Chapitre 10 : Une Virée en Enfer
Le ciel rouge des Enfers était calme, aujourd’hui. Blanche pouvait contempler le vol disgracieux des harpies, entre les hautes tours du Château du Déchu. Depuis le temps, elle s’était lassée de ce spectacle. En se réveillant pour la première fois ici, elle avait été fasciné par le monde de l’Invisible. Elle, une ancienne humaine, ne l'avait jamais réellement touché du doigt. Désormais, elle trouvait cela banal. Oh, elle n’était pas blasée. Mais tout ce qui avait trait à cette demeure la laissait froide.
Tout comme les appartements où on l’avait enfermé.
Un nouvel affront. Elle aurait préféré croupir dans un cachot lugubre et suintant, plutôt que dans cette chambre luxueuse, puant encore les relents de Lucifer. Tout lui crachait au visage ce qu’elle avait dû accomplir post-mortem. Et tout ce qu’elle accomplirait encore, si elle ne parvenait pas à sortir de là.
Fort heureusement, quatre jours après son réveil de la cuve, elle avait retrouvé des forces. Blanche fit le tour de la pièce, songeuse. Elle était parvenue à dissimuler la faculté d’attaque de ses dons de lare à Lucifer. Les seuls à être au courant étaient les membres d’Exil.
Exil… Elle chassa aussitôt l’image de Nergal, hantant son esprit depuis quatre jours. Il n’avait rien à faire dans sa tête. Alors pourquoi revenait-il sans cesse, avec son sourire caractéristique, ses griffures traversant son visage, et sa petite fossette sur la joue ?
Elle poussa un grognement agacé, en se laissant tomber sur une chaise damassée. Bon sang. Elle savait pourquoi il la hantait. Il avait été le premier à lui faire l’amour, et non pas à la prendre. Ce qu’elle avait découvert entre ses bras l’accompagnait depuis quatre longs jours. Ainsi que son expression, à l’instant où le bras du Cabire l’avait traversé de part en part.
L’horreur absolue.
Que faisait-il, en ce moment ? Il devait certainement la prendre pour une vendue, une sans âme à la botte du Déchu. Blanche poussa un profond soupir. Elle allait avoir droit à un sacré accueil, quand elle sortirait d’ici. D’ailleurs…
Elle consulta la grande horloge. Ah. C’était bientôt l’heure de la visite de ce chien de Moloch. Le petit toutou de Lucifer avait une peur bleu d’abîmer son jouet favori.
Il allait en prendre pour son grade.
*
Nergal observa le Château du Déchu.
Il n’y était plus revenu depuis des siècles. Depuis son affrontement contre Lucifer, qui avait bien failli lui coûter sa tête. Il se dressait, noir et effroyable, sous le ciel rougeoyant des Enfers. Il avait pris le chemin le plus court pour arriver dans ce sous-monde, à peine séparé du territoire des humains par un voile d’effroi. Pour le traverser, il était nécessaire de passer par une porte. Ou connaître les arcanes de passage, afin de fendre ce voile. En tant qu’ancien chef de la police infernal, il aurait été malheureux qu'il n’en ait pas connaissance.
-Tant de souvenirs, murmura-t-il en remontant le chemin pavé de pierres noires.
Autour de lui, la végétation désertique des Enfers bruissait sous un vent chaud. Certains disaient que ses siècles sous les ordres de Lucifer avaient été ses heures de gloire. Tout le monde le connaissait, tout le monde le respectait. Notamment pour parvenir à gérer non seulement le Justicier, mais également le Bourreau. A l’époque, Nergal avait dû travailler avec les deux, dont la haine mutuelle était tout sauf cordiale. Lucifer aurait aussi voulu exécuter ses victimes. Mais la politique de Satan laissait cet honneur, dans les affaires officielles, à Alastor. Tant de rancœur, pour si peu de choses.
Son anneau d’invisibilité autour du doigt, il fonça droit vers le poste de garde. Malheureusement, s’il se dédoublait maintenant, la bague n’en ferait pas autant. Il était condamné à rester unique, au moins jusqu’à avoir retrouvé Blanche. Après quoi, il ferait le nécessaire pour la sortir de là.
Sous le ciel rouge des Enfers, il traversa les hauts remparts protégeant le château, sans la moindre anicroche. Les gardes patientaient dans leur baraquement, ou faisaient leur tour de ronde sur les chemins. Leur air somnolent était clair : l’heure d’activité ne se trouvait pas en pleine journée en Enfer, mais dans la nuit, où les plus sombres monstres remontaient à la surface.
En atteignant les jardins, peuplés d’arbres noirâtres, il s’immobilisa. Moloch, le Prince du Pays des Larmes, arrivait à grands pas, escorté de plusieurs sbires vampiriques. Mince, le sortilège d’invisibilité tenait, mais face à lui, Nergal n’était pas certain d’être protégé.
Il bondit dans une barrière de plantes épineuses –elles n’étaient pas là, lors de son dernier passage-, pour ressortir… Dans un champ de pierres tombales ? Les fenêtres des chambres, plus haut dans le château, donnaient directement sur ce qui fut jadis un terrain d’entraînement militaire. Un cimetière était tellement plus dans les goûts de Lucifer…
Le démon regarda derrière lui. Il allait devoir passer par les petits chemins, pour pouvoir atteindre les cachots. S’il était invisible, il n’était pas pour autant immatériel. Hors, franchir une haie avait tendance à laisser une piste de branches brisées.
Il décida donc de remonter le long du cimetière. Les cachots se trouvaient à l’autre bout, s’ils n’avaient pas changé de position. Blanche s'y trouverait certainement. Aux aguets, il n’avait pas fait trois mètres entre les tombes qu’un timbre râleur lui parvint.
-… Vacances en Enfer, qu’ils disaient.
Une silhouette creusait le sol du cimetière, avec des gestes secs. Nergal se rapprocha discrètement, intrigué. Oui. Il s’agissait bien d’une femme. De longs cheveux rouge sombres ramenés en une queue de cheval dégageait son visage, mais le plus choquant était ses vêtements. D’un gothique plus prononcé encore que ceux de Cassandra. De son pantalon pendaient lanières et chaînes, son t-shirt noir la faisant presque se confondre avec le mur derrière elle.
-Bande de sales hypocrites. Ils veulent juste me…
Elle s’arrêta net, leva les yeux sur lui.
-T’es qui, toi ?
Le démon lâcha un juron. Il avait craint d’être repéré par Moloch, mais certainement pas par la fossoyeuse ! La gothique le lorgna de la tête aux pieds, sourcils froncés.
-Et vous, vous êtes qui ?
-Ça te regarde ? grogna-t-elle en plantant sa pelle.
Il se demanda s’il devait l’éliminer. Elle avait l’air belliqueuse, pas dangereuse. D’ailleurs, elle fit une moue étrange en le regardant une nouvelle fois.
-Toi, tu as la tête du preux chevalier à la recherche de sa greluche en détresse.
Elle récupéra sa pelle, prête à agresser la terre à moitié retournée, avant de se raviser.
-Va dans les appartements de l’emplumé, lança-t-elle.
Finalement, elle jeta son outil par terre, pour tourner les talons. Elle disparut au détour d’un buisson, laissant le démon circonspect. Ça ressemblait fichtrement à une aide, ça. Néanmoins, pourquoi la fossoyeuse saurait-elle où trouver Blanche ?
Ce n’était pas le moment de tergiverser. Si elle avait pu voir au travers du voile de magie de l’anneau, elle était plus que ce qu’il n’y paressait. Or le temps pressait, car Moloch fonçait droit vers le château. Peut-être vers Blanche, si la gothique disait vrai.
*
Vêtue de sa fichue tenue de soubrette, Blanche caressait le dessus d’un bureau. Moloch venait de courtoisement toquer à sa porte. Dans la lumière des Enfers, tout devenait rougeoyant autour d’elle, à l’instar de ses pensées. Elle n’aurait pas de seconde chance. Soit elle réussissait, soit…
Elle préférait ne pas y penser.
-J’ai reçu un message du Justicier, fit le démon en s’asseyant sur un fauteuil de bois des marais. Il est heureux de te savoir de retour.
Ils se jaugèrent. Moloch avait l’assurance des puissants, tant politiquement que physiquement. Il l’observait tel un chat une souris, ravi à la perspective de la terroriser. Elle lui sourit calmement. Il ne savait pas ce qui l’attendait.
-Il veut également savoir où tu as caché Silke.
Le silence fut sa réponse. Moloch poussa un grognement agacé, las de sa rébellion. Il n’avait pas l’habitude d’une résistance de la part de ses sous-fifres.
-Ne m’oblige pas à employer la force, Blanche. Lucifer m’a autorisé à tout te faire, si la situation l’exigeait.
Le démon se leva, pour la toiser de toute sa hauteur, menaçant. Évidemment. Silke était trop précieuse, pour être abandonnée si facilement. Elle savait trop de choses pour quitter le giron démoniaque. Elle était trop dangereuse, aussi.
-Va te faire voir, Moloch.
Son coup de genoux dans les parties le prit totalement au dépourvu. Plié en deux sous l’effet d’une universelle douleur masculine, il lâcha une bordée de juron à faire rougir Satan. Appliquant son plan à la lettre, Blanche le repoussa d’une manchette au menton, de bas en haut, le projetant droit sur le fauteuil. Les bras en bois de ce dernier s’enroulèrent autour de son torse, à l’instant même où le lustre de mauvais augure tranchait sa ficelle. Ses pointes à bougies dénudées transpercèrent le poitrail de Moloch, dans un écœurant bruit d’os brisés.
Blanche prit tout juste le temps de happer la vie artificielle des objets, avant de s’enfuir dans le couloir. Le démon l’injuria dans sa fuite, sans pour autant pouvoir l’arrêter, bloqué comme il l’était sous une centaine de kilos de lustre en acier.
Dans le couloir, trois guerriers à l’aspect reptilien se tournèrent vers elle, stupéfaits. Ni une, ni deux, elle plongea sur l’une des armures décoratives, encadrant l’entrée des appartements de Lucifer. Une lame se planta entre ses chevilles, à l’instant où les lourdes pièces prenaient vie.
-Sus à l’ennemi ! rugit le chevalier sans corps.
Sa masse d’arme fracassa le crane de l’un des démons. Blanche profita de la confusion pour éveiller la seconde panoplie militaire, avant de foncer dans le couloir. Les deux derniers démons luttèrent contre leurs adversaires, incapables de la prendre en chasse. A peine avait-elle atteint les escaliers monumentaux, donnant sur le hall d’entrée du château, qu’un rugissement de rage fit trembler le bâtiment. Moloch c'était libéré. S'il lui mettait la main dessus maintenant, elle mourrait une seconde fois.
Interpellés par le cri de leur supérieur, les démons de passages se tournèrent tous vers elle. Ils reconnurent aussitôt le jouet de Lucifer. Aucun n’eut de doute sur la colère du Prince du Pays des Larmes, ni aucune velléité à l’aggraver.
Lorsqu'ils fondirent sur elle, Blanche crut que tout était perdu. Elle n’avait aucune arme sous la main, ni aucun objet létal à mettre en mouvement. C’était la…
-Besoin d’un coup de main, petite lare ?
Elle sursauta en percevant le timbre bas, menaçant, dans son dos. Et manqua avoir une crise cardiaque en voyant passer devant elle une dizaine de Nergal, armés ou non, prêts à stopper la nuée de larbins.
-Nergal ! s’écria-t-elle en s’élançant en avant, terrifiée à l’idée de le voir taillé en pièces.
-Non, murmura la voix dans son dos.
Une main attrapa la sienne, l’attira en arrière. Le sang se retira de son visage quand, autour de son poignet, elle n’aperçut rien. Alors pourquoi sentait-elle des doigts chauds contre sa peau, un souffle ardent sur sa nuque ?
-Ce n’est pas le moment de traîner, gronda la voix de Nergal.
Quelque chose força autour de son doigt, la faisant sursauter. La seconde suivante, elle s’engouffrait à son tour dans un voile d’invisibilité. Le démon lui apparut alors, tandis que ses doubles livraient combat pour la protéger. Elle n’eut pas droit au temps d’extase de rigueur, face à l’arrivée providentielle de son sauveur. Ce dernier partit en courant, l’entraînant à sa suite.
-Nergal ! Nom de… Nergal, qu’est-ce que tu fiches ici !?
-Stupide sentiment de loyauté post-coïtal.
-Pardon?
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