Chapitre 17 : La Fossoyeuse du Déchu

Silke s’était attendue à atterrir dans le château du Déchu. Pas dans un campement militaire, au milieu de la campagne enflammée des Enfers. Certes, la « tente », où on l’avait enchaîné était luxueuse. Véritable labyrinthe de toiles, elle comportait un lit, une table couverte de cartes, un portant garnit d’armes et un mannequin alourdit par une armure noire. Elle ne souffrait même pas de la chaleur de la plaine, connue pour ses vents violents et ses éruptions de lave intermittentes.

De là à croire qu’il y avait des sortilèges d’emprisonnement…

En plus de cela, on l’avait de nouveau affublé d’une de ces robes virginales, bordée de volutes d’or. Bon sang. Elle aurait dû prévoir l'arrivée Rika. Sa sœur était un toutou à la solde de Lucifer, totalement conditionné pour être un Bourreau. Tout comme elle… Si elle n’avait pas subi ces horreurs, elle ne se serait jamais posée de questions, pas plus que Rika. Et sans Blanche, elle n’aurait jamais réalisé de la possibilité d'une autre vie. Que sa réalité n’était pas « normale ». Dire qu’une morte lui avait ouvert les yeux…

Le rideau d’entrée, brodé de deux ailes noires, s’écarta soudain.

Une vague de froid percuta Silke, plus écœurante encore que dans ses souvenirs. En croisant les yeux d’or du nouveau venu, elle regretta de ne pas s’être écorchée, ni même défigurée dans sa fuite. Il était toujours égal à lui-même : un sourire froid, de longs cheveux bruns, un menton aussi imberbe que le reste de son corps. Sans sa beauté, tout serait vil chez lui.

Nombreuses étaient les femmes à s'en apercevoir trop tard.

-Lucifer, lança-t-elle, moqueuse. J’avais presque oublié le visage efféminé des anges.

Cela lui valut un sourire d’une froideur sans borne, un éclat de cruauté animant ses iris dorés.

-Ta langue bien pendue t’a déjà joué de mauvais tours, Silke. Alors, que penses-tu que ta fugue va te valoir ?

Elle ne se départit pas de son air moqueur. Elle jouait souvent à ce genre de jeux, avec le Déchu. Même si elle le regrettait toujours.

-Je ne sais pas… Quelques coups de fouets ?

En un éclair, Lucifer fut sur elle. Elle n’eut pas le temps de reculer. Enchaînée au sol, elle ne poussa aucun gémissement quand il lui tordit le cou selon un angle inconfortable, ses mains enserrant ses cheveux blonds. De tout son corps musculeux, il la surplombait, se complaisant dans ce jeu de domination.

-Tu es une arme précieuse, Silke. Je n’apprécie guère tes écarts de conduite.

-Je suis de retour. Pas besoin d’en faire tout un plat.

-Tu crois pouvoir t’en sortir aussi facilement ? souffla-t-il contre ses lèvres. Me connaissant, tu crois vraiment qu’un « je suis de retour » me suffira ?

Elle fixa le plafond, son sang se glaçant dans ses veines, sans que rien ne transparaisse sur ses traits. La carapace. N’était-ce pas la clé de la survie ? Une carapace de froideur, de cruauté et de supériorité. Si vous laissiez la moindre faiblesse transparaître, il s'abattrait sur vous tel un fauve, pour vous dévorer.

-Non. Cela ne te suffira pas. Tu voudras voir mon sang. De quelque façon que ce soit.

Il émit un sifflement approbateur, avant de l’embrasser. Sachant que toute résistance rendrait la chose pire, elle entrouvrit les lèvres, cédant le passage à sa langue inquisitrice. Et bien malgré elle, elle répondit à son baiser. C’était certainement cela, le pire. En dépit de toute sa haine, de toute sa peur, de toute la souffrance à venir, elle éprouvait toujours du plaisir à son contact.

Les dieux la pardonneraient-elle ?

Elle resterait souillée à jamais.

Un toussotement fit s’arrêter le Déchu. Avec un sifflement d’avertissement à l’importun, il releva la tête, laissant s’abattre sur Silke les affres de la honte. Pire encore : elle croisa le regard de Rika, debout sur le seuil, d’un calme épouvantable.

-Seigneur. L’armée est prête.

-Mmh… Parfait.

Rappelé à son devoir, Lucifer se redressa, non sans un coup d’œil pour Silke. Elle y lut une promesse qui lui aurait donné la nausée, si elle n’y avait pas été habituée.

-Tenez-vous prête, Némésis. Nous allons avoir besoin de vous contre les rebelles de Satan.

Quand il sortit, Silke réprima un soupir de soulagement. En grande partie parce que sa sœur venait de s’agenouiller devant elle. Rika avait toujours été belle. D’un roux incendiaire, elle portait un pantalon noir à lanière faisant un outrage à ses belles jambes, son ventre dévoilé par un débardeur en lambeaux. Le seul signe prouvant leur parenté était leurs yeux. D’un noir insondable. La marque des Némésis.

-Quoi ? cracha-t-elle, agacée par cette inspection silencieuse.

Sans un mot, Rika tira une dague, dissimulée dans un fourreau dans ses reins. Translucide, elle paressait être faite de verre. Posée sur une table, elle serait passée pour invisible, tant elle était propre. Silke contempla l’arme, puis sa sœur, sans comprendre. Toujours muette, elle la fourra dans sa main, puis tourna les talons.

La jeune femme sentit une boule de reconnaissance se former dans sa gorge. En dépit de tout, Rika lui offrait une alternative à cette vie d'esclave : la liberté dans la mort.

*

La mauvaise humeur de Nergal grimpa en flèche face à son lit. Penser, maintenant, à tout ce qu’il avait fait entre les draps avec Blanche, ne servait en rien à le calmer. Ni même une douche froide, vu qu’ils avaient aussi monopolisé la salle de bain!

Il redescendit donc les marches quatre par quatre, cherchant un exécutoire à sa colère. La seule solution, ç’aurait été de se battre. Or, nul n’en avait besoin pour le moment. De fait, il avait l’impression d’être une bombe à retardement. D’ailleurs, quand on toqua à sa porte, il éructa un « entrez ! » furieux.

-Nergal ! s’exclama Blanche, en déboulant dans son salon.

Oh purée! Il ne l’avait pas vu venir, celle là !

-Blanche ? Mais qu’est-ce que tu fiches ici!?

Ils venaient à peine de se quitter, et d’après leur échange, il avait cru ne pas la revoir avant un petit moment. Néanmoins, elle était clairement en colère, ce qui lui rappela la sienne.

-Tu tombes bien, j’avais quelques questions à te poser. Cette Rika. Je la connais, c’est la fossoyeuse du château du Déchu. Tu as de sérieuses explications à me donner.

-Sans blague ? railla-t-elle en plaquant sur son torse un morceau de papier, le frappant au passage. Lis-ça.

-Pourquoi ?

-Lis !

Non mais quel caractère. Il défroissa la sorte de lettre, qu’il parcourut rapidement. Avant de la relire, plus lentement cette fois-ci.

« Blanche,

Lucifer est arrivé au château, je n’ai eu d’autre choix que d’intervenir plus tôt. Je dois mener Silke à la Plaine de la Lave, où un affrontement entre les troupes de Belzébuth et de Satan ne va pas tarder à éclater. Profite-en pour la récupérer. »

Après une troisième lecture, il fixa Blanche, l’esprit en ébullition. Elle attendait le plus calmement possible, l’air grave.

-D’où vient cette lettre ?

-Svenn l’a trouvé sur mon lit. Rika a dû la laisser là pendant l’attaque.

-La fossoyeuse, qui est une Némésis ennemie. Mais encore ?

Blanche roula des yeux exaspérés, avant de se résigner. Elle n’avait plus le choix, et cela le mettait en joie de la voir ainsi au pied du mur. Il allait enfin avoir le fin mot de cette histoire.

-Très bien. C’est Rika qui nous a aidé à nous évader, avec Silke, tout comme elle l’a fait quand tu es venu nous chercher. Elle fait son possible pour nous sortir de là. Malheureusement, nous savions que Lucifer, ou Moloch, allait l’envoyer chercher Silke. Si elle refusait, elle risquait de faire sauter sa couverture, ce qui lui aurait coûté la vie, voir pire. Mais elle ne devait pas intervenir si tôt !

Ok. C’était une explication suffisamment folle pour tenir la route. Avec Blanche, rien n’était simple. Néanmoins, il croisa les bras, la contemplant d’un air sévère. Cela la fit grimacer.

-Rika doit encore officier en tant que Bourreau. Elle veut régler des choses, mais elle ne voulait pas laisser sa sœur là-bas. Nous avons donc convenu que je l’emmène ici, puis qu’elle m’aide à m’évader avec ma dépouille pour me libérer de Lucifer. Après quoi, elle devait enlever Silke d’Exil, avant que je ne retourne la chercher, la dédouanant au passage de toute complicité.

Elle reprit son souffle, les joues rougies. Nergal en profita pour en placer une.

-Comment peux-tu lui faire confiance ?

-Je t’avais dit avoir été envoyée par la mère de Silke. Je t’ai menti.

-Sans blague ?

-C'était Rika. Elle m’a demandé de sauver sa sœur. Et crois-moi. Quand cette Némésis là est de ton coté, mieux vaut y rester.

*

Par bonheur, Alastor intercepta Svenn, avant qu’il n’atteigne les portes défoncées par la foldingue. Armé de pieds en cape, le jeune loup avait tout du guerrier implacable. Sans son incapacité à se transformer, il n’aurait rien eu à craindre de ses ennemis. Dans quelques années, son entraînement avec lui le rendrait redoutable.

Mais la réalité était ce qu’elle était. Il ne pouvait pas prendre sa forme alternative, et le Bourreau était imbattable.

-L’extérieur est dangereux pour toi.

Svenn se tourna vers lui, nullement surpris de le croiser à l’ombre des décombres. Par contre, il avisa son accoutrement, son haussement de sourcil trahissant une pointe d’étonnement. Pour une fois, Alastor avait troqué ses costumes d’humains, pour arborer sa tenue de guerrier. Un bras articulé de cuir recouvrait tout son bras gauche, du bout de ses ongles jusqu’à la base de sa nuque. L’autre restait découvert, mais ses jambes étaient recouvertes de protège-tibias et des protections de cuisses. Son débardeur de cuir était gravé de runes protectrices, tandis qu’à ses pieds trônait son heaume de combat. Deux cornes de démon ornaient le front. Une fois coiffé de cela, il devait être impressionnant.

-Je le sais, répondit le jeune loup. Mais Silke a besoin d’aide.

-Nous le savons.

Assise dos à dos avec Alastor, Cassandra jeta un coup d’œil à Svenn. Elle aussi avait changé de style vestimentaire. Adieu la gothique, bienvenue la guerrière, en pantalon renforcé aux cuisses, aux tibias et aux genoux, en corsage souple pour faciliter les mouvements.

-Si vous le savez, qu’est-ce que vous fichez là ?

-Nous attendons les retardataires.

Il sursauta. Ferguson se trouvait dans l’ombre, confortablement installé contre un morceau de rocher. Sa sœur tournait en rond dans son coin, harnachée pour la guerre.

-On tient les paris ? Dans dix minutes, le couple terrible arrive en courant.

Svenn serra les dents. Le Bourreau ne le laisserait pas passer, il le savait. Pourtant, il avait une furieuse envie de partir sur-le-champ. Savoir Silke entre les mains de Lucifer le rendait malade. Après tout ce qu’elle lui avait confié à demi-mots, la sensation de dégoût qui avait suinté de ses paroles, il craignait le pire pour elle.

Les poings crispés, il leva les yeux vers la lune. Elle était plus puissante que lui. Pourtant, elle avait besoin d’aide. Il espérait pouvoir la lui fournir.

*

Ils avaient mis des heures à le sortir du fond de l’océan. Quand, enfin, Barbatos atteignit la terre ferme, ses ailes étaient trempées, son beau plumage abîmé par le sel. Ses poignets étaient en sang d’avoir forcé pour se libérer des menottes, et ses pieds étaient recouverts d’égratignures, à cause du béton qu’ils avaient brisé à coups de poings.

En constatant les dégâts, l’ange eut une pensée : Hell Ferguson allait regretter cela. Après quoi il récupérerait Excalibur, et Alastor pourrait renflouer les caisses d’Exil. Depuis le temps, les comptes devaient être dans le rouge.

Personne n'avait besoin d'une visite du banquier.

-Désolé, mes poulets, mais le devoir m’appelle, lança-t-il aux trois anges, affalés sur le sable fin des plages bretonnes.

-Tu t’en vas sans nous remercier ? cracha l’un d’eux.

Décidément, même les chouchous des dieux avaient mauvaise mine, après un séjour au fond de l’eau. Cela le fit ricaner.

-Je ne vois pas pourquoi je vous remercierais. Dans tous les cas, je ne serais pas mort.

-Toujours aussi désagréable.

-Oh, allez, trêves d’âneries de femmelette angélique, les gars. Soit vous me dites pourquoi vous êtes là, soit je retourne à mes occupations. Vous en dites quoi ?

-On en dit que c’est la guerre entre les démons, Barbatos. Et que tu as un rôle à y jouer.

L’ange déchu fixa les trois emplumés échoués sur la plage, l’air dégouté. Bon sang. Ils savaient ruiner une journée déjà mal engagée.

-C’est ton dernier espoir de regagner les cieux, insista le plus pâle d’entre eux. Tu n’auras pas de seconde chance.

-C’est déjà ma cinquième, ricana Barbatos. Prends-moi pour un niais, mais je sens venir le coup fourré. Explique-moi tout en détail, que je vois où le bas-blesse.

*

Les affrontements étaient sur le point de commencer. Silke le sentait dans l’air, à cette aura de mort, de peur, de courage et d’attente qui planait. Or, c’était mauvais signe pour elle. Cela impliquait le retour immédiat de Lucifer sous la tente.

Elle tournait et retournait la dague de verre entre ses doigts, en dépit de la douleur de ses poignets. Les menottes commençaient à entamer sa peau. Elle regarda le lit, juste à côté. En fait, elle n’avait aucune intention de se suicider. Son esprit combatif s’insurgeait à cette simple idée, preuve qu’elle n’était pas complètement gourde. Après tout ce qu’elle avait découvert de l’autre côté des barreaux, elle n’avait aucune intention de s’arrêter de vivre.

Une nouvelle fois, l’arme fit une pirouette, pour atterrir dans sa paume. Pourquoi Rika lui avait-elle confié ce truc ? De toutes les Némésis, elle était la plus ambitieuse. Alors, pourquoi l’aider ? Rika avait piétiné bien d’autres personnes pour parvenir à ses fins, mettant en valeur l’esprit belliqueux de leur race.

Que lui valait cette différence ?

Un changement dans l’atmosphère lui fit relever brusquement la tête. Lucifer arrivait. Elle posa la dague à côté du lit, sans trop s’en faire. Vu sa transparence, il ne la verrait jamais. Il serait bien trop accaparé par autre chose.

Quand il arriva au cœur de la tente, elle était calmement assise sur le sol, sa robe virginale étalée autour d’elle. Ses yeux jaunes la fixèrent froidement, alors qu’il se débarrassait de sa chemise ample. C’était toujours ainsi. Avec elle ou avec d’autres, le Déchu avait toujours besoin de sexe avant un affrontement.

Sans un mot, il s’agenouilla devant elle, la prit sans douceur par la nuque. Son baiser fut aussi froid et brûlant que le précèdent, dominateur à l'instar de tous ses actes. Et comme chaque fois, colère et honte se mêlèrent en elle, son traître de corps s'enflammant malgré tout.

-Tu es bien raide, aujourd’hui, railla Lucifer en lui laissant reprendre son souffle. Une petite contrariété, Némésis ?

-Dois-je vraiment mentionner ce qui m’irrite ? fit-elle en levant entre eux ses poignets entravés.

Le cœur battant, elle le vit caresser les menottes. Le sang commençait à couler sur ses avants-bras. Cela parut lui plaire. En une seconde, elle se retrouva renversée sur le dos, les mains hautes au-dessus de sa tête, cette position aggravant ses coupures. Il s'installa entre ses cuisses, lui arrachant un gémissement involontaire. Ses chausses étaient déformées par son érection. Il prit de nouveau ses lèvres, retroussa sa robe de sa main libre. Tremblante d’un plaisir dégoûtant, Silke ferma les yeux lorsque sa bouche descendit vers ses seins.

Si seulement ses pouvoirs lui avaient été d’une quelconque utilité… Mais Lucifer était un être intelligent. Aucune des Némésis ne pourrait jamais lever le petit doigt contre lui. Entre ses bras, elle était une vulgaire femme sans défense, dominée par un mâle qu'elle désirait malgré elle.

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