Chapitre 9 : Le Retour de la Soubrette
Elle reprit connaissance dans une cuve pleine d’huile noire. Remontant à la surface avec l’énergie d’une noyée, elle avala goulûment une bouffée d’air vicié par la fumée des torches. La seconde suivante, elle hoquetait de souffrance, le corps à vif.
Revenir, après sa destruction par un Cabire, était toujours douloureux. Blanche l’avait expérimenté des dizaines de fois, pour connaître quelles étaient les limites exactes de son champ d’action. Or, tous ces tests s'étaient achevés dans cette salle, au le plafond d’un noir salit par la suie, au sol rendu glissant par toute cette huile. Sur les travées séparant les cuves déambulaient les Cabires, ces fantômes dont le squelette était visible sous leur peau translucide.
Blanche prit une profonde inspiration, moins douloureuse celle-ci.
Si Lucifer lui mettait la main dessus, elle n’aurait pas assez de l’éternité pour regretter son existence.
On la tira sans ménagement de la cuve. Elle crachota des restes d’huile sur la traverse de marbre noire, son corps nu recouvert de cette immonde pellicule. Néanmoins, elle n’eut pas le temps d’en être dégoûtée. La main translucide d’un Cabire s’empara de la sienne, pour la remettre sur pied, sans douceur. Elle croisa son regard mort, d’une méchanceté sans fin, mal dissimulé sous son capuchon élimé. Si la mort des humains avait eu un visage, le leur aurait été tout à fait adapté.
-Tu as trop joué avec le temps, lare, siffla le démon, entre ses dents ébréchées. Il est l’heure de retourner au travail.
Il la traîna jusqu’à une autre pièce, où il la jeta au sol. Blanche garda son juron pour elle, attendant que la porte soit close pour se redresser. L’huile commençait déjà à sécher, formant une croûte visqueuse sur sa peau et ses cheveux.
-Oh, ma chérie… Tu les as vraiment mis en colère…
Bianca. De tous les lares attachées au service des Cabires, elle avait dû tomber sur cette traînée. La petite chose voluptueuse la conduisit sous la douche, ses boucles blondes réuni en un chignon dévoilant son beau visage.
-Tu vas bien ? s’inquiéta-t-elle en tournant le robinet.
Un jet brûlant s’abattit sur la peau de Blanche, balayant la crasse huileuse. Elle se ferma aux palabres sans fond de la lare, savourant ce contact de longues minutes. Oh, elle n’était pas méchante. Néanmoins, elle répondait à toutes les attentes de ses maîtres, que ce soit pour la cuisine ou écarter les cuisses. Le problème, c’était qu’elle aimait ça.
Blanche ferma les yeux, mâchoires serrées. Si elle avait été une lare normale, elle n’aurait pas eu tous ces problèmes. Lucifer ne se serait pas amusé en l’abaissant au rang de soubrette après sa mort, pour ensuite la forcer à partager sa couche. Bon sang. Hors du Château du Déchu, elle pouvait facilement faire la sourde oreille aux souvenirs, mais ici, elle devenait très vite pétrie d’une haine venimeuse.
-Donne-moi le savon, ordonna-t-elle à Bianca.
Cette dernière s’exécuta sans broncher, tout en continuant son babillage, cette fois-ci sur les affaires du château. Les affaires… Oui, comme elle le pensait, son départ avec Silke avait déclenché une série de catastrophes, vite étouffées par la réalité de la guerre civile.
-Lucifer est parti au front, ajouta Bianca en lui donnant une tenue de servante. Satan tente de prendre les Contrefort du Tourment, alors ils sont partis les affronter. Selon le rumeurs, il envisagerait de faire participer les Bourreaux à la guerre.
-Les Bourreaux ? Mais ils sont censés appliquer les sentences de la Justice des Enfers, pas jouer les soldats au front !
Bianca haussa les épaules.
-Satan est coupable de dissension avec guerre civile. Ou quelque chose du genre, je n'ai pas tout compris.
Donc, légalement, les Bourreaux pouvaient attaquer. Bon sang… Elle avait bien fait de sortir Silke du château, avant le gros des affrontements.
-J’ai quelque chose à faire, Bianca, déclara-t-elle en finissant de nouer son tablier blanc. A plus tard.
-Quoi ? Non, attends, je ne t’ai pas…
En ouvrant une autre porte, Blanche crut pouvoir sortir… Mais tomba nez à nez avec le regard gris d'un démon, de fort mauvaise augure. Pour elle, surtout.
-Blanche la Lare, fit Moloch, glacial. Tu es en état d’arrestation, jusqu’au retour de Lucifer. Après, ton Maître décidera de ta punition.
*
Barbatos se trouvait en fâcheuse posture. Face contre terre, un talon planté entre ses omoplates, il se demandait comment il en était arrivé là. Après avoir été assommé par une créature aussi grosse qu’un char d’assaut, il s'était réveillé attaché à un arbre, seul. Ses liens défaits sans grande difficulté, il était reparti à l’assaut de cette petite garce de Hell Ferguson.
Sauf qu’elle venait de le mettre à terre, avec l’aide d’un gars colossalement grand et musclé. Lui, un ange, certes déchu, venait de se faire terrasser par une bande de gamins pré pubères de l’Invisible.
-Ton arrogance est ta plus grande faiblesse, sale angelot, cracha Hell, en enfonçant plus profondément son talon entre ses omoplates.
-Mon arrogance !? S’exclama-t-il en cherchant à se redresser.
-Oui, ton arrogance.
Un coup, assené par l’autre type lui fit avaler de la terre. Bon. Il commençait à en avoir ras le bol. Après tout, il pouvait bien la tuer, non ? Alastor n’en ferait pas tout un plat. Surtout s’il n’en savait rien.
-Je hais les anges dans ton genre. Tu n’es qu’une petite frappe qui ne sait rien de la souffrance de ceux...
Il aurait parié sur un « d’ici-bas », mais une sonnerie retentit dans la calme forêt. Ça, c’était Al qui lui envoyait un énième message de rappel. Ce démon était d’une impatience, c’était incroyable. A côté de lui, le Créateur faisait office d’un saint. La bonne blague.
-Vous permettez que je regarde ? Ça pourrait être important.
Pour toute réponse, il eut droit à un grognement, suivit d’une petite main dans les poches de son pantalon.
-On ne sait jamais, Fergus, lança-t-elle à son collègue. Si des renforts doivent arriver, autant être au courant.
Elle trouva enfin l’appareil, qu’elle dégagea en lui éraflant la peau du ventre au passage. Bon. Comment allait-il la tailler en pièce ? Il devait se méfier, car avec Excalibur en sa possession, la petite garce pouvait se montrer redoutable. Sans compter l’autre nigaud à la force de taureau.
Il s’apprêtait à laisser exploser toute sa fureur, quand une autre fissura le sol sur lequel il se tenait. Une seconde plus tard, l’écran de son téléphone apparut devant ses yeux, d’une clarté exemplaire. Dessus défilait alternativement le message d’Alastor, surnommé « Problème en Exil », et la photo d’une jeune femme, avec un bonnet de soubrette. Jolie. Ses yeux verts transperçaient l’objectif, en dépit de leur absence d’expression. Le message, lui, disait : « Rentre tout de suite. Nous avons un problème avec cette fille ».
-La connais-tu ? gronda Hell, une main sur sa nuque pour l’empêcher de se relever, alors même que son genou écrasait sa colonne vertébrale.
-En quoi ça vous regarde ?
Il se retrouva en une fraction de seconde sur le dos, avec cette fois-ci le dénommé Fergus dans sa ligne de mire. Il avait l'air fort peu aimable. Voir même bien décidé à le tailler en pièce. Bah, ce n'était pas le seul dans le monde à vouloir sa peau.
-Je te conseil de nous dire ce que tu sais, déchu. Tout de suite.
*
La question n’était pas de savoir si Blanche était l’ennemi ou pas. Elle ne l’était pas. Il le savait, au plus profond de son âme. Il avait déjà vu ce type de regard, qu’elle arborait à chaque fois qu’elle regardait Silke. Celui d’une femme prête à tout pour protéger un être cher. Prête à affronter les chiens de l’Enfer, à abattre des harpies, à faire face à la colère du Bourreau d’Exil. Et à se faire attraper par les monstrueux Cabires, pour se retrouver de nouveau sous la férule de Lucifer.
Elle avait promis à Silke de revenir. Ce qui impliquait d'avoir un plan pour revenir. Or, connaissant le Justicier, Nergal savait qu’elle ne pourrait pas l'appliquer. Ou alors, pas avant des années et la perte de sa conscience. C’était la façon de procéder de Lucifer. Quand on lui déplaisait, il nous détruisait complètement.
Preuve était l’asservissement post-mortem de Blanche. Il ne savait pas à quelle famille guerrière elle avait appartenu, mais ils avaient dû être féroce, pour que ses traits de caractères supplantent ceux des lares.
En connaissance de cause, Nergal ne pouvait pas la laisser là-bas. Il ne pouvait pas la laisser seule. Mais pour autant, il n’avait pas l’intention de se lancer à l’aveugle dans cette entreprise. En plusieurs siècles, le Château du Déchu avait forcement changé, avec des codes et des dirigeants différents.
Il avait besoin de savoir certaines choses.
Et la harpie en avait parfaitement conscience.
Accroupit devant la créature, il l’observa pleurer, glacial.
-Parle, harpie, gronda-t-il. Qui t’a envoyé en Exil ?
Elle couina une parole inintelligible. En réponse, Nergal prit l’un des couteaux courbes sur la table, faisant délibérément siffler la lame sur le rebord en fer. Elle sursauta, ce qui la fit se balancer au bout de sa corde. Ses ailes abîmées traînaient sur le sol, dans une flaque de sang séché.
-Réponds.
-Moloch ! C’est Moloch !
Le démon fonça les sourcils. Moloch ? Ce croqueur d’enfants faisait certes partie du conseil infernal, sous le régime de Satan, mais quelle était sa nouvelle fonction, sous le joug de Belzébuth ?
-C’est le nouveau chef de la police infernal, sanglota la harpie, ses larmes roulant le long de son front. Il a pris ta place, Seigneur Nergal, sur la demande de Lucifer.
Moloch et l’ange déchu, marchant de concert ? Par tous les démons de l’Enfer… Il devait absolument sortir Blanche de là !
-Le Justicier est au front pour affronter Satan… C’est le Seigneur Moloch qui nous a envoyé, pour récupérer les filles.
-« Les » filles ? Je croyais que vous vouliez uniquement Silke…
Elle ouvrit de grands yeux terrorisés.
-Ne prononcez pas son nom ! Elle vous tuera si vous le faites !
Nergal fronça les sourcils, en jouant avec la lame de torture. Silke ? Le tuer ? Allons bon... Cette gamine ne semblait pas même capable de soulever une épée. Elle pouvait mordre, mais pas le tuer.
-Quand est-il de Blanche ?
-La lare insoumise est le jouet de notre Maître Lucifer… Par pitié, relâches-moi…. Je voulais juste…
-Ramener de innocentes entre les mains du Déchu ? railla le démon. Y vois-tu un appel à la clémence ?
La harpie retourna à ses sanglots. Nergal, lui, avait du mal à contenir sa fureur. Les murs des cachots commençaient à trembler, difficilement protégés par les sortilèges du Hall de la Souffrance. Un jouet, hein ? De Lucifer… Pour le moment sous la garde de Moloch, dans le château du Déchu. Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration. Il était trop tard pour un interrogatoire poussé.
Son double s’évanouit des cachots. Ceux postés autour de la maison de Blanche restèrent en place, agressifs. Le dernier, sous la douche, fracassa son poing contre le mur. Le carrelage vert pomme se fissura sous ses phalanges, prêts à se détacher. Il se rua dans la chambre, encore trempé, pour faire ses bagages.
Une serviette en travers des hanches, il montra les dents en découvrant Alastor, affalé sur son lit, un cigare au bec. Le Bourreau lui fit un salut de la main, apparemment satisfait de le surprendre.
-Bon, voilà ce que je t’ai préparé, fit-il en sortant un sac de derrière le lit. Un anneau d’invisibilité, avec un heaume d’effroi pour foutre la frousse aux habitants du château, quelques dagues magiques qui empoisonnent tes adversaires, oh, et aussi un deuxième anneau d’invisibilité pour Blanche, si tu parviens à lui mettre la main dessus. Plus quelques grenades magiques. On ne sait jamais.
Nergal ouvrit le sac, constata l’arsenal fournit par son ami. Il y avait de quoi faire un siège.
-Pourquoi ? demanda-t-il en fixant les yeux de vipères du Bourreau.
-Hé ! Je suis peut être un sale con, mais tu es mon ami.
Il lissa son costume du plat de la main, en se redressant souplement.
-Maintenant, va chercher ta dulcinée. Si tu as un problème, tu appelles. Pas de blague, Nergal. On voudrait éviter de faire une grosse intervention avec ce climat de guerre infernale, mais à la moindre anicroche, à la moindre présence de ce piaf de Lucifer, on rapplique. D’accord ?
-Tu me crois incapable de gérer ?
Al ricana en soufflant un nuage de fumée.
-Ta sale tronche est un constant rappel de la dangerosité de Luci, mon pote.
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