Chapitre 11 : Conflit Familial
Le poing rencontra la joue d'Autem de Hastam, fils de la Lance. Partant en arrière, le petit blond de dix ans serra les dents, ses yeux bleus lançant des éclairs. Son adversaire avait trois années de plus que lui. Plus grand, le fils du Marquis de Guan était une brute qui se complaisait à frapper fort.
Même s'ils se trouvaient à un simple entrainement, auquel assistait le roi Oktar en personne, Gustave avait l'air décidé à le tabasser. Imposant pour Autem, une dent en moins et l'air mauvais, il semblait prendre plaisir à cogner.
Ou plutôt, à cogner le fils d'un Protecteur.
Néanmoins, l'ainé de Rainier avait l'habitude de cette prise de position. Se remettant en posture combative, il ignora la douleur qui diffusait dans sa mâchoire, pour adresser un sourire effronté à son adversaire.
-Tu cognes comme une fillette.
Les joues de Gustave virèrent au rouge sous l'effet de la colère. Se ruant sur lui, il frappa à l'aveugle, sans la moindre technique. Se glissant sous sa garde, Autem le saisit par le devant de sa chemise tout en donnant un coup à l'arrière de son genou. Entrainé par son propre poids, Gustave tomba au sol avec un bruit sourd, tandis que le fils de la Lance passait un bras autour de son cou.
-Victoire pour Autem de Hastam ! déclara l'instructeur qui les surveillait.
Se redressant, essoufflé, le petit blond regarda autour de lui. Dans l'immense pièce qui servait de salle d'entrainement, des dizaines d'enfants s'affrontaient, sous le regard du roi Oktar. Ce dernier se trouvait sur une estrade, à tout observer. Quand il croisa son regard, le souverain lui fit un signe discret, un pouce vers le haut.
Autem lui répondit par un grand sourire.
Papi Oktar, s'il n'avait aucun lien de sang avec lui, était toujours gentil. Il soutenait toujours les enfants des Protecteurs, face à l'adversité qui était la leur. Car être né enfant de Duc ou de Duchesse ne les mettait pas totalement hors de danger.
Ce n'était pas pour rien qu'Autem était capable de vaincre un enfant plus grand et plus expérimenté que lui. D'ailleurs... Il chercha du regard son ami de toujours. Le fils du Marteau, avec sa peau mate et ses épais cheveux noirs, était reconnaissable entre tous. Mais ses yeux d'un rouge profond le rendaient absolument immanquable.
Ou était-ce le fait qu'il soit déjà assis avec ennui à côté de son adversaire, un garçon de quatorze ans qui tenait une compresse ensanglantée contre son arcade sourcilière ouverte ? Décidément, Tamir avait vraiment du mal à maitriser sa force.
En remarquant qu'il avait fini son combat, ce dernier arriva en courant vers lui, avec un grand sourire.
-Alors, alors ? Papi Oktar t'a fait un signe, lui aussi ?
-Ouais ! Mais dis-moi, c'est moi ou les grands essaient de nous frapper de plus en plus fort ?
-Oui, je trouve aussi, approuva Tamir en regardant Gustave, qui grommelait en se remettant debout. Mais le mien était d'une faiblesse exemplaire.
-C'est surtout toi qui as une force hors de norme, remarqua Autem en se dirigeant vers le buffet, mis à disposition pour les combattants ayant achevé leur tour.
Le petit brun haussa les épaules, avec un petit sourire désabusé. Il ne dirait pas le contraire, ce serait clairement de la fausse modestie. Car Tamir était d'ores et déjà reconnu comme étant le futur Duc de Malleus. Et donc, il avait réveillé ses pouvoirs du Marteau.
À dix ans, cela faisait déjà de lui un puissant combattant, même face à des adultes.
Mais il devait s'entrainer, pour pouvoir faire face à des démons. Ceux-là n'avaient rien à voir avec de simples humains.
-Tu n'es plus obligé de participer à ces tournois, au fait, remarqua Autem en leur servant un verre d'eau. Tu es hors catégorie.
-Ouais... Mais c'est plus marrant quand on est tous les deux, non ?
Les deux petits garçons sourirent d'un air complice. Ils étaient toujours ensemble depuis leur naissance. Si Autem aimait son frère et sa sœur, il avait un lien particulier avec Tamir. Ils ne partageaient ni le même sang ni les mêmes parents, mais ils savaient tous deux ce que c'était que d'être un fils de Protecteur.
-Tu sais ce qu'on dit à ton sujet ?
Ah, cette voix agressive... Ils se tournèrent vers Gustave. Il se trouvait avec plusieurs de ses copains, qui l'encadraient les bras croisés, comme les petites frappes qu'ils étaient. Détendu, Tamir laissa la parole à Autem. Il considérait que son ami se débrouillait bien mieux avec les mots que lui.
-À qui parles-tu ? s'enquit le fils de Rainier, aimablement.
-Pas au monstre, gronda-t-il en désignant Tamir du menton.
Ce dernier haussa un sourcil, sans pour autant se formaliser. Ses yeux rouge sang lui avaient toujours valu ce genre de remarque. Les physiques atypiques avaient tendance à déchainer les haines. Pourtant, tonton Lev était atypique lui aussi. Étrangement, on ne lui faisait pas ce genre de remarque.
On l'appelait plutôt « l'homme le plus beau du royaume ». C'était vrai qu'il était beau, tonton. Mais surtout, il était classe. Et un modèle sur lequel les deux petits garçons s'appuyaient bien souvent.
-Le monstre ? rétorqua Tamir avec un sourire narquois. Mon petit gars, si c'est de moi que tu parles, le prochain Duc de Malleus, le prochain Marteau de Gentem, tu vas avoir un problème.
Si le visage de Gustave perdit trois teintes, il lança méchamment :
-Ah ouais ? Et pourquoi ?
Ce coup-ci, Tamir n'eut pas le temps de parler. Une voix féminine murmura à l'oreille de Gustave :
-Parce que dans quelques années, c'est lui qui va sauver tes miches de tous les démons qui rampent à nos portes.
Cette fois-ci, le fils du Marquis devint réellement livide. Tandis qu'Autem et Tamir perdaient leur air composé pour exploser de joie.
-Tatie Véra !
-Tu es rentrée !
Ignorant totalement le mal élevé, ils se jetèrent sur la Duchesse, qui les accueillit avec un petit sourire amusé. Grande, les cheveux d'un noir profond identique à celui de Flavia, elle avait un beau visage souvent renfrogné. Mais jamais avec les enfants de ses amis.
-Salut, les nabots ! s'exclama-t-elle en les soulevant tous les deux du sol, ce qui les fit rire.
-On n'est pas des nabots, tatie !
-Vraiment ? s'étonna-t-elle. Vous avez grandi, en un mois ?
-Mais oui ! Regarde ! On a pris au moins dix centimètres avec Tamir !
-Je le crois pas.
-Sors ton Épée, qu'on te le prouve !
Les deux enfants avaient oublié les combats, le roi Oktar qui observait la scène avec amusement. Véra était déjà allée lui présenter ses respects, avant de venir les chercher. Ils l'apprirent plus tard, mais leurs parents étant occupés avec les affaires de leur duché respectif, ils lui avaient demandé de les récupérer. Néanmoins, elle s'abstint de leur parler de l'état du Bouclier. Ils étaient trop jeunes pour s'inquiéter pour ça.
Tous les spectateurs contemplaient le trio, impressionnés par la présence de l'une des Protectrices. D'autant que celle-ci n'était pas réputée pour son bon caractère, contrairement à Cara.
-On va voir ça.
Matérialisant son Épée, la Duchesse se pencha vers les enfants. Cette arme faisait sa taille, garde comprise. Lourde, cette claymore était impossible à manier pour un autre. Comme toutes les armes de Protecteurs. Le Bouclier de tonton Lev était lui aussi d'un poids inimaginable.
Cette Épée était à double tranchant. Entièrement argentée, elle comportait des arabesques sur sa face plane, rendant l'ensemble un brin moins imposant. Mais il n'en restait pas moins que les deux enfants de dix ans étaient toujours plus petits que l'arme.
-Mmh... Je vous l'accorde, vous dépassez désormais cette arabesque, déclara Véra en désignant l'un des dessins sur l'Épée. Mais Tamir a pris plus que toi, Autem.
-Pfff, je le savais que tu allais être plus grand que moi, de toute façon.
-Oh, tu crois qu'il va dépasser ton père ?
Autem fronça le nez, tout en croisant les bras, l'air très hautain.
-Personne ne peut être plus grand que papa !
Effectivement, le colossal duc de Hastam était l'un des hommes les plus grands du royaume.
-On va voir ! rit Tamir. Je vais bien manger et je deviendrais aussi grand et aussi fort que lui !
-Dans ce cas, je vais travailler dur pour être aussi intelligent que tonton El ! Comme ça, je te soutiendrais dans l'ombre !
-Et moi, je te protègerai !
À ces paroles, Véra eut un léger sourire triste. Ébouriffant les cheveux des deux enfants, elle se demanda ce qui faisait le plus mal. La mention de El, ou le fait qu'Autem ait déjà conscience de sa situation ?
*
Par tous les dieux, il avait l'impression d'avoir été passé à la moulinette.
Les yeux rivés au plafond, Lev se demandait comment on pouvait avoir si mal et être conscient. Bordel de merde, il ne pouvait pas pioncer jusqu'à être totalement guérit !? Ah... Éléazar lui sortirait que s'il faisait cela, il ne marcherait pas pendant trop longtemps, et il serait inutile au combat. Ce connard pragmatique.
Quoi qu'il en soit, il sentait une main glacée dans la sienne. Resserrant ses doigts dessus, il tourna la tête, avec un grognement douloureux. Vu ce qu'il s'était pris, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il ait mal aux cervicales. À un moment donné, il avait soutenu le Bouclier aussi bien avec ses bras, que ses épaules et sa tête.
C'était stupide, mais à situation pourrie mesures pourries.
Ah... Flavia...
Elle avait pleuré.
Roulée en boule sur le lit, elle avait gardé sa main dans la sienne probablement toute la nuit. À présent baignée par la lumière du jour, elle semblait épuisée dans son sommeil. Culpabilisant qu'elle se retrouve ainsi par sa faute, il voulut lever son bras libre pour lui caresser les cheveux.
Une décharge de douleur se propagea dans son membre jusqu'à ses os, manquant le faire tourner de l'œil. Il dut pousser un grognement, car elle ouvrit aussitôt les yeux.
-Lev ! s'exclama-t-elle. Lev, ça va !?
-On... on va dire que oui.
Inquiète, elle se mit à quatre pattes sur le lit pour inspecter ses bandages. A priori, il en avait plusieurs. La jambe ? Et le bras ?
-Je me suis cassé quelque chose ? s'enquit-il.
En voyant sa femme s'agiter à quatre pattes, son décolleté bougeant au rythme de ses gestes, il se dit qu'être un patient bien sage pouvait avoir ses avantages. Surtout quand elle se retourna pour attraper quelque chose, lui offrant une vue magnifique sur son popotin. Mmh... Oui, il allait rester sage pour le moment.
-Cassé, déboité, déplacé... Tu as fait la totale, Lev.
Elle revint vers son visage, pour poser sa main fraiche sur son front. Ça faisait du bien.
-Désolé de t'inquiéter.
Son expression lui déchira le cœur. Elle semblait sur le point de pleurer. De sa main valide, il repoussa délicatement une de ses mèches de devant son visage.
-Ne t'en fais pas, Flavia. Je vais me remettre vite. Ce n'est pas la première fois que ça m'arrive. Et ce ne sera pas la dernière fois. Je suis un Protecteur, après tout.
-Ça, ça ne me rassure pas.
-Dis-toi que je suis très solide.
-Arrête de tester ta solidité, abruti ! Et tente de te protéger !
-Si je me protège, ce sont les autres qui prennent, soupira-t-il en laissant retomber sa main, trop lourde pour lui. Je suis désolé, mais c'est quelque chose que tu vas devoir supporter, Flavia... Si je n'avais pas fait ça cette fois-ci, Cara serait morte.
Il la regarda qui la fusillait du regard. C'était mieux que des larmes, non ?
-Quoi ? C'est mieux un blessé qu'une morte, non ?
-Lev Clypeus, tu n'as pas la prétention de me faire culpabiliser pour mon inquiétude pour toi, tout de même ?
Oups. Elle semblait sur le point de le frapper. Vu son état, il ne pourrait certainement pas esquiver !
-Heu... non. Je te demande juste de regarder les choses de mon point de vue, Flavia.
Détournant le regard, elle se mordit la lèvre. Avait-elle donc eu si peur que cela ? Il avait été inconscient à son retour ici, donc il ne savait pas quel spectacle il avait bien pu offrir à son épouse. Incertain, il fit une tentative d'humour :
-Je suis toujours aussi beau, au moins ?
Elle éclata d'un rire quelque peu sanglotant.
-Oui, tu es toujours aussi beau, imbécile ! fit-elle en prenant son visage entre ses mains, pour l'embrasser doucement.
Éléazar arriva vers midi. Le teint cireux, le Mage avait dû user de beaucoup de son pouvoir pour lui venir en aide, la veille. De fait, il était venu avec d'autres sorciers. Moins puissants, ils mirent pourtant la main à la patte pour soigner Lev. Ils restèrent quatre heures, à lui prodiguer des soins en continu. Le médecin était venu aussi, pour changer ses pansements et s'assurer qu'une infection ne s'était logée dans ses plaies. Évidemment. Il avait été blessé sur la terre des démons, après tout.
Normalement, nul n'avait droit à un tel traitement.
Avoir recoure à des mages pour se soigner était couteux, très couteux, et très contrôlé. Mais Lev était un Protecteur. On avait besoin de lui au plus tôt au front, pour qu'il se casse de nouveau et qu'on le rafistole tout aussi vite.
Il exagérait un peu, mais c'était l'explication à son pseudo privilège.
En fin de journée, il pouvait poser le pied par terre. Il manqua tomber tête la première, mais Rainier, qui les avait rejoints pour prendre des nouvelles, le pris en poids. Il avait l'impression d'être un gosse quand il faisait ça. Mais comme ce n'était pas Flavia qui allait pouvoir le porter jusqu'à la salle de bain...
Rainier le déposa dans l'eau, avant de laisser sa place à sa femme. Néanmoins, Flavia n'aurait qu'à l'appeler une fois qu'ils auraient fini, il restait dans la chambre.
-C'est toi qui vas me déshabiller ? fit Lev en haussant un sourcil coquin.
-Mon mari, ça fait deux jours que tu portes ça, déclara-t-elle avec un grand sourire. Je vais te les arracher et les bruler tellement ça sent le sang et le malade.
Faussement choqué, il tenta de l'aider. L'eau ne rendait jamais un déshabillage facile. Mais elle avait la solution : elle lui découpa tout sur place.
Son bras et sa jambe étant toujours fragiles, il devrait attendre le lendemain pour pouvoir marcher. A priori, les mages avaient implanté des sortilèges dans ses membres brisées pour accélérer la cicatrisation en interne.
Cela était fatigant. Il s'endormit donc comme une souche.
*
Flavia resta un moment avec Lev, avant de se décider à sortir de la chambre. Il était hors de danger, c'était une bonne chose. Épuisée, elle se dit qu'elle devrait aller voir Éléazar, quand son mari irait mieux, afin de le remercier. Que pouvait donc plaire au mage ? Elle devrait demander à Véra.
En attendant, elle avait du pain sur la planche. Après avoir demandé à Gaston d'informer le personnel que Lev allait mieux, elle alla dans le bureau du Duc. Là, elle s'installa derrière son bureau, afin de reprendre les papiers. Elle avait commencé à s'y plonger la veille, juste après l'incident avec Thérèse Clypeus. Mais elle ne pouvait abandonner le monceau de travail en retard.
Cela n'était pas bien différent de ce qu'elle faisait pour gérer le domaine de sa sœur.
Néanmoins, elle avait un mal de chien à se concentrer. Elle allait vérifier que tout allait bien pour Lev toutes les cinq minutes. Gaston et Béa venaient voir si elle, elle allait bien. Elle parvenait à gérer la situation, jusqu'à ce qu'un nouveau vacarme résonne dans le hall d'entrée, en fin d'après-midi.
Les sourcils froncés, elle sortit en trombe, prête à rabattre son caquet à la personne qui osait parler si fort. En découvrant Irvin Clypeus et Thérèse en bas, elle n'en crut pas ses yeux. Mais qu'est-ce qu'ils foutaient là, ceux-là !?
-Ôtez-vous de mon chemin ! rugit son beau-père, en poussant Gaston.
Alors là...
-Mon fils est peut-être mort, là-haut !
-Ça suffit.
Le ton péremptoire de Flavia fit lever toutes les têtes vers elle, sauf celles des gardes qui barraient le passage aux parents de Lev.
-Lev va très bien. Vous pouvez rentrer chez vous.
-J'exige de le voir ! tonna son père.
Fronçant les sourcils, Flavia descendit rapidement les marches. Comment ils avaient fait pour savoir que Lev allait mal, elle l'ignorait. Mais dans leurs yeux, elle ne voyait nulle inquiétude, nul chagrin. Seulement une détermination frôlant l'impatience. Elle ne savait pas ce qu'ils tramaient, et elle n'aimait pas ça.
-Qui êtes-vous pour m'empêcher de voir mon fils !?
-Je suis la Duchesse, cingla-t-elle. Et étant donné votre état d'énervement, vous n'irez certainement pas au chevet de mon mari.
-Sale petite garce ! Tu as ton titre depuis deux jours et tu oses...
-Baissez d'un ton.
-Vous n'êtes qu'une sale suceuse de diamants !
À force de hurler comme ça, il allait réveiller Lev ! Étant donné les traitements en cours dans son corps, il était hors de question qu'on dérange son mari. Et si elle devait se montrer désagréable, elle le serait. Franchissant le barrage des gardes, elle se planta devant Irvin Clypeus, ses yeux lançant des éclairs.
-La sale suceuse de diamants est arrivée ici en partie grâce à vous, Irvin. Si votre soif de rendre votre fils malheureux avec n'importe quel mariage indésirable n'avait pas été si forte, je ne me serais pas retrouvée ici, face à vous. Et le problème pour vous, c'est que je suis du côté de mon mari. Alors vous allez la fermer, et dégager d'ici.
-Vous tentez de tuer mon fils ! hurla son beau-père.
Non, mais quel comédien ! Il n'y avait pas la moindre trace d'inquiétude sur son visage.
-Le Duc va bien. Mais c'est mon dernier avertissement : sortez, ou je vous fais sortir.
Dans son dos, elle pouvait devenir les gardes à crans, prêts à dégager les importuns braillards. Thérèse Clypeus semblait boire du petit lait. Car elle savait qu'il en viendrait aux mains presque tout de suite.
Décidément, cette génération avec la gifle facile. Flavia se tint prête à encaisser le coup... Quand un Bouclier se planta dans le sol du hall, juste entre eux. Irvin tomba en arrière avec un hurlement, tandis que Flavia haussait les sourcils.
En haut des escaliers, Lev toisait son géniteur d'un regard assassin.
-Que t'ai-je dit la dernière fois, père ?
Livide, ce dernier rampait en arrière, terrorisé. Mais ce que Flavia voyait, c'était le regard implacable de son mari. Il avait eu le même regard dans la forteresse de l'Ouest.
-À genoux devant ta Duchesse.
Ils détalèrent à une vitesse impressionnante, après s'être exécutés. Thérèse comprise.
Dans le silence qui s'en suivit, Flavia remonta les marches des escaliers quatre par quatre, sous le regard interloqué des employés et des gardes. Son mari, lui, lui fit un sourire trop innocent pour être vrai, en appuie sur la rambarde. Il transpirait à grosses gouttes, signe d'une lutte certaine contre la douleur.
-Lev de Clypeus ! Tu ne dois pas te lever avant demain !
-Oui, mais c'était pour la bonne cause.
-La bonne cause !? Une gifle contre une jambe de nouveau cassée, tu as vraiment l'impression que c'est une bonne alternative !? Et tu as lancé ton Bouclier de quelle main !?
-Du... Du mauvais bras ? J'ai un peu mal...
-Lev... Va te coucher !
-D'accord... Mais j'ai besoin d'aide, avoua-t-il.
Aussitôt radoucie, Flavia l'aida à passer son bras valide autour de son épaule, afin de le soutenir. Ils repartirent vers la chambre, sous le regard des gens de la maison. Lev était lourd, et il était évident qu'il avait mal. Ils tombèrent plus qu'autre chose sur le lit, où il roula sur le dos avec un gémissement épuisé.
-Lev... Il faudrait que tu m'expliques tes relations avec tes parents parce que... je crois que j'ai fait une bêtise, soupira Flavia en se s'allongeant à ses côtés.
-Ah ? Qu'est-ce que tu as fait ?
Lui résumant les évènements avec sa belle-mère et tantôt avec son père, elle ne s'attendait pas à ce qu'il éclate de rire. Cela lui fit découvrir, au demeurant, qu'il avait toujours une cote fêlée.
-Oh, j'aurais tellement aimé voir la tête de Thérèse ! Ma chérie, tu as fait exactement ce qu'il fallait. Ne t'en fais pas.
-Lev... Je... J'ai fait un peu dans ton style, mais je n'ai pas ton assurance.
-C'est normal, rit-il en lui tapotant la hanche de sa main valide. Je les gère depuis tellement de temps que je n'ai plus aucun filtre avec eux. Toi, tu es encore gentille.
-Bon... Alors, raconte-moi. Je t'ai tout dit à propos de mon père et de son inégalable amour pour ma personne.
Son ironie le fit ricaner méchamment, mais il prit la peine de s'expliquer.
Lev était le cadet de la famille Clypeus. Ils avaient plusieurs frères et sœurs, nés soit avec sa mère, la deuxième femme d'Irvin, soit avec les autres. Thérèse était sa quatrième épouse. De fait, Lev n'avait aucune attache avec elle. Elle était simplement une nouvelle sur la liste politique de son père.
Ses pouvoirs s'étaient révélés dès ses dix ans. Son grand-père, le précèdent Bouclier, avait été le premier à le voir. Jusqu'à lors, il avait vécu une vie tout à fait normale de jeune nanti du royaume de Gentem. Il avait été aimé, choyé par sa mère et son père.
Tout avait basculé avec la découverte de son pouvoir.
Son père s'est mis à le haïr. Au début, il n'avait pas compris pourquoi. Mais son grand-père le lui avait expliqué. Il était désormais le futur Duc, un titre qu'Irvin ne pourrait jamais briguer. La jalousie rongeait son cœur depuis longtemps déjà. Fils du Bouclier, père de Bouclier. Mais lui-même n'était rien.
Absolument rien.
Ingamar de Clypeus avait pris son petit fils de dix ans avec lui dans sa forteresse du Nord. Sa mère le suivit, abandonnant Irvin derrière eux. Ce dernier ne voulait plus voir son cadet. Et ce dernier n'eut plus le temps de pleurer la haine de son père. Les entrainements de son grand-père étaient durs, violents. Il lui apprit comment user du Bouclier en toutes circonstances, en faisant une extension de son corps, au même titre que ses bras ou ses jambes. Sa collection de cicatrices avait commencé là.
Mais ce n'était rien comparés aux combats à l'extérieur.
À onze ans, il atterrit sur le champ de bataille. À douze, il rencontrait les quatre aux successeurs, et ils commencèrent à s'entrainer ensemble. Véra, Rainier, Cara, Éléazar et Lev se connaissaient depuis si longtemps, se battaient ensemble depuis si longtemps que leurs réflexes de combattants devinrent si puissants que les grands-parents purent commencer à prendre leur retraite.
À quinze ans, il n'y avait plus qu'eux cinq pour tenir face aux démons.
La pression que cela impliquait, Véra la percevait que difficilement. Comment un enfant de quinze ans pouvait-il se retrouver avec le sort des millions d'habitants de Gentem entre ses mains ? Combien de morts Lev avait-il vus lors des combats ? Combien de soldats avait-il perdus ? Combien de fois avait-il été blessé ? Son corps sacrifié était la preuve des centaines d'affrontements auxquels il avait fait face, depuis son plus jeune âge.
-Bah, tout ça, c'est un résumé de ma vie de Protecteur, soupira Lev en caressant les cheveux de sa femme. Le plus chiant dans l'histoire, c'est la haine de mon père. Il me pourrit la vie, et il a trouvé un allié de poids avec Thérèse. Il cherche à mettre la main sur le pouvoir inhérent au titre de Duc de Clypeus. Que ce soit en contrôlant les domestiques ici, ou en vidant ma salle des coffres de temps à autre, ou en faisant des magouilles politiques dans mon dos.
Flavia hocha la tête. Elle n'était pas particulièrement surprise par ce qu'il disait.
-Mais, tout ce que je tolérais jusqu'à présent, je ne le tolèrerais plus maintenant.
-Mmh ? Pourquoi ?
Lev lui sourit.
-Parce qu'à présent, je t'ai, toi. Ma maison est ta maison. Et je veux que tu t'y sentes en sécurité.
Flavia rougit. Il rit en lui embrassant le front, tout en lui promettant qu'en d'autres circonstances, il aurait tenté de lui faire l'amour. Il lui parla encore de son enfance. De la douceur de sa mère. De sa fierté de le savoir Bouclier, de son désespoir face à ses blessures. De son immense respect pour le père d'Irvin. Ingamar n'avait jamais été exactement un grand-père doux et aimant. Mais Lev l'avait toujours bien aimé. Car il était franc. Pas d'arrière-pensées, pas de faux semblant. Seulement la vérité brute.
Elle commençait à comprendre d'où lui venait son caractère.
Il lui parla des funérailles de son grand-père. C'était le jour où il était devenu officiellement le nouveau Bouclier aux yeux de Gentem. Il se souvenait de toutes ces personnes, de tous ces nobles venus le voir. Venus le féliciter.
C'était à cet instant que sa réputation de langue de vipère avait commencé.
Comment pouvait-on oser le féliciter, le jour de la mort de son grand-père ? Son père le premier lui avait adressé ses félicitations, tout en lui rappelant qu'il était son père. Il ne l'avait pas vu depuis dix ans, à ce moment-là. Lev n'avait alors encore jamais ressenti de la haine pour qui que ce soit.
Ce jour-là, en enterrant Ingamar de Clypeus, il était devenu le Bouclier de Gentem, mais également le nouveau Duc de Clypeus.
Ce fut également le jour de la première humiliation de son père.
Sous les yeux du Roi Oktar, de sa femme qu'il avait abandonnée et de tous les nobles, il l'avait forcé à s'agenouiller devant son nouveau Duc, et à lui prêter serment d'allégeance. Se faire traiter comme un vassal par son propre fils avait enflammé les braises de la haine d'Irvin.
Flavia se souvenait de ce jour. Elle se trouvait aux côtés de Véra, alors venue pour dire adieu à Ingamar. Elle se remémorait cet adolescent, d'une beauté exceptionnelle, aux cheveux argentés et aux violets brillants de rage. Cet enfant devenu homme d'un seul coup, seul, debout devant le cercueil de son grand-père.
Elle n'avait pas saisi la tragédie qui se jouait, alors.
La rupture définitive entre un père et son fils.
Sa mère n'avait pas supporté de voir cela. Elle s'en voulait de ne pas avoir réussi à les réunir. Elle mourut quelques jours après Ingamar.
Et Lev s'était retrouvé seul.
Sans les Protecteurs, lui expliqua-t-il, il ne serait pas l'homme qu'il était aujourd'hui. Ils étaient une famille. Ils s'étaient toujours soutenus, dans le meilleur comme dans le pire.
Une famille. Oui, Flavia voyait bien cela. La façon dont ils prenaient de ses nouvelles, dont ils s'inquiétaient de lui. Ils étaient réellement une famille. Mais aucun ne pouvait l'aider dans ses relations conflictuelles avec son père, qui revenait le harceler encore et encore.
-Tout ça pour te dire, ma petite femme, que je ne t'en veux absolument pas pour ton attitude envers ces crétins. Bien au contraire, j'en suis ravi.
Elle était soulagée. Et elle se promit de faire barrage entre ces hypocrites et son mari. D'ailleurs... Se redressant brusquement dans le lit, elle posa des yeux écarquillés sur Lev.
-J'ai oublié de te dire. Je crois qu'il y a une taupe.
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