Chapitre 1.

Elina courait dans les bois, sautait, jouait, insouciante de la nuit qui tombait et qui recouvrait doucement la forêt d'un voile de mystère.

Ça faisait des heures que la jeune louve au pelage argenté gambadait loin des sentiers battus, chassant et poursuivant les écureuils et les lapins par simple jeu. Elle aimait particulièrement ces moments de solitude où plus personne ne lui reprochait de ne pas être la petite princesse parfaite qu'ils s'attendaient tous à voir, elle qui devrait un jour représenter la meute de son père.

Elle était dans la fleur de l'âge, vingt-trois hivers à peine, insouciante et joueuse, libre, vagabonde, c'étaient les mots pour la décrire.

Ni tout à fait femme, ni tout à fait louve, elle était ce qu'on appelait une changeline. Un être capable d'alterner à volonté entre son corps humain et son corps animal.

Elina sauta sur une feuille-morte baladée par le vent et se laissa rouler sur le dos, en reprenant en quelques secondes seulement sa forme humaine. Elle se roula dans la terre, entièrement nue, frottant son dos contre le tapis de feuilles mortes et de brindilles qui jonchait le sol de la forêt.
Sa peau à la pâleur spectrale de la lune se couvrit de terre fraiche et les brindilles l'éraflèrent, laissant de longues trainées rougeâtres sur ses hanches et dans son dos. La nudité ne l'avait jamais dérangée, tous les changelins apprenaient dès leur première transformation à ne pas avoir honte. Ils n'avaient pas le choix, lorsqu'ils redevenaient humains les vêtements n'apparaissaient pas comme par magie !

En général, ça ne les dérangeait pas, mais par respect de pudeur, il était préférable de rester sous forme animale lorsqu'on n'avait rien à dire et pas de vêtement à portée de main. Autrement, c'était aux autres de poliment détourner le regard.

Elina se releva et tendit soudainement l'oreille : on l'appelait.

Son ouïe fine de changeline était parfois une vraie plaie. Soupirant de déception, elle reprit sa forme louve et détala jusqu'au petit village isolé en maisons de bois qu'elle habitait. Leur territoire n'était pas excessivement vaste, leur meute plutôt petite et renfermée.

Ça n'avait rien d'étonnant, la guerre interespèce, qui avait opposé les différentes races de changelins plusieurs décennies avant la naissance de la jeune louve, était encore trop récente pour être oubliée. Sa meute, Hurlelouve, une des plus puissantes à l'époque, en avait énormément souffert. Désormais, elle se reconstruisait doucement, sur un territoire réduit à à peine vingt mille hectares. Et en son centre, protégé au couvert des arbres et d'une forêt peu accueillante, le village. Une vingtaine de maisons disposées en cercle autour d'une autre, beaucoup plus grande. Celle du couple alpha. La maison d'Elina. Ou du moins, l'endroit où elle dormait et mangeait.

Avec un soupir à fendre le cœur, elle reprit forme humaine sous le porche éclairé par une lampe à gaz.

Son corps n'était pas voluptueux. Elle ressemblait plus à une gamine chétive de quinze ans qu'à une jeune femme de plus de vingt hivers. La plupart du temps, elle ne s'en plaignait pas, car personne ne faisait jamais attention à une louve aussi insignifiante. Mais parfois, elle regrettait de ne pas ressembler plus à sa mère.

C'était cette dernière qui l'avait appelée. Elle l'attendait dans l'entrée, les bras croisés sur sa poitrine rebondie, un air sévère scotché sur le visage.

Elina songea avec un certain ennui qu'elle allait avoir des problèmes.

— Où as-tu passé la journée, jeune fille ? attaqua immédiatement Leanor, sa mère.

La femme à l'abondante chevelure noire se décala sur le côté pour permettre à Elina d'entrer dans la maison. La porte d'entrée donnait directement sur la salle de séjour composée de canapés installés autour d'une table basse juste en face de la cheminée en pierre. Devant cette dernière, il y avait un grand tapis de fourrure brun sale et, contre l'un des murs porteurs, se trouvait une immense armoire contenant une centaine de livres et quelques jeux de société pour passer le temps.

Sur le mur en face de la porte d'entrée, il y avait une grande ouverture qui donnait sur la cuisine, de là où elle était, Elina ne voyait qu'un bout de la grande table en bois de chêne où se réunissait la famille pour manger.

— Vous savez très bien où j'étais, mère, répondit calmement Elina à la question pleine de reproches de la femme qui lui avait donné la vie.

Elles n'avaient rien en commun. Leanor était grande avec des courbes voluptueuses, une peau pâle et d'incroyables cheveux noirs. Même après quarante ans, elle paraissait jeune, pas une ride ne venait défaire la perfection de son visage. Pas une n'aurait osé de toute manière. Elina, elle, était petite, n'avait pas beaucoup de formes, et avait les cheveux et la peau blanche comme un flocon de neige venant de s'écraser au sol. L'albinisme était un gène qui revenait de temps en temps dans leur lignée, la dernière à l'avoir eu était son arrière-grand-mère, un alpha si remarquable qu'elle avait fait monter le nom de la meute Hurlelouve au rang de légendes. Et même des décennies plus tard, on tremblait encore à l'entendre.

— Bon sang, Elina, pourquoi t'obstines-tu à désobéir à ta pauvre mère ! se lamenta faussement Leanor en refermant la porte.

— Je suis désolée, mère, je ne me sentais pas très bien, ma louve commençait à s'agiter, il fallait que je sorte.

Quel beau mensonge, songea Elina.

Sa louve. Ce n'était qu'un mot. Contrairement à la plupart des changelins, Elina n'avait pas de louve, elle était la louve. Chaque changelin avait une conscience différente de l'animal en lui. On pouvait représenter ça comme deux droites, l'un étant la conscience humaine, l'autre, la conscience animale. Il était conseillé que les deux droites soient parallèles, mais légèrement écartées l'une de l'autre. C'est-à-dire, que les deux parties soient suffisamment raccord pour aller dans la même direction tout en étant capable de faire la différence entre la raison humaine et l'instinct animal. Malheureusement, c'était plutôt rare, ce genre de cas. Elina, elle, était parallèle à sa louve, mais elle ne faisait pas la différence. Elle était la louve, tout simplement. Tellement en symbiose avec son animal qui lui arrivait parfois d'oublier qu'elle était humaine.

Sa mère secoua la tête, peu convaincue par cette excuse qu'elle lui ressortait plusieurs fois par mois.

— Va t'habiller, Elina, nous dînons avec ton père ce soir, s'il te plaît, fais des efforts, tu veux.

— Oui mère, marmonna la jeune louve en disparaissant dans l'escalier qui menait à l'étage.

Une fois hors de vue, elle soupira de soulagement. La relation avec sa mère avait toujours été un peu difficile. Leanor lui reprochait constamment de ne pas être la fille qu'elle voulait, celle qui serait belle et qui se laisserait habiller comme une poupée. Elle traversa le court couloir qui rassemblait sa chambre, celle de son frère aîné – de quelques minutes seulement –, Noah, qui avait été retransformée en chambre d'ami depuis que ce dernier s'était uni à une petite louve de la meute voisine et avait décidé de vivre dans le village pour fonder sa propre famille et la salle de bain. Elina se dirigea vers cette dernière. Elle n'était pas très grande, mais fonctionnelle. Il y avait une douche tout au fond avec l'eau courante qu'ils pompaient dans un lac sur leur territoire et un chauffe-eau qui leur permettait de prendre des douches chaudes. Un luxe que tout le monde ne pouvait pas se payer. Un des murs était couvert d'un immense miroir et juste en face il y avait un lavabo et une étagère remplis de produits en tous genres. Juste à côté, il y avait une porte qui menait au cabinet.

Elina prit une douche rapide, consciente que si elle trainait trop, sa mère allait s'impatienter et lui crier dessus. Puis elle se précipita dans sa chambre, grimaçant à la vue du tableau accroché sur le mur. C'était elle, à dix ans, en train de bouder parce qu'on l'avait obligée à s'asseoir sur un fauteuil de velours rouge pendant des heures, le temps que le peintre finisse le tableau. Elle ne comprenait pas comment ça avait atterri là, encore une fois ! Elle était pourtant persuadée de l'avoir éjecté dans le couloir !

Sa chambre n'était pas grande, mais elle s'en fichait. Il y avait un lit deux places collé contre un mur avec, juste à côté, une table de nuit avec une bougie à moitié consumée et un livre qu'elle avait commencé à lire la veille. L'histoire romancée de Cassiopée I, la première humaine à avoir posé les pieds sur Mitera, à bord d'une navette spatiale. Une boîte de fer immense qui depuis avait été démontée et reconvertie. Elina n'y croyait pas vraiment, une boîte de fer qui vole ? De la science-fiction !

Sur le mur à l'opposé du lit, il y avait une commode où elle était censée ranger ses vêtements, même si elle préférait les laisser trainer un peu partout dans la chambre. Il n'y avait qu'une fenêtre, toujours ouverte, qui donnait directement sur un grand arbre qui tendait ses grosses branches vers le ciel. L'une d'elles se trouvait juste sous sa fenêtre, c'était comme ça qu'elle échappait à la surveillance de ses parents pour aller jouer dans la forêt.

Elina sélectionna au hasard une robe bleu pâle qui lui arrivait mi-cuisse. Elle avait un joli corsage avec de fines bretelles et qui s'évasait au niveau de la taille. La jeune femme enfila ensuite une paire de ballerines assortie et coiffa à la va-vite son interminable chevelure blanche.

Elle redescendit pile à temps, Noah et Lucia venaient d'arriver. Faisant fi des convenances que sa mère désespérait de lui inculquer, elle se jeta sur son frère qui la rattrapa en riant.

— Ola ! Doucement, Lina, tu vas me faire tomber !

Elle gloussa et lui déposa un baiser sur la mâchoire, le seul endroit que sa petite taille lui permettait d'atteindre. Noah avait le même âge qu'elle, mais c'était pour ainsi dire lui qui l'avait quasiment élevée. Ça l'attristait un peu de se dire qu'il avait dû être adulte avant l'âge pour prendre soin d'elle. Son père avait toujours été trop occupé avec les affaires de la meute, et les rares signes d'amour que lui avait offert sa mère, c'était en public.

Chassant ses sombres pensées, Elina se retourna pour saluer Lucia, la compagne de son frère. La jeune femme était presque aussi petite qu'Elina et elle était soumise, mais ça n'avait jamais posé de problème, ni à Noah, ni à Elina. Il n'y avait que Leanor qui avait râlé, prétendant qu'une louve aussi faible ne pourrait jamais se confronter au combat de domination qu'exigeait le rôle de femelle alpha. Noah l'avait fait taire en prétendant renoncer au titre si sa compagne n'en était effectivement pas capable, bien qu'il ait ajouté être certain qu'elle s'en tirerait à merveille.

— Ah ! Noah, mon chou ! s'exclama Leanor, ravie, en prenant son fils dans ses bras avec amour.

Elle salua avec un peu moins d'enthousiasme Lucia, qui baissa les yeux avec respect.

— Venez vite manger, les enfants, vous savez bien que Garret a plein de choses à faire !

Avec docilité, le petit groupe s'installa autour de la table pour commencer le repas dans une joie surjouée.

Elina haïssait ce genre de repas de famille. C'était un rappel constant que leur famille n'était pas si parfaite comme essayait de faire croire aux autres Leanor. Pour commencer, il n'y avait que sa mère qui parlait, entretenant la conversation sur divers sujets futiles. Ensuite, il y avait Garret, son père et alpha, qui passait la moitié du repas sur ses fichus dossiers et l'autre moitié, il mangeait. Son visage, parcouru de rides de concentration, ne souriait jamais et ça lui donnait un air austère. Il avait aussi des cheveux entièrement blancs, mais là où ceux d'Elina étaient une tare, chez lui, c'était simplement un signe de vieillesse.

Sa famille n'avait jamais été sa priorité, comme il aimait le répéter, le bien-être de la meute passait avant celui de l'individu. Son père s'était donné corps et âme à sa meute, son travail acharné l'avait relevé de ses cendres et Elina était certaine que sans les lois humaines qui l'avaient forcé à prendre une femme, il n'aurait jamais pris Leanor pour compagne. Cette dernière l'aimait du fond du cœur, mais ça faisait longtemps que leur couple était mort.

Un silence désagréable s'étendit dans la pièce alors que Leanor n'eut plus rien à dire. On n'entendait plus que le bruit des couverts contre les assiettes en porcelaine.

Elina attendit que sa mère trouve un reproche à lui faire, chose qu'elle ne tarda pas à faire.

— Elina, ne mets pas tes coudes sur la table !

La jeune louve se tut, elle savait d'expérience qu'avec ou sans réponse, l'histoire se terminerait exactement pareille.

— Tu ne m'as toujours pas dit ce que tu as fait aujourd'hui au lieu d'étudier ta littérature, fit-elle remarquer face au silence persistant.

Cette fois-ci, ce n'était pas une question, mais elle devait fournir une réponse, alors elle dit la vérité.

— Je suis allée dans les bois et j'ai joué avec une ourse.

Sa mère s'étouffa, Lucia recracha l'eau qu'elle était en train de boire, Noah cacha un fou rire sous une quinte de toux et son père... lui lança un coup d'œil rapide.

Wow, elle avait réussi à avoir une réaction de son père, incroyable.

— Bon sang ! Elina ! Quand apprendras-tu à respecter ta pauvre mère !

La jeune femme ne répondit rien.

— Qu'ai-je fait pour mériter une fille pareille !? demanda-t-elle à personne en particulier. On dirait que tu fais tout pour m'énerver ! Est-ce que c'est comme ça que je t'ai élevée ?

De nouveau, Elina garda le silence, c'était une question rhétorique.

— Bons dieux ! Comment allons-nous faire pour te trouver un compagnon digne de ce nom si tu n'es même pas capable de te comporter comme une femme adulte !

C'en fut trop pour la jeune femme. Cette question de lui trouver un compagnon revenait fréquemment. Même si les changelins étaient très libres par rapport aux humains, qui mariaient leurs filles à tout bout de champ, sa mère semblait vouloir la caser au plus vite. À croire qu'elle voulait se débarrasser d'elle.

— Et alors, mère ? Qu'est-ce qu'on peut en avoir à faire de ce que pense un quelconque homme de moi ! Ce n'est pas comme si j'allais m'unir à la prochaine pleine lune !

Sa déclaration laissa place à un silence gêné, tel que même Garret releva la tête pour la dévisager. Elina pinça les lèvres. Elle savait très bien à quoi ils pensaient tous. Julyam, le changelin loup à qui tout le monde pensait qu'elle finirait par s'unir. Ils étaient restés quatre ans ensemble, cette relation l'avait définitivement dégoûtée des hommes.

Leanor se racla la gorge, puis elle se remit à parler de tout et de rien, la conversation était close, personne ne voulait revenir dessus.


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