Chapitre 11 : Evasion et Complications

Blanche n'eut pas le loisir de s'insurger, car ils négocièrent un virage serré entre plusieurs lares affolées. Ils s’enfoncèrent dans les quartiers des servantes, ceux-là même qu’elle avait espéré ne plus jamais revoir. Les murs devinrent de plus en plus miséreux, quoique parfaitement propres. Puis ils débouchèrent dans l’immense cuisine du château, désertée à cause du conflit, un peu plus loin.

Haletante, Blanche rentra dans Nergal quand il s’arrêta net. Elle rebondit sur ses larges épaules, pour tomber sur les fesses. Elle avait les jambes coupées, en dépit de l’adrénaline brûlant ses veines.

-Nous devons repartir rapidement, fit Nergal. Moloch n’est pas stupide. Il va venir te chercher ici.

-Je… Heu…

Elle le fixa, n’en croyant toujours pas ses yeux. Il avait les cheveux attachés en arrière, dévoilant crûment ses cicatrices, ses yeux marrons bougeant sans cesse, à la recherche d'une menace dans la cuisine. Dans sa tenue de combat de cuir, agrémentée de pièces d’acier aux épaules et aux cuisses, il était incroyablement… Séduisant.

-Qu’est-ce que tu fais ici, Nergal ?

Il finit par croiser son regard. Empreint d’une inquiétude et d’une colère indéniable.

-Je t’ai vu tomber en morceaux, Blanche.

De façon incompréhensible, son estomac se noua. Elle avait tout fait pour lui épargner ce spectacle. Pour lui épargner de voir la destruction de son enveloppe corporelle, ramenée de force dans ces cuves d’huiles noires des Cabires. La où ils refaçonnaient les corps des lares désobéissants. Que quelqu’un, surtout Nergal, ait assisté à cela lui donnait la nausée.

Le démon se passa une main dans les cheveux, les mâchoires serrées, trépignant sur place.

-Non seulement j’y ai assisté, mais en plus, j’ai appris où cela te menait. Entre les mains de qui tu retournais, souffla-t-il en posant les yeux sur elle.

Le cœur battant la chamade, Blanche eut une drôle de sensation. Elle avait chaud. Oh, certes, elle venait de courir comme une dératée, mais c’était… Étrange. Apparemment conscient de son effet, le démon s’accroupit devant elle, son beau visage marqué à hauteur du sien.

-Tu serais venu pour n’importe qui, trancha-t-elle avec un mouvement d’épaule désinvolte.

-Je suis un démon, Blanche. Je ne risque pas ma peau pour n’importe qui.

Adrénaline et émotion… C’était un cocktail explosif, surtout dans une situation aussi tendue. Prise d’un désir brutal, elle attrapa Nergal par la nuque, pour l’embrasser avec sauvagerie. En un clin d’œil, elle se retrouva allongée sur le dos, le démon la dominant de toute sa taille. Sa langue jouait un ballet effronté avec la sienne, sa main retroussait déjà sa robe de soubrette. Elle crut devenir folle quand il donna un coup de rein provocateur. Blanche plaqua les hanches contre les siennes, lorsqu'un liquide chaud coula sur son cou. Une odeur métallique envahit ses narines, faisant sauter ses prétentions sexuelles.

-Nergal !?

Le démon rompit leur baiser avec un grognement frustré, une main sur sa gorge. Une rigole de sang s’échappait d’entre ses doigts, d’une blessure surgit de nulle part.

-Les duplicatas sont à double tranchant, grommela-t-il en se relevant, à regret. Ils permettent de submerger l’ennemi, mais les coups se transmettent à tous.

-Quoi ? Tu veux dire que…

L’un de ses doubles était à moitié égorgé, là-bas dans le hall, en train de ralentir les sbires de Moloch pour la protéger, elle. Et elle se permettait bêtement de lui sauter dessus, dans une pareille situation !

-On y va.

-Quoi ? Tu étais fatiguée de…

-Tout de suite, Nergal !

*

Il n’allait pas l’avouer facilement, mais Blanche s’inquiétait pour rien. Il avait acquis de sacrés réflexes, à force d’être plusieurs au même instant. De plus, pour pallier à l’inconvénient de la multiplicité, il y avait une technique très simple : à l’instant où une arme fendait sa chaire, il faisait disparaître son double, arrêtant ainsi la blessure à son stade le plus superficiel.

Certes, il saignait un peu, mais il n’y avait pas de quoi s’affoler. Le reste de ses doubles tenaient vaillamment face à ces fous furieux. En revanche, celui qui avait tenté de stopper Moloch avait reçu un coup d’épée dans le ventre. Une longue estafilade barrait désormais le sien, dissimulée sous sa tenue de combat.

Pourtant, c’était fort agréable de voir la petite lare s’inquiéter autant pour lui. Il n’avait pas été certain de l’accueil qu’il allait recevoir. Eh bien, il était servi. Baiser, inquiétude, air buté… Cette femme était une girouette émotionnelle.

-Tu m’emmènes où ? S'enquit-il, en la voyant ouvrir la porte des cuisines.

-Nous devons récupérer quelque chose avant de partir.

-Quoi donc ?

Elle lui adressa un regard marqué du sceau « tu es stupide ou tu le fais exprès ? ».

-J’ai besoin de ma dépouille. Sinon, je serai condamnée à revenir ici éternellement.

Blanche disparut dans les jardins extérieurs. Une main sur sa gorge dégoulinante de sang, Nergal sourit. Elle arborait un petit air mutin, visiblement prête à le taquiner. Néanmoins, cela ne devait pas le distraire. Moloch devait déjà se trouver dans les quartiers des lares, à tout retourner à la recherche de sa cible. Il eut un mauvais sourire, en se remémorant la tête du démon lorsqu’il avait aperçu ses doubles. Il ne l’avait jamais porté dans son cœur, mais il n’avait sans doute jamais imaginé Nergal capable de revenir dans le château du Déchu. Pas après ce qui c'était passé.

-Dépêchons-nous, lança-t-il à la lare, en la rejoignant à l’extérieur. Ce crétin de prince se rapproche.

Les sourcils froncés par l’inquiétude, Blanche traversait le jardin, agrémenté de fleurs noires, à longues enjambées. Sa robe de soubrette soulignait sa taille, la rendant terriblement attrayante. Mince, à quoi pensait-il, lui ? Ce n’était vraiment pas le moment.

-Ce devrait être ici, marmonna-t-elle en atteignant une statue, dominant tout le jardin.

Nergal fit la grimace en la détaillant. Elle ne se trouvait pas là, à l’époque où il habitait ici. Lucifer, ses ailes de marbre déployées dans son dos, était représenté en train de lacérer le visage d’un démon aux cheveux cours, à peine vêtu d’un pagne de mendiant. Il ne fallait pas être devin le reconnaître, en train de se faire botter les fesses. Même s’il n'avait pas été aussi peu vêtu.

-Ha, c’est là ! s’exclama Blanche en tirant un sac d’entre les pieds de Lucifer.

Elle fronça aussitôt le nez, en découvrant le tissu brodé d’un doigt d’honneur squelettique. Qu’est-ce que…

-Celle-là, je te jure… Elle a toujours le mot pour rire. C’est bon, nous pouvons partir.

Ce fut au tour de Nergal de paraître surpris.

-Ton… Corps est là-dedans ?

Il considéra la petite bourse, sidéré. Et surtout, pourquoi se trouvait-elle entre les pieds de Lucifer ? Il se rappela la fossoyeuse, fort occupée. Ce n'était pas...

-Je suis morte depuis plus de mille ans, mon chou, railla Blanche. Il n’y a là-dedans que mon crane intact et la poussière de mes autres os. Plus pratique pour le transport.

-Oh… Effectivement, personne n’a précisé dans quel état devait être ta dépouille…

-Exac…

Elle ne put finir sa phrase, qu’un rugissement de fureur vint interrompre. Posté à la porte des cuisines, Moloch les avait repéré, écumant presque de rage. Apparemment, le voile d’invisibilité ne lui faisait pas grand effet.

-Le baiser nous a peut-être fait perdre du temps, couina Blanche, le sac serré contre elle.

Ni une ni deux, Nergal fit disparaître tous ses doubles, occupés à retenir les sbires au cœur du château, pour en créer une dizaine entre lui et Moloch. Le Prince du Pays des Larmes hurla de nouveau de rage en fonçant dans le tas. Oh oh. Ce démon était un véritable rouleau compresseur, quand il était dans cet état !

Nergal attrapa Blanche par le bras, au moment même où elle effleurait la statue du bout du doigt. Il la prit en poids, s’étonnant une nouvelle fois de son extrême légèreté, pour partir à toute allure. Il sentit dans son sternum le coup reçut par une de ses formes, qui lui coupa presque le souffle. Pour autant, il ne s’arrêta pas. Pas plus lorsque Moloch émit un couinement surpris.

-Ha ! s’exclama Blanche en regardant par-dessus son épaule. Prends-toi ça dans les dents!

Cette fois-ci, il jeta un coup d’œil. Poussa un grognement en reportant son attention sur les escaliers de remparts, qu’il grimpait quatre à quatre. Blanche avait eu le temps d’animer la statue de Lucifer et de lui, géants de pierre fermement décidés à massacrer le prince démoniaque.

-Tu as d’autres tours de ce genre ?

-Si je voulais, je pourrais animer le château entier, ricana-t-elle. Mais je tomberai dans le coma pour une bonne semaine.

Il ne demanda pas comment elle savait cela. Vu son tempérament, elle avait certainement fait des tests, à ses risques et périls. Ce qui lui valut une admiration étonnée de la part de Nergal. Bon sang, cette femme avait plus de courage que lui ! Elle avait dû être effroyable, de son vivant, avant d’atterrir dans le monde de soumission des lares !

Les remparts donnaient directement sur le deuxième cercle de protection du château. En dessous, il aperçut le cimetière, avec ses rangées de tombes noirâtres. Sur les chemins de ronde, il pouvait déjà voir les démons s’activer, alertés par le remue-ménage dans le château du Déchu.

-Nergal, tu n’auras pas de seconde chance.

De quoi parlait-elle ? Il n’eut pas le temps de poser la question. Une violente explosion fit sauter la porte des deuxièmes remparts, affolant tous les gardes. La déflagration fut assez violente pour faire trembler les pierres sous ses pieds, manquant le faire tomber. Non de… Blanche avait un allié dans la place, c’était certain ! Aussi kamikaze qu’elle !

-Saute !

Et il sauta, atterrissant avec une souplesse de chat au milieu des tombes. Il repartit au pas de course, s’inquiétant du combat derrière lui. Moloch n’en menait pas large, entre ses doubles et les statues animées, mais déjà les sbires arrivaient à la rescousse. Il allait devoir laisser les répliques de pierre se débrouiller seules.

A peine eut-il pensé cela qu’une flèche se planta dans l’épaule de l'un de ses duplicatas, une seconde dans son mollet. Il poussa un cri de rage en trébuchant, maintenant son équilibre in-extremis. Blanche s’agrippa à lui, surprise, sans lâcher son sac.

-Nergal ? Ça va ? Qu’est-ce qui se passe !?

-Sortons, grommela-t-il.

-Pose-moi par terre, bon sang !

Comme elle s’agitait, il fut contraint de s’exécuter. Il eut mortellement honte de devoir s’appuyer sur elle pour avancer plus vite, pourtant, le choix ne lui appartenait plus. Une troisième flèche venait de transpercer l'aine d'un autre, le contraignant à les faire tous disparaître. Ses blessures, elles, dégoulinaient de sang sous sa tenue, le cuisant férocement. Son mollet endommagé lui posait le plus de problème.

Ils atteignirent la porte éventrée, quelques minutes plus tard. Les démons, affolés, couraient en tout sens, appelant Moloch et une femme à l’aide, dénommée Rika. Ils devaient absolument partir avant leur arrivé. Nergal, en unique exemplaire désormais, ne pouvait plus voir la progression du prince. Cela le rendait nerveux.

Protégés par les anneaux d’invisibilité, ils atteignirent enfin l’extérieur, sans être inquiétés. Ils purent même remonter le chemin, pour disparaître entre les rochers acérés de la région. Quand, enfin, ils firent une pause, le démon avait perdu beaucoup de sang. Il s’écroula contre un roc, le souffle court. Tout aussi épuisée, Blanche se laissa aller près de lui, haletante.

-C’était… Compliqué… souffla-t-elle laborieusement. Déshabille-toi.

-C’est bon. Je tiendrai jusqu’à notre retour à Exil.

-Oui, bien sûr. Tu as moins de sang dans tes veines que sur le sol, Nergal. Dans ton état, tu ne pourras pas fendre le linceul des Enfers pour retourner sur terre.

Elle avait raison. A contrecœur, il commença à ôter son armure, avec une grimace.

-Comment avez-vous fait pour vous évader, avec Silke ? grogna-t-il.

-Mmh, avec un peu d'aide... Oh, d’ailleurs ! Tu peux me dire ce que tu fiches ici, alors que je t’ai fait promettre de veiller sur elle ?

Là, il lui offrit un petit sourire contrit. Il ne savait même pas ce qu'il ce passait en Exil, en ce moment-même.

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