Chapitre 2 : Fayote en Porcelaine
Blanche se donna une heure de repos. Allongée sur le lit, les yeux grands ouverts dans la nuit, elle ne cessait de tourner les derniers événements dans son esprit, cherchant la moindre faille pouvant les conduire à leur mort, Silke et elle. Outre l’histoire qu’elle allait devoir servir au chef d’Exil, il n’y avait plus aucun risque. Alastor avait l’air d’être une peau de vache, mais Nergal l’inquiétait beaucoup plus. Elle avait entendu des rumeurs à son sujet, comme quoi il serait le second du village. Cela impliquait bien souvent de s’occuper du sale boulot.
Soudain une sourde inquiétude s’empara d’elle. Plongeant la main dans la poche de son napperon ravagé, elle en tira une montre à gousset. Par tous les dieux, faites que… Elle poussa un profond soupir de soulagement. Elle fonctionnait toujours. Le petit « tic-tac » la rassura un instant, avant de lui glacer le sang.
-Maudit truc, marmonna-t-elle en la remettant à sa place.
Sur le bord du lit, elle tendit l’oreille. Il devait être cinq heures du matin, désormais. Dans le salon, Svenn dormait superficiellement, son souffle régulier entrecoupé de silences absolus. Il réagissait au moindre bruit suspect. Ce jeune homme était sans conteste dangereux.
Bien. Il était temps d’user de ses dons de servante.
Blanche observa attentivement la pièce, à la recherche des objets les plus exposés. Le lustre, non… Toute l’électricité aurait sauté, et la télévision du garde était toujours branchée. La chaise… Ha ! De petites tasses en porcelaines encadraient une théière, prêtent à l'emploi. Voilà qui allait lui servir.
Installée à la table, elle posa ses mains sur la minuscule hanse de la tasse, délicatement ourlée de doré. Elle n’eut ni besoin de fermer les yeux pour se concentrer, ni de se tendre de façon inexplicablement embarrassante. Elle avait vu plusieurs sorcières se mettre nues au cour de leurs rituels. Comment elles en étaient arrivées là, elle ne comprenait pas.
En tous cas, la tasse remua à son contact. Une seconde, elle tressauta. Puis deux grands yeux peints s’ouvrirent sur le monde, suivis d’une bouche boudeuse, de deux bras et deux jambes. Blanche ne put s’empêcher de grimacer, face à l’allure ridicule de son pouvoir. Normalement, il servait à faire le ménage, ou à ranger la cuisine à sa place. Mais contrairement à ses congénères décérébrés, elle avait trouvé une meilleure utilisation à l’animation des objets.
La tasse lui adressa un coup d’œil irrité, sa main minuscule crispée sur sa petite cuillère.
-Tu as vu l’heure qu’il est ? Tu ne pouvais pas me laisser tranquille, sale harpie ?
Allons bon. La voilà tombée sur une tasse caractérielle. Et dire que les esthètes prétendaient la porcelaine toute douce…
-Si tu tiens à ta hanse, parle-moi autrement.
La chose eut un mouvement de recul, horrifiée.
-Depuis quand les lares menacent leur création ? haleta-t-elle. Au fait, je m’appelle Teddy.
-Tu es plutôt bien placé, ici, Teddy, sourit Blanche. Avant de finir dans la maison d’accueil, tu devais faire partie d’un de ces fameux services de classe, utilisés par le chef d’Exil.
La tasse fit des ronds du pied, sur le dessus de la table, visiblement gênée.
-Heu… En fait, j’ai été racheté il y a trois jours. Mon prédécesseur a été détruit par un assassin démoniaque en colère.
-Et mince, grommela-t-elle. Une idée de qui pourrait me parler ?
-Ouais, râla Teddy. Miriam est au courant de tout ce qui se passe. Elle a bien roulé sa bosse, ici.
Blanche se renversa sur sa chaise, fatiguée. Finalement, elle n’aurait peut-être pas dû user de son pouvoir, après une fuite, une attaque, et des soins aussi violents que ladite attaque.
-Miriam est…
-La théière.
Évidemment. Cette dernière, ornée de délicates fleures dorées, ouvrit deux grands yeux de chaque côté de son bec, son couvercle tressautant dans un hoquet. A elle, nuls membres n’apparurent, signe d’un affaiblissement dangereux de Blanche. Elle devait se reposer...
-Miriam, pour vous servir, maîtresse lare, se présenta la théière. Puis-je vous servir un breuvage digne de votre élégance ?
Ok. Elle, elle en avait vu d’autres. Elle était peut être la bonne porcelaine à qui parler.
-Miriam, j’aurais besoin de ton aide. Pour protéger quelqu’un, j’ai besoin de savoir quelques petites choses sur les chefs d’Exil.
-Alastor et Nergal ? roucoula-t-elle en se dandinant sur son socle. Ces démons sont des anges ! Ils ont un passé plutôt violent, mais ils font des choses biens pour les habitants d’Exil. Que voulez-vous savoir, maîtresse lare ?
-Fayote.
La remarque venait de Teddy, dont la petite cuillère était plantée dans la table, telle une épée. Blanche roula des yeux exaspérés. Heureusement, la théière se chargea de lui régler verbalement son compte.
-Tu devrais savoir où est ta place, Teddy. Pour quiconque est animé, elle est au pied de son lare. Sale arriviste.
-Avoue, tu ne supportes pas que j’ai remplacé George ! explosa la tasse.
-Oh, les gars, stop !
-Ta place n’est pas dans ce service à thé ! cria Miriame, son couvercle commençant à tressauter sous la pression de la vapeur.
-Tu devras t’y faire, sale marâtre ! Parce que c’est moi, que l’on a choisi ! Moi et moi seul !
*
Nergal dormait à poings fermés. En fait, il avait à peine eut le temps de rejoindre son lit, avant de s’effondrer. Ils allaient devoir engager des effectifs. Ces tours de gardes devenaient épuisants, et les enchaîner après une journée à former les jeunes était de trop.
Aussi était-il enfoui sous quatre épaisseurs de couvertures –il avait toujours froid, la nuit-, quand son téléphone sonna. Avec un grognement, il sortit un bras de son antre, attrapa l’appareil sur sa table de nuit. Sur l’écran s’affichait la sale tête de Svenn, avec en dessous un petit téléphone vert qui s’affolait à chaque sonnerie. Il avait dormi moins d’une heure. Bon sang…
-Je vais t’arracher la tête, grogna-t-il en décrochant.
-J’ai préféré t’appeler, Alastor m’aurait vraiment arraché la tête.
Ouais. Réveiller le démon deux fois dans la même nuit, ça pouvait être fatal pour le responsable. Ce n'était pas étonnant que sa mauvaise réputation ait dépassé les frontières du village.
-Tu as intérêt à ce que ce soit important, Svenn.
-Je ne sais pas… C’est plutôt bizarre… Tu devrais venir, et vite. Tu n’as pas un double, dans le coin ?
-Désolé, mais pour une fois, j’essayais vraiment de dormir.
-Heu, je…
-Crache le morceau, bon sang !
Il y eut un profond silence. Marqué d’une certaine hésitation. Nergal poussa un grognement du fond de son lit. Il n'y arriverait jamais.
-Blanche parle à une théière.
Le démon en resta presque coi.
-Pardon ? fut tout ce qu’il trouva à dire.
-Non, à vrai dire, elle se dispute avec la théière.
-Heu…
-Et la théière lui répond, Nergal.
Il fut à la maison d’accueil en deux minutes, top chrono. Svenn ne haussa même pas un sourcil à sa moitié de tenue, ni à ses cheveux en bataille. Il se contenta de désigner la porte entrouverte, d’où s’échappaient des exclamations étouffées. Ce qu’il découvrit en poussant le battant fut la chose la plus étrange qu'il ait jamais vu. Et pourtant, il avait vu pas mal de choses, dans sa longue, très longue existence.
Mais la vision de Blanche, tenant au-dessus de sa tête une théière rouge de colère, en train de retenir du bout du pied une tasse brandissant une cuillère sur la table, était… tout bonnement stupéfiante.
-Calme-toi, Teddy ! Vos histoires ne me concernent pas !
-Depuis mon arrivée elle me harcèle, pour me faire me suicider !
-Saute de la table, sale lâche ! Je cracherai sur tes morceaux de porcelaine avec une délectation sublime !
-Miriam !
-Grosse vache !
-Teddy !
-C’est quoi ce bordel !? rugit Nergal en claquant la porte derrière lui, laissant Svenn en dehors de tout ça.
Le trio se figea. Blanche écarquilla les yeux, alors que le duo de porcelaine émettait des piaillements terrorisés. Le démon jeta la soubrette sur le lit, avant de se retrouver à quatre pattes au-dessus d’elle, le visage à quelques centimètres du sien. La théière, elle, acheva rudement sa course sur la table.
-Une lare, siffla Nergal en attrapant Blanche à la gorge. Je ne t’aurais jamais cru capable d’utiliser le mobilier pour obtenir des informations sur nous.
Ses grands yeux verts le fusillaient de leur fureur, elle se tortillait sous lui, cherchant en vain à se libérer. Mmh, ses seins se balançaient en cadence, signe flagrant d’une absence de soutien-gorge…
-Rassure-toi, ils étaient trop occupés à se disputer pour dire quoi que ce soit, démon.
Le dandinement s’arrêta, juste avant qu’il ne sente une pointe sur ses bijoux de famille.
-Dégage d’au-dessus de moi.
Cela lui arracha un sourire d'amusement. Ha, la soubrette sortait les griffes... Elle ne devait donc pas savoir qui il était, pour faire une telle erreur.
-Que sais-tu de moi, petite Blanche ?
-Uniquement que tu es un démon du nom de Nergal.
Il pencha la tête de côté. Il aimait bien la voir en colère. Elle paressait… Être une vraie tigresse, sous son calme aspect. La dague qui titillait ses testicules ne bronchait même pas.
-Alors, je vais t’aider. Je suis Nergal, ancien chef de la police des Enfers, espion de Belzébuth et bras droit du Justicier Lucifer.
Il sut qu’elle connaissait sa réputation, à l’instant où elle tourna la tête sur le côté, livide. A la recherche d'une autre personne. Dommage, le danger venait d’au-dessus.
*
Le bras de Blanche fut désarmé sans hésitation, avant d’être ramené rudement au-dessus de sa tête, suivit de l’autre. Cambrée sous l’effet de la position, elle retint son juron en apercevant Nergal, accroupit sur la tête de lit, appuyé sur ses poignets. Il lui adressa un grand sourire mutin. Le deuxième Nergal, lui, s’assit à califourchon sur elle, satisfait de ne plus avoir de menace directe sur ses testicules.
Bon sang. Démon duplicateur, traître à la couronne démoniaque depuis des siècles. Elle n’aurait jamais cru qu’il était le Nergal d’Exil. Ce qui voulait dire que le pire était à envisager. Alastor devait être le vrai. L’ancien Bourreau des Enfers. Le responsable de toute cette histoire.
-Bien. Il est évident que tu n’auras pas le dessus, fit le démon, bras croisés sur son puissant torse. Alors parle. Pourquoi une lare se trouve-elle ici, à interroger une vulgaire tasse et une théière…
-Nous n’avons rien de vulgaire, malotru !
Il adressa un regard méchant au duo de porcelaine. Si cela avait été possible, ils auraient rentré la tête dans leurs épaules.
-… avec une donzelle richissime dans les pattes ?
-Laissez Silke en dehors de tout ça.
-Oh, non, ma belle, rit Nergal. Ce n’est pas comme ça que ça marche.
Il planta ses poings de chaque côté de sa tête, tandis que son double lui retenait toujours les poignets. Ça, c’était une situation inattendue, et fichtrement embarrassante. Ses quatre cicatrices semblaient rougies sur sa peau pâle, ses cheveux en bataille retombant vers elle. Elle n’aurait jamais dû piquer un fard en le voyant si prés. Surtout après avoir menacé ses testicules.
-J’ai la sécurité des habitants d’Exil à cœur, Blanche. Je n’hésiterai pas à t’éliminer si toi, et la greluche d’à côté, êtes des ennemis. Ou si vous nous en apportez.
Elle ferma les yeux. Prit une profonde inspiration.
-Silke était une candidate au sacrifice sur l’autel du Roi.
-Fiancée ou proie ?
-Proie. Elle allait être dévorée par le Roi des Démons, Nergal. Je ne pouvais pas laisser faire ça. Je me devais d’intervenir. Or, vous étiez son seul salut.
Dans le silence, elle rouvrit les paupières. Le démon l’observait attentivement, cherchant la moindre trace de mensonge dans son histoire. Finalement, il se redressa, toujours à califourchon sur elle, la laissant respirer plus librement. Elle ne s’en priva pas, d’ailleurs.
-Je veux bien te croire. Mais pourquoi une lare prendrait-elle tant de risques, Blanche ? En aucun cas tu ne peux être de son sang.
Oui. Une lare n’avait rien à faire avec les êtres de l’Invisible. Humains ramenés d’entre les morts, ils étaient rattachés à leur maison, qu’ils servaient éternellement. Ils n’étaient que des servants, dont les pouvoirs se déclaraient uniquement pour accélérer les travaux ménagers, la confection de robes, la cuisine. Blanche n’était pas réellement une exception à la règle. Pas du tout, en fait.
-Je connaissais sa mère, finit-elle par dire, en fixant le plafond. Elle m’a supplié de la sauver.
*
Le lendemain matin, Silke eut une très mauvaise surprise. Elle ouvrit les yeux en devinant une présence à ses cotés. Pour se faire arracher sa couverture douillette une seconde plus tard, par un géant caractériel. En costume.
-Debout, fillette ! fit Alastor, d’aussi charmante humeur que la veille. Tu as l’insigne honneur de faire partie d’Exil, alors bouge tes fesses et sors de là.
Elle cligna des paupières en ramenant ses jambes sous elle, à l’abri de sa robe. Le démon ne chercha même pas à discuter. Il avait déjà rejoint le salon de la maison d’accueil, où des bruits de conversations raisonnaient. Silke bondit sur ses pieds, ses longs cheveux blonds retombant autour d’elle à l’image de sa robe. Impeccable, comme sous le joug de quelque sortilège. Pieds nus, elle rejoignit la masse de personnes rassemblés dans la petite pièce. A son apparition, un torrent d’exclamations ébranla les fondations.
-Bienvenue dans la famille, ma petite Silke ! cria la nymphe en la serrant dans ses bras à l’étouffer.
-Je suis heureuse de voir une nouvelle jeune fille, fit une autre femme, d’une beauté à couper le souffle. Je m’appelle Holly Damon. Bienvenue.
Les congratulations s’enchaînèrent avec un troupeau d’hommes, à la mine de guerriers. Affolée, Silke chercha du regard Blanche. Où était-elle ? Elle avait fait quelque chose. La situation n’avait pas pu changer du tout au tout, juste d’un claquement de doigt. Un mur de muscles l’encadrait, l’empêchant de voir quoi que ce soit. Bon sang, non…
-Silke.
Une main se glissa dans la sienne, l’apaisant instantanément. En se tournant vers sa servante, vêtue d’un simple jean et d’un t-shirt, elle poussa un soupir de soulagement. Et se demanda ce qu’elle avait bien pu leur raconter.
-Tout va bien, fit-elle en lui passant une main dans les cheveux. Ils comprennent ta situation, et ont accepté de faire de toi un membre d’Exil.
-Et toi ?
-Elle aussi, déclara Alastor, cassant. Vu la position dans laquelle elle s’est mise, sortir d’ici reviendrait à signer son arrêt de mort. Je déteste qu’on me force la main.
-Désolé de t’avoir raconté la vérité, lança Nergal, un verre de soda à la main.
-Toi, ne la ramène pas ! Tu aurais dû me réveiller, cette nuit !
-Pour me faire arracher la tête ? Hé, j’y tiens, moi.
-Vu ta tronche, tu ne devrais pas.
-Quoi !?
-Ne faites pas attention à eux, intervint Cassandra. Silke, tu vas commencer ta vie ici, alors nous avons décidé de te faire intégrer l’école d’Exil.
Hein ? Une école ? Elle cligna des paupières, ce qui fit glousser la nymphe gothique. Une école… En quoi ça consistait, au juste ?
-Tu commences dans deux heures. Holly Damon est l’institutrice, ici. Les cours de défenses sont donnés par les gardes d’Exil. En général, c’est Nergal qui s’en charge. Quel est ton niveau d’instruction ?
Aucun. Mince, elle ne pouvait pas dire ça… A son affolement visible, Cassandra hocha la tête. Puis elle lui désigna cette tête de pioche de loup-garou, affalé devant la télévision, en compagnie d’un elfe et d’un démon du feu.
-Svenn va te conduire chez moi. Il te montrera ma penderie, tu peux te servir en vêtements. Nous avons à peu près les mêmes mensurations.
-Et Blanche ? Elle ne peut pas suivre l’école, elle n’a plus l’âge.
La lare lui fit un grand sourire.
-Je n’ai pas beaucoup dormi, cette nuit. Je vais en profiter pour me reposer un peu. Allez, va, Silke. Ta nouvelle vie t’attend.
Ta nouvelle vie… Ma nouvelle vie… songea-t-elle en se tournant vers Svenn. Elle avait du mal à s’y faire. Après tout ce qu’elle avait vécu, tout ce qu’elle avait vu, il était difficile de se croire libre. Même cette liberté surveillée, au sein d’Exil était… Divin.
En sentant le poids d’un regard sur lui, Svenn se tourna vers Silke. Son regard d’un noir d’encre lui fit fronçer les sourcils. Bon sang, il n’avait pas bien vu, hier soir, mais… Ses cheveux étaient aussi blonds que ceux d’un ange, ses yeux aussi noirs que l’âme de Lucifer. Avec un visage de fée et un corps de nymphe. Absolument superbe.
Quand il se porta à sa hauteur, il lui sourit gentiment. Il espérait qu'elle se sentirait à l'aise, dans ce nouvel environnement.
-Pff… soupira-t-elle d’un air dégoûté. Pourquoi on me refile le boulet de service…
Oh la vache. Sous ses airs de petit ange, elle s’annonçait être une vraie peste.
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