Chapitre 5 : La Langue de Vipère
-Monsieur le Duc, vous...
Émergeant de sous un tas de couvertures, le Duc regarda son majordome d'un œil endormi, avant de se laisser retomber avec un grognement. Il préférait rester sous la couette, sa femme assoupie dans ses bras.
Gaston, le majordome de la maison Clypeus depuis des décennies, se figea sur le pas de la porte du Bouclier. S'il avait vu son maitre dans bien des états à cause des combats, il ne l'avait encore jamais vu... ainsi. Un sourire fin aux lèvres, il décida de prendre congé, tout en se demandant comment la nouvelle Duchesse avait pu si vite faire fondre le coeur de son époux.
En entendant la porte se refermer discrètement, Lev sut qu'il allait en entendre parler.
Lui qui n'avait jamais eu de femme dans son lit à la forteresse... Oui, mais merde, c'était de Flavia, sa Duchesse, dont on parlait !
Réveillé, il se dit qu'il allait devoir mettre en place de nouvelles règles. Comme ne pas entrer dans sa chambre sans y être invité. Mais pour le moment, il voulait juste profiter de cet instant de bonheur avec son épouse. Il ne voulait pas la réveiller, en dépit de tout le travail qui l'attendait.
Chaque bataille le mettait en retard sur la gestion de ses terres.
Pour lors, il s'en foutait.
Une heure plus tard, il émergea de nouveau, à la sensation des doigts de Flavia caressant ses cheveux argentés. Souriant, il leva les yeux vers elle. Suspendant son geste, elle rougit instantanément.
-Comment te sens-tu ? s'enquit-il d'un air soucieux.
Elle comprit aussitôt à quoi il faisait référence.
-Tout va bien. Juste... Mon corps n'est pas coutumier de ce type d'exercice.
Il hocha la tête. Il demanderait tout de même quelque chose contre la douleur à Gaston. Mais pour l'heure, c'était le petit-déjeuner qui importait !
Quand ils rejoignirent une salle jouxtant les cuisines, richement décorée de blanc et de bleu, il avait l'estomac dans les talons. S'il calculait bien, il n'avait pas mangé depuis le mariage. Pas étonnant qu'il ait une telle faim !
Sa femme n'était pas en reste. Ils mangèrent de bons appétits, tout en devisant sur les activités du domaine des Clypeus. Flavia était curieuse, ce qui était tout à fait normal. Tout ce qui était à lui était à elle, désormais. Il voulait qu'elle le sache.
Tout en surveillant du coin de l'œil le manège de ses domestiques, venus voir la mariée non répudiée, il se dit qu'il allait devoir éclaircir un ou deux points très rapidement. Fort heureusement, tous souriaient. Néanmoins, ce genre de curiosité semblait déranger Flavia.
Évidemment.
Complexée comme elle l'était par ses cicatrices, elle avait l'impression d'être une bête de foire. Ce qui était loin d'être le cas. Comment lui expliquer que ses gens n'avaient rien à voir avec ceux de la famille Gladia ? Tout du moins, ceux qui avaient entouré Flavia chez son père ?
Le nord était un lieu rude, hostile et létal.
Son petit doigt lui disait que sa femme n'avait pas encore osé réellement regarder les habitants de la forteresse des Clypeus. Chacun avait son lot de cicatrices, visibles ou non. Lui en était un bon exemple. Son corps sacrifié à la défense du royaume dépassait largement le score de quiconque en Gentem.
D'après Éléazar, même les suppliciés ne morflaient pas autant que lui.
Pas étonnant qu'il soit dur.
-Monsieur, dit calmement son majordome. Votre courrier.
Il le lui apportait sur un plateau en argent. Ah... Pour que Gaston arrive ainsi, cela voulait dire qu'il avait reçu une de ses lettres favorites. Gagné. Il reconnut aussitôt l'enveloppe verte, frappée d'un cachet de cire rouge. Elle se trouvait au-dessus des autres. Son majordome veillait toujours à le faire.
Observant sa femme du coin de l'œil, il se retint de sourire d'un air mutin. Elle s'était figée, sa fourchette dans la bouche. Lev fit sauter le cachet, tout en remerciant Gaston. Il regarderait le reste plus tard.
-Est-ce une lettre importante ? s'enquit Flavia tandis qu'il tirait un papier blanc de l'enveloppe.
-Très importante. Il s'agissait jusqu'à présent de l'un de mes seuls plaisirs de la semaine.
-Oh...
Prenant un malin plaisir à lire les quelques lignes devant elle, il resta silencieux un moment.
« Monsieur le Duc,
Je suis ravie d'apprendre que vous avez enfin pu profiter des jardins du palais royal cette année. Le clos des statues est un de mes préférés en ce lieu, idéal pour avoir l'esprit en paix. Vous qui êtes toujours au front, je souhaite que cela vous ait fait du bien. Vos maux de tête vont-ils mieux ? Vous me disiez dans votre lettre que le coup reçu avait été plus violent que prévu. Vos cervicales sont peut-être déplacées ? Vous devriez voir le médecin, les antidouleurs du Mage ne sont pas toujours suffisants, vous le savez. Souvenez-vous du coup de patte du dragon d'il y a deux ans, vous aviez deux vertèbres qui avaient bougé.
Pour ma part, tout se passe à merveille. Le printemps est enfin sur l'Ouest, les arbres bourgeonnent et les fleurs s'épanouissent. Il fait bon vivre, ici. Si vous le souhaitez, je vous joindrai un panier de roses oranges la prochaine fois. Elles ne seront jamais aussi belles que dans les jardins, mais elles pourront égayer votre demeure blanche comme neige. Vous me dites souvent que les lieux sont tristes au printemps, avant la fonte de la neige.
En espérant vous lire bientôt,
V.Gladia. »
V.Gladia... Il sourit pour lui-même.
-Que dit-elle ?
L'anxiété de sa femme croissait de seconde en seconde.
Néanmoins il ne lui répondit pas tout de suite, l'observant d'un œil mutin. Devait-il le lui dire, ou pas ? Non... Il avait envie d'attendre. Après tout, cette lettre lui avait été envoyée juste avant le mariage, selon ses calculs. Donc, au moment de l'écriture, Flavia ne savait pas qu'elle se trouverait dans cette situation.
Qu'elle se trouverait face à lui, lorsqu'il lirait la dernière lettre signée de sa main du nom de sa sœur.
*
Elle aurait aimé disparaitre sous terre. Voir Lev sourire ainsi en recevant sa lettre lui aurait fait plaisir... Terriblement plaisir, si cela n'avait pas été fait au nom de Véra. Il était persuadé que sa correspondante de ces dernières années n'était autre que sa sœur.
Comment la supercherie avait pu durer aussi longtemps, alors que les deux Protecteurs combattaient ensemble, elle l'ignorait. Mais il n'en restait pas moins qu'elle se trouvait à présent à le voir lire ses pensées, tout en pensant que Véra était derrière ces mots.
Cela la rendit triste.
C'était certes de sa faute, mais...
-Alors, mes bichons, on s'est marié sans rien dire à tonton El !?
Ils sursautèrent de concert.
Les yeux écarquillés, Flavia vit le Mage, tout sourire, sur le pas de la porte. Derrière lui, le dépassant de deux bonnes têtes, le Duc de Hastam la regardait avec des yeux rieurs... Mais bien moins rieurs que ceux du Marteau, aux côtés d'Éléazar.
-Oh oh... Vous êtes choupi, à vous regarder ainsi ! fit Cara Malleus en venant s'asseoir à côté de Flavia.
-Vous aviez pas vos gosses à vous occuper, vous ? râla Lev.
-Nan, ils sont avec leur super nounou Dana !
-On t'avait dit qu'on viendrait enquêter, mon petit Bouclier, ricana Éléazar en se jetant sur la chaise tout pré de lui. Hein, Rainier ?
Grand, imposant et à la peau d'un noir profond, le Rainier souriait de façon éclatante.
-Oui, tu es même rentrée avec une tête de six pieds de long parce que tu ne voulais pas.
Flavia se souvint de l'air renfrogné de son époux lorsqu'il était revenu de la bataille. Ah... C'était donc pour ça...
-C'est parce que vous n'arrêtiez pas de m'asticoter !
-Faut dire aussi que partir se battre avec la culotte de sa femme dans la poche, ce n'était pas très malin.
-Il y avait une explication à ça !
-Oh, on voit très bien de quel genre d'explication tu parles, ricana Éléazar en attrapant un croissant. Alors, alors... Flavia, ça va ?
Soudain cernée par quatre des cinq Protecteurs du royaume, Flavia se sentit rougir jusqu'à la racine des cheveux. Sachant que cela faisait ressortir les cicatrices sur son visage, elle baissa la tête, même si cela ne lui permettait pas de se cacher derrière sa chevelure noire.
-Oui, ça va.
-Oh, mon petit chat ! fit Cara en la prenant dans ses bras. Lev est méchant avec toi, c'est ça ? Cette langue de vipère a dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?
La langue de vipère en question parut outrée.
-Mais je n'ai rien dit !
-On sait tous ce que tu as fait à tes dernières prétendantes, rétorqua le Marteau en lui tirant la langue. Flavia, il est gentil avec toi ?
-Bien sûr. Lev est un homme très doux.
Il y eut un brusque silence, durant lequel Rainier, Éléazar et Cara la regardèrent avec des yeux ronds. Cette dernière posa même la main sur son front avec inquiétude.
-Je crois qu'elle est malade.
-P... Pas du tout !
-C'est obligé que tu sois malade ! Lev est un petit fils de p...
-Hé, oh ! s'insurgea Lev.
-... mal élevé ! acheva Cara avec une exagération tout à fait volontaire.
-Je suis comme ça uniquement avec les gens que je n'aime pas !
-Ça, on avait remarqué, ricana Éléazar. Cara, lâche-la, elle va faire une syncope.
Le Marteau s'exécuta en ébouriffant les cheveux de la jeune mariée, pour attraper confiture et bout de pain.
-Plus sérieusement, intervint Rainier, qui avait déjà une tasse de thé dans les mains. Racontez-nous. Comment vous êtes-vous retrouvés mariés du jour au lendemain ?
Exaspéré par l'intrusion matinale de ses amis, Lev résuma la situation. Le laissant sauter tous les passages qu'ils préféraient garder pour eux, Flavia observa les Protecteurs. Elle les connaissait tous de vue, pour être la sœur de la Cinquième Protectrice.
Néanmoins, ils étaient bien plus impressionnants de prés.
Les cheveux blancs comme neige, les yeux bleus, Éléazar Rex était le Mage de la Tour. D'une grande beauté, c'était un homme célibataire réputé pour la multiplicité de ses conquêtes. On raconte que pas une donzelle dans Gentem n'était pas passée dans son lit. Bout en train, joyeux, il avait le même rapport d'âge que les autres. Tous se rapprochaient de la trentaine, maintenant.
Cara Malleus avait la peau chocolat au lait, de grands yeux d'un bleu troublant et une chevelure brune soyeuse. Douce, taquine, elle était le Marteau, et également maman célibataire accomplie. Elle était d'une bonne humeur toujours étonnante, selon Véra.
Quant à Rainier... Il était le plus mature des Cinq Protecteurs.
La peau d'ébène, le regard franc et doux, il incarnait la Lance. Il était réputé pour sa droiture d'esprit, sa justesse dans son jugement et pour son amour de ses trois enfants.
-Attend... Tu as vraiment cru que c'était Véra la mariée !? s'exclama Éléazar.
-Bien sûr que non, Véra ne peut pas me supporter !
-Que ton père y croit, c'est autre chose, remarqua Cara. Il a toujours été stupide et avide de gloire, mais quand même.
-Mais... Flavia, je ne comprends pas pourquoi ton père a fait cela, ajouta Rainier. Tu souhaitais te marier à Lev ?
La jeune femme hésita. Elle devait dire la vérité ?
-A priori, c'est un fantasme qu'elle n'avait jamais réellement envisagé dans la réalité, déclara son mari avec un immense sourire.
Elle le fusilla du regard, ce qui le fit éclater de rire. Bien élevé, Rainier décida d'ignorer une partie de la réponse de Lev.
-Donc tu n'as jamais pensé qu'il accepterait. Alors, pourquoi t'être portée volontaire à la place de Véra ?
-Je n'ai pas eu le choix. Mon père voulait insulter Lev par mon biais. En lui présentant une fiancée... Défigurée.
Les quatre la regardèrent. Trois stupéfaits, un déjà en colère à cause de cela.
-Véra nous dit que c'était un connard, mais à ce point-là... souffla Cara.
-Qui dirait cela de sa propre fille !? explosa Rainier, furieux. Il a bafoué son rôle de père ! Je devrais aller lui remonter les bretelles et lui faire...
-Oh, tout doux, le papa gâteau, intervint Éléazar. Les intentions étaient certes mauvaises, mais en attendant, Lev a contredit tout le monde en acceptant sa mariée.
-Pas faux.
-Alors, dit moi, mon petit Bouclier... Qu'est-ce qui t'a poussé à dire oui, cette fois-ci ?
Flavia, tout comme les autres, regarda en direction de son mari. Le violet de ses yeux brillants de colère, le Duc de Clypeus posa brutalement sa tasse sur la table.
-Éléazar, je te trouve gonflé de poser cette question.
Haussant un sourcil surpris, elle regarda le Mage, qui ricanait. Oh... Lui, il connaissait déjà la réponse. Il avait voulu mettre Lev dans l'embarras ?
-Quoi qu'il en soit, fit-elle en portant secours à son époux, nous sommes mariés à présent. Les raisons n'ont que très peu d'importance.
-Vraiment ? susurra le Mage avec malice. Comme tu veux.
Ils se lancèrent ensuite sur une autre conversation, permettant aux nouveaux époux de souffler. Ils discutèrent à bâton rompu pendant un moment. Flavia remarqua qu'il était facile de s'entendre avec les trois autres Protecteurs. Ils semblaient avoir des liens forts, presque comme une famille aimante. Ils se donnèrent des nouvelles des enfants, des études, des histoires de cœur, du côté d'Éléazar. Ils rigolèrent beaucoup, mais surtout, ils inclurent totalement la jeune femme dans leur conversation. Cara semblait bien l'aimer.
Quoi qu'il en soit, une heure et demie plus tard, ils se retirèrent, sur une promesse : dans deux jours, ils devaient absolument venir à l'anniversaire du Marteau.
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