Chapitre 13 : Pari Guerrier

Blanche observait le démon, sans se cacher.

Debout, à surveiller les mouvements des sbires de Moloch en contre-bas, Nergal ne paressait pas blessé. Il se tenait droit, les muscles contractés dans l’anticipation du combat. S’il souffrait physiquement, il n’en laissait rien paraître. En revanche, une rage féroce avait fait surface en lui, lui faisant regretter ses questions. Certaines plaies ne devraient jamais être rouvertes. Par mégarde, elle avait attisé sa douleur.

Elle s’en voulait de l’avoir mis dans cet état, surtout qu’elle ne pouvait pas partager sa peine. Morte avant d’enfanter, elle ne connaissait pas les joies de la maternité.

Pourtant, elle glissa sa main dans la sienne, timidement. Nergal sursauta à son contact. Il baissa les yeux sur leurs doigts enlacés, comme intrigué.

-Tu sais, tu es étrange, Blanche.

-Parce que je suis déjà morte ?

-Non, gloussa-t-il en lui déposant un chaste baisé sur les lèvres. Parce que tu es toi.

Il glissa ses doigts dans ses cheveux, l’embrassa une nouvelle fois. Un peu surprise, elle hésita, avant d’entrouvrir doucement les lèvres. Quand il glissa la langue à la rencontre de la sienne, elle oublia le danger à proximité, oublia tout son inquiétude. Pour la première fois, il y avait quelque chose de doux dans leur étreinte, une émotion qu’elle ne connaissait pas. Si agréable qu’elle sentit les lames perler au coin de ses yeux.

-Ha ! s’exclama-t-elle en le repoussant brusquement, le visage détourné.

-Heu…

-Je ne pleure jamais, Nergal ! Ce n’est pas maintenant que ça va commencer !

-Je… Quoi ? Tu pleures ? Mais pourquoi !?

Elle le fusilla d’un regard embrumé, furieuse. Il ne pouvait pas comprendre. Si les vannes s’ouvraient maintenant, elle allait se transformer en une de ces pleureuses grecques !

-Je…

-Nous n'avons pas le temps pour les querelles amoureuses, cingla le timbre glacial d’Alastor.

Nergal fronça les sourcils à l’intention de Blanche, avant de se tourner vers son ami. Vêtu d’un costume, ce dernier semblait sortir tout droit d’une réunion d’affaire. Il aurait pu paraître humain, si ses yeux rougeoyants n’avaient pas fait écho au ciel infernal. Derrière lui, Cassandra, chose rare, était apparemment d’une humeur massacrante. Dans son corsage de cuir noir, sa jupe et ses bottes garnies de quelques clous, elle paressait moins nymphe que démone.

-Tu n’étais pas en train de dormir ? s’étonna Nergal.

-Nan. Je te signale que j’ai beaucoup de sujets d’insomnies, ces derniers temps.

-Ça va, Blanche ? s’enquit Cass. Oh non… Tu pleures ?

La lare blêmit, en sentant le regard des deux hommes dardés sur elle. Nergal ne semblait toujours pas comprendre, tandis qu’Alastor affichait un air narquois. Cassandra, elle, vint l’enlacer, sa propre colère envolée.

-Je n’ai pas besoin de réconfort ! explosa-t-elle, les joues encore mouillées de ses larmes. Je refuse de pleurer, ce n’est pas le moment, nous avons autre chose à faire !

La nymphe gloussa en la relâchant. Furieuse, Blanche alla se camper sur le sommet de la colline, pour désigner les sbires de Moloch, amassés devant la porte.

-Vous êtes probablement venu en fendant le voile entre les Enfers et la Terre, mais nous, on a besoin de ça ! Nergal se vide de son sang !

-De toute façon, j’ai besoin de me défouler, ricana Alastor.

Il claqua négligemment des doigts, les yeux rivés sur les adversaires démoniaques. Dans une volute de fumée noire apparut une énorme hache à double tranchant, qu’il rattrapa au vol. Blanche déglutit nerveusement, alors qu'il la faisait tournoyer dans sa poigne. C'était vrai. Il était le Bourreau. Un être capable d’exécuter n’importe quelle créature de l’invisible.

-Tu vas encore râler, si tu taches ton costume, fit Cassandra.

-Je te pari que je les liquide sans me salir.

-Pari tenu.

En les regardant dévaler la pente avec des cris de guerre, Blanche sentit ses épaules s’affaisser. Depuis quand les nymphes étaient-elles avides de sang ? Et pourquoi était-elle si fatiguée, tout à coup ?

-C’est bon, non, de pouvoir compter sur les autres ?

Nergal lui adressa un clin d’œil, arme au poing. Avec son caractère de preux chevalier, il était capable de lui demander de rester en arrière. Surtout avec sa crise de larmes…

-Bon, ramène tes fesses. On ne va pas faire tout le travail.

Un point pour lui. C’était le caractère d’un preux chevalier démoniaque.

*

Svenn aurait longtemps culpabilisé de ne pas avoir accompagné Alastor et Cassandra, en Enfer, s’il ne s’était pas retrouvé face à un problème majeur. La nuit était longue, très longue, surtout pour quelqu’un enchaînant les rencontres improbables ou désagréables.

Par exemple, après les guerriers de brumes et Faith, le voilà nez à nez avec Stefan, le père de la vampirette. Ce fou furieux décidé à lui en vouloir pour tout et n’importe quoi.

-Je ne me répéterai pas, louveteau, siffla le vampire. Donne-moi la fille.

Oh, pour une fois, il n’en avait pas après lui, mais après sa protégée. Endormie à l’étage, Silke était relativement en sécurité. Car il n’avait aucune intention de la laisser partir avec Stefan.

-Chercherais-tu à profiter de l’absence d’Alastor ? demanda-t-il calmement.

-Cette chienne était bien une espionne. J’en ai la preuve.

-Dans ce cas, soumets-la au Bourreau, dès son retour.

-Tu oses me tenir tête, loup ?

Campé dans l’embrasure de la porte, il croisa les bras, faisant jouer par mégarde ses biceps. Stefan avait peut-être l’habitude de lui mettre des raclées, cela ne l’empêcherait pas de tenir parole envers Nergal. Il protégerait Silke, quoi qu’il arrive.

-Oserais-tu porter atteinte à une protégée d’Exil ?

Chose rare, Stefan se passa une main fébrile sur le visage. Ses crocs dardaient sur sa lèvre inférieure, preuve d’une nervosité proche de l’agressivité. Il n’avait encore jamais vu le si puissant vampire ainsi.

-Tu ne comprends pas. Nous avons un problème.

-Silke n’est pas une espionne. Tu le…

Svenn s’arrêta brusquement. Une jeune femme rousse remontait l’allée pavée, d’un pas carrément menaçant. Un homme colossal l’escortait, le visage aussi impénétrable que celui de sa compagne était crispé par la colère.

-Dame Ferguson, cingla Stefan, sa contenance retrouvée. Je vous ai demandé de m’attendre dans le Hall de la Souffrance.

Ferguson ? Le loup fronça les sourcils, sa mémoire entrant en action. Il avait déjà entendu ce nom. Mais il ne savait ni où, ni dans quel contexte. Néanmoins, il tirait une sonnette d'alarme dans son esprit.

-Ce que tu m’as demandé m’importe peu, vampire. Tu as affirmé avoir la fille ici. J’exige de la voir.

Instinctivement, Svenn posa la main sur le pommeau de son épée, glissée à sa ceinture. Cette femme ne lui inspirait pas confiance. Elle paressait bouillir d’une colère féroce, prête à exploser à la moindre contrariété. Or, il s’apprêtait à lui en apporter une grande.

-Je suis en charge de sa sécurité, gronda-t-il. En l’absence du maître d’Exil, je suis le seul à décider de qui peut la voir.

-Quoi !? rugit Stefan. Tu oses bafouer mon autorité !? Je te rappelles que je suis l’un des fondateurs du village !

-Je ne suis pas d’humeur à attendre.

La rousse tira son épée, un feu incendiaire au fond des yeux.

-Recule, loup, ou meurs.

*

La hache du Bourreau fendait l’air, tranchant les têtes avec une assurance meurtrière. Néanmoins, ni Cassandra, ni Nergal n’avaient à pâlir en comparaison. Ils faisaient un véritable carnage parmi les gardiens de la porte, laissant à peine quelques démons à Blanche.

En dépit de l’animation de la statue de Lucifer, la lare usait toujours de son pouvoir. Se battant telle une danseuse, elle glissait sous la garde des soldats, pour animer leurs armures d’un simple touché, ou retourner leur lame contre leur propre gorge. Les tissus broyaient les torses, l’acier fendait les chairs, réduisant les démons à l’état de chiffe molle sur le sol noirâtre.

-Blanche, baisse-toi !

Au cri, elle se jeta à genoux. Une épée siffla au-dessus de sa tête, pour se ficher entre les côtes d’une sorte de monstre à trois bras. Elle eut juste le temps de rouler sur le côté, pour ne pas être écrasée par sa masse.

-Alors, petit soldat, on se laisse surprendre ? railla Nergal en lui tendant la main.

-Tu sais ce qu’il te dit, le petit soldat ?

-Qu’il m’est terriblement reconnaissant ?

Elle attrapa sa main, un sourire mutin aux lèvres.

-Qu’il te remerciera dûment en temps voulu.

Les yeux du démon pétillèrent, et quand il la remit sur pied, il lui décocha un baiser furtif sur le front. De manière inexplicable, elle piqua un fard. Ce dont il ne s’aperçut pas, car Alastor plantait sa hache à leurs cotés, dans un râle fort peu encourageant. Le combat était fini.

-Ça se bécote, et ça nous laisse tout le travail. Cass, on devrait porter plainte.

-Arrête. Ils sont mignons comme tout ! Ça me rappelles mes premiers amours, ajouta-t-elle avec un air rêveur.

Le Bourreau lui décocha un coup d’œil furieux, qui n'échappa à Blanche. Il croisa son un air interrogateur, ce qui lui valut un discret doigt d’honneur. D’accord… Au moins savait-elle à quoi s'en tenir.

-Bon, il est temps de rentrer, les enfants, fit Nergal, une main autour de la taille de Blanche, l’autre sur son torse douloureux.

-Tu as raison, ajouta la nymphe. Ma machine à laver a dû finir, je n’ai aucune envie que mon linge se froisse.

*

Le coup envoya le jeune loup valser à travers la maison. Il percuta un mur, qui céda sous la violente poussée. Son atterrissage cul-par-dessus tête, dans la cuisine, lui rappela vaguement sa rencontre avec Silke.

Il se remit sur pieds d’un bond. Il commençait à avoir l’habitude de ce type de vol plané avec obstacle. En revanche, il ne s'était pas attendu à voir le colosse de Hell Ferguson juste à côté de lui, prêt à lui fracasser le crâne de son énorme poing.

Svenn l’évita de justesse, en profita pour lui décocher un coup dans le sternum. Cela fit ni chaud ni froid à l’homme, qui braqua sur lui son regard orangé. Le jeune loup eut alors un très, très mauvais pressentiment.

Il allait se prendre la raclée du siècle.

Un revers lui fissura la mâchoire, l’envoyant au passage contre le rebord de la cheminée. Il y rebondit rudement, retomba à quatre pattes par terre. Il se serait fait probablement écrasé si, mue par une volonté de fer, il ne s’était pas relevé d’un bond… Pour se ruer dans les escaliers.

Il les grimpa quatre par quatre, se précipita dans le couloir, le monstre à la poigne d’acier au bas des marches. Silke sursauta dans son lit quand il ouvrit violemment la porte. Elle n’eut pas le temps de protester, en pyjama à têtes de morts, qu’il la soulevait par la taille.

-Désolé, pas le temps de t’expliquer ! s’exclama-t-il.

La seconde suivante, il sautait par la fenêtre, la jeune fille jetée sur son épaule, ses pieds nus gigotant sous son nez. Elle lui laboura la fesse gauche tout le temps de la chute, avec un cri strident surprenant. Il atterrit juste à côté de Stefan, le choc coupant le souffle de Silke. La foldingue rousse était prête à tailler en pièce le vampire.

Ni une, ni deux, Svenn prit ses jambes à son cou.

Il devait absolument sortir d’Exil, se plonger dans la population humaine à quelques kilomètres de là, afin d’empêcher le fou furieux de l’attaquer. La peur de révéler l'Invisible aux yeux de l'humanité était plus forte que tout. Souvent, en tous cas.

Le loup négociait un virage serré, dans une ruelle minuscule séparant deux maisons d’Exil, lorsqu’il s’aperçut qu’il marchait sur un tapis de brume. Oh oh…

-N’invoque pas tes guerriers ! s’exclama-t-il en lui frappant d’un coup sec les fesses.

-Aïe ! Non mais ça va pas !? Nous nous faisons agresser, je pourrais facilement…

-Que ce soit facile ou non, tu as promis à Blanche de te tenir à carreau ! Alors laisse-moi gérer !

Elle lui mordit le flanc à pleines dents en signe de contestation. Son juron retentit haut et fort, fendant le calme du village. Le colosse l’entendit, car il rattrapa Svenn à l’entrée d’Exil. Ce dernier poussa une pointe vitesse, talonné, priant pour que ses jambes le portent jusqu’à sa destination…

-Il nous arrive dessus ! hurla Silke.

Son espoir aurait été enterré, s’il n’avait aperçu des silhouettes, plus loin en contre-bas. Non de…

-Nergal ! rugit-il. Alastor !

Les deux démons levèrent aussitôt la tête. Il aurait pu entendre leurs chapelet d’insultes, si d’autres, féminines, n’avaient pas retentit dans son dos. Silke et son langage châtié. Les deux patrons d’Exil se ruèrent à sa rencontre, épée et hache à la main, leur peau déjà couverte de sang séché.

-Stop ! tonna Alastor, en barrant la route au colosse.

Réfugié derrière les guerriers multicentenaires, Svenn se retourna, sans pour autant lâcher Silke. Le géant s’arrêta avec une grâce étonnante pour sa taille, suivit de la rousse survoltée. Si elle était déjà là, il n’osait imaginer l’état de Stefan.

-Qui êtes-vous, pour oser souiller les terres d’Exil de votre présence ? siffla Alastor.

La tête de sa hache posée sur le sol, une main sur le bout du manche, il était d’une élégance menaçante, en dépit de son costume d’humain. Nergal, lui, avait tout du guerrier démoniaque. D’ailleurs, il commençait déjà à se dupliquer, formant un barrage protecteur pour Silke.

-Je me nomme Hell Ferguson, cracha la rousse. J’exige que vous me remettiez la fille !

Silence.

-Tu exiges ? susurra Al. Tu exiges que je te livre une réfugiée, une personne sous ma protection ? A qui crois-tu parler, petite femme ?

-Et toi, vipère ? Serais-tu assez stupide pour ignorer le nom des Ferguson ?

Absorbé par la joute, Svenn oublia de poser Silke par terre. Elle eut beau lui tapoter le dos, il ne sentit rien. Ferguson… Ça commençait à lui revenir. Il s’agissait du plus puissant clan de métamorphes de tout l’Invisible. Unique en son genre.

Car aucun de leur totem ne correspondait à un animal du monde des humains.

-Bon, je vois que tu n’es pas ouverte à la conversation, gronda Alastor. Une chance que tu ne sois pas le chef de ton clan.

La rousse se rembrunit, ce qui fit sourire le colosse derrière elle. Les bras croisés, il était fort calme. Rien à avoir avec la violence dont il venait de faire preuve. Un schizophrène ?

-Il me semble qu’il y ait un malentendu. Selon toute vraisemblance, vous ne voulez aucun mal à notre sœur. Notre attaque ne correspond qu’à une tentative désespérée de notre part pour la récupérer.

-Fergus !

-Silence, Hell.

Alastor prit le temps de détailler son adversaire. Puis il fit signe à Svenn. Le loup sortit de sa torpeur, et posa Silke à terre. La jeune fille se massa l’estomac avec une grimace,sous le regard dubitatif des Ferguson.

-Il doit y avoir méprise. Cette jeune femme n’est pas notre sœur.

-Tu m’en diras tant, ricana le Bourreau. Alors qu’est-ce qui vous a fait croire qu’elle se trouvait en Exil ?

-Ça, face de serpent ! cingla Hell en tirant un portable de sous son armure.

Elle lui jeta l’appareil. En apercevant lui aussi la photo, Svenn grimaça. Silke fronça les sourcils. Et Nergal, lui, devint carrément livide.

-Blanche ? C’est Blanche que vous cherchez ?

-Je suis le seul à me demander pourquoi ils ont le portable de Barbatos ? fit Alastor.

-Vous l’avez donc bien vu !? s’exclamèrent les Ferguson. Par tous les dieux, dites-nous où elle se trouve ! Nous cherchons notre sœur depuis des siècles !

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