.

Qu'allait-il dire à Flavia pour s'excuser ? Il était tant préoccupé par son épouse qu'il s'était pris un ou deux coups de trop à cause de son inattention. Ce n'était pas son genre. Éléazar le lui avait fait remarquer, d'ailleurs.

-Monsieur le Duc ?

Ah... Les pieds dans la neige, vêtue de l'un des manteaux fourrés ramenés de chez elle, Flavia semblait congelée. Depuis combien de temps était-elle là ? Le bout de son nez était rouge en raison du froid, de la condensation se formait devant sa bouche à chacune de ses respirations. La nuit était tombée depuis un moment déjà.

-Flavia...

La prenant dans ses bras, il fit de son mieux pour ne pas lui faire mal avec son armure. Merde... Le métal devait être froid pour elle ! Il voulut se séparer aussitôt, mais elle avait posé les mains sur son casque, au niveau de ses joues. Autour d'eux, il n'y avait déjà quasiment plus personne. Tous retournaient à l'intérieur de la forteresse pour se reposer.

-Je suis contente de vous voir un peu plus calme, déclara-t-elle avec un sourire fatigué.

Ah... Ôtant son heaume, il l'embrassa doucement, tendrement. C'était agréable, d'avoir sa femme qui l'attendait au retour d'un combat. Très agréable.

-Désolé, murmura-t-il en reculant. Je dois sentir aussi mauvais que la dernière fois.

-Si cela doit être votre odeur habituelle, je vais devoir m'y habituer.

-Flavia...

-Oui ?

-Par pitié, arrête de me vouvoyer... Tu m'en veux tant que ça ?

Son sourire ne fléchit pas une seule seconde, lorsqu'elle dit :

-Parce que vous avez frappé mon père, pour ensuite l'humilier en le forçant à s'agenouiller devant moi et m'appeler Duchesse ?

Cela lui porta un coup au cœur. Mais c'était exactement ce qu'il s'était passé.

-Non, je ne t'en veux pas, Lev.

Un poids parut s'évaporer de ses épaules. Cela fut si évident que Flavia haussa les sourcils, surprise. Il s'inquiétait donc tant que ça ? Prenant sa main, elle lui sourit, avant de l'entrainer vers leur maison gigantesque.

-Tu sais, mon père n'a jamais été bon avec moi.

-C'est ce que j'ai cru comprendre, bougonna Lev.

Main dans la main avec son épouse, il appréciait d'être ainsi. Ce qu'il appréciait moins, c'était le regard curieux de tous ses gens alors qu'ils rentraient. Il pouvait en voir par les fenêtres, en train de commérer sur leur compte. Ah... Et puis merde.

-Mes cicatrices... J'étais avec ma mère, le jour où je les ai eues. J'avais dix ans. Véra était encore jeune, alors, elle venait à peine de devenir Protectrice. Elle avait treize ans. Nous ne savons pas comment, mais un démon ailé était parvenu à passer les protections. Notre forteresse se trouve à moins d'un kilomètre de la muraille.

Ils entrèrent par l'arrière, pour monter directement vers leur chambre. À l'écoute, Lev ignora totalement les regards de ses domestiques. Cette histoire, il ne l'avait entendu qu'une fois, de la bouche de Véra.

-Ma mère et moi-même avons été attaqués. Nous ne l'avions pas vu venir. Ma mère s'est interposée, mais... Le coup lui a été fatal. La créature s'en est ensuite prise à moi, m'a lacéré le visage. Véra est alors arrivée, et est parvenue à tuer le démon. Elle m'a sauvé...

Une larme roula sur sa joue. Le cœur serré, Lev la balaya du revers de la main, pour embrasser doucement le front de Flavia. C'était à ce moment-là qu'elle avait rencontré le premier tournant de sa vie.

-Depuis lors, mon père me tient pour responsable de la mort de ma mère. Il avait besoin d'un responsable, pour évacuer sa peine. Alors... Je suis devenue son bouc émissaire. Et ce qui aurait pu devenir ma beauté est devenu mon fardeau. Les cicatrices rappellent toujours ce tragique incident, tout comme ma désormais inutilité pour un quelconque mariage politique. Je suis devenue inutile ce jour-là.

-Une enfant n'a pas à être utile.

Flavia lui sourit tristement.

-Malheureusement, si. Je suis devenue la honte de la famille, aux yeux de mon père. Les choses ne se sont pas arrangées lorsqu'il s'est remarié. Mes petites sœurs sont d'une grande beauté. Mais moi... Heureusement, Véra m'a prise avec elle dans la forteresse. Quiconque disait quelque chose sur mon physique encourrait sa colère. Néanmoins... Pour mon père... Nous ne pouvions rien faire. Lui et sa nouvelle femme ont tendance... À s'acharner.

Elle renifla, levant les yeux au plafond comme pour maitriser des larmes naissantes.

-J'ai toujours eu peur de mon père, avoua-t-elle. La culpabilité qu'il fait peser sur moi, ainsi que sa violence verbale et physique est devenue de plus en plus difficile à gérer. Il a toujours profité de l'absence de Véra pour passer ses nerfs sur moi. De fait, en grandissant, j'ai pris l'habitude de l'éviter. Vivre comme une recluse m'a préservé pendant longtemps. Je crois... Je crois que je me suis coupée de la société à mes douze ans. Pour éviter un maximum mon père. Ma belle-mère. Pour ne pas voir le jugement des autres sur l'histoire marquée sur mon visage. Pour tous, j'ai tué ma mère...

Dans le couloir, Lev serra son épouse contre lui. Il embrassa tendrement ses cheveux tandis qu'elle pleurait silencieusement, le nez dans son cou. Il pouvait sentir ses larmes rouler sur sa peau, pour disparaitre sous son armure.

Jamais... Au grand jamais il ne pardonnerait le père Gladia pour ce qu'il avait infligé à sa fille.

Il pouvait sentir qu'elle ne lui racontait pas tout.

Mais il ne voulait pas la brusquer. Il ne voulait pas la forcer.

Chaque chose en son temps. Déjà... Il devrait s'estimer heureux qu'elle lui ouvre la porte de son passé, avec autant de sincérité. Et surtout, il comprenait pourquoi elle lui fournissait toutes ces explications. Elle ne lui en voulait pas pour ce qu'il avait fait à son père.

Cela avait brisé l'image du patriarche tout puissant dans son esprit, celui d'un homme qui pouvait faire ce qu'il voulait à son enfant.

Lev ferma les yeux en la serrant contre lui.

Plus jamais il ne laisserait quelqu'un lui faire du mal.

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