38 - Une plongée dans l'obscurité
26e jour de la saison du marteau 2448
— Le moment est venu, résonna une voix grave.
Azéna ouvrit les yeux. Sa vision était floue et refusait de s'éclaircir. Deux silhouettes au loin fondaient au décor indistinct. Elle leva le regard aperçut deux sphères brillantes : les soleils jumeaux.
— Le temps est venu pour quoi ? demanda-t-elle, inquiète.
— Pour ton ultime test. Dégaine ton arme, jeune guerrière !
Cette fois, la voix était entremêlée avec une autre, celle-ci féminine. Azéna scruta les environs, mais elle n'y voyait qu'un néant pâle qui l'entourait. Elle chercha pendant ce qui semblait une éternité pour les deux inconnus en tournant en rond. Ce n'est que lorsqu'elle ferma les yeux et qu'elle les rouvrit qu'elle se retrouva dans sa chambre couchée sur son lit. Elle cligna en tentant de clarifier sa vision. Un visage familier la dévisagea.
— Qui est là ? questionna-t-elle d'une voix pâteuse.
— Folle, c'est Fayne. Allez, debout. Tu dois te préparer pour ton duel.
Azéna devint brusquement alerte comme si on l'avait frappé au visage. Elle s'assit lentement et cligna à multiples reprises pour s'assurer qu'elle ne s'imaginait pas tout cela.
— Je t'ai laissé dormir le plus longtemps possible, expliqua sa colocataire de chambre.
— Ah..., répliqua l'archère d'un air un peu confus. Merci. Heureusement, nous n'avons pas de cours aujourd'hui et demain.
Elle apprécia un moment de paresse en fixant son capteur de rêves accroché au plafond au-dessus d'elle et le remercia silencieusement pour sa protection. Elle n'avait pas été dérangée de cauchemars ; c'était devenu une occurrence assez rare depuis que Teriondil lui avait offerte. Elle se leva et se prépara pour son duel.
Une fois habillée et équipée de son armure et de ses armes, elle descendit à la salle commune accompagnée de Fayne pour y rencontrer Teriondil et Arièlla.
— Prête pour ton premier vrai combat contre un dragonnier ? questionna la Valkirel avec enthousiasme.
— Je crois que oui. Lythrana et Nymfrein sont d'excellents mentors.
— Cela ne m'étonne pas. Ils sont un peu étranges, mais ils excellent en combat et en stratégie.
Teriondil s'approcha d'Azéna et lui tendit un petit objet qui reposait maintenant dans la paume de sa main droite. À première vue, on aurait dit une gemme des plus banales, mais lorsqu'on l'observait avec attention, on pouvait aisément distinguer les subtiles gravures sur sa surface verte. La Kindirah tenta de déchiffrer les inscriptions, mais le langage lui était autant incompréhensible que familier. Elle prit la gemme délicatement et la contempla sous toutes ses facettes sous le regard comblé de Teriondil.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Un cristal de Granuk, répliqua le garçon de sa voix rêveuse. Ils sont très communs près d'où je viens. En vérité, ce n'est pas une gemme, mais plutôt les résidus de Granuk, un dragon vert qui a été transformé en pierre puis qui a été brisé en morceaux. Les gravures, certaines elfiques et d'autres draconiques, racontent une petite portion de sa vie. La gemme comme telle est tout simplement vue comme un symbole de protection et de chance. Elle n'a aucun pouvoir particulier. Du moins, c'est ce qu'on raconte. Néanmoins, j'espère qu'il t'apportera ce qu'il représente.
Absorbée par l'information qu'il venait de lui faire part, Azéna caressa le cristal de Granuk. D'après la texture rugueuse ainsi que la forme triangulaire de l'objet, elle supposa qu'il s'agissait peut-être d'un morceau d'écaille.
— Vous êtes un peuple bien étrange, dit-elle avec distraction sans quitter l'objet des yeux. Merci, Teriondil.
Elle sourit et rangea le cristal dans la poche de son uniforme. Teriondil s'inclina légèrement.
— Un simple cadeau pour une chère amie et pour la princesse de Daigorn.
Azéna fronça les sourcils.
— Je ne suis pas une princesse, Teriondil. Mon père est le seigneur-suzerain de Daigorn. Il n'est que cela : un seigneur. En plus, je suis une dragonnière à présent alors, ça n'a plus d'importance.
— Je dois avouer que je ne suis pas trop familier avec ces titres.
— Sérieux ? Ton peuple ne vous apprend pas cela ? Votre souverain est... différent, je suppose.
— À Nadalé, nous sommes tous égaux. Il n'y a pas de chefs, de rois, de maîtres. C'est bien étrange pour moi de m'adapter au fait que je dois voir certains individus comme mes supérieurs. En toute honnêteté, ça me rend un peu mal à l'aise.
— Wow, ça, c'est la vraie vie ! s'exclama Azéna avec les yeux pétillants d'intérêt. Il faut que je visite Nadalé un jour.
Il y eut un long silence et bientôt, elle se rendit compte que ça aurait été mieux si ses dernières paroles n'avaient pas été dites.
— Bon, ça suffit les formalités, se reprit-elle avec plus de sérieux. Souviens-toi que nos titres n'ont pas d'importance ici. Partons.
Lorsqu'elle passa devant les autres apprentis présents dans la salle, elle remarqua qu'ils la fixaient avec une curiosité profonde, presque inquiétante.
— Elle est équipée pour combattre alors que c'est une journée de repos, murmura l'un d'eux. Il se passe quelque chose ?
— Je ne crois pas, répliqua une fille. Enfin, ce n'est pas supposé.
En vérité, Azéna s'attendait à des questionnements de leur part, mais personne n'osa lui parler directement. Elle sentit leurs regards la suivre jusqu'au moment où elle et son groupe disparurent derrière la porte qui menait aux escaliers en colimaçon.
Ils traversèrent l'académie, prirent leur déjeuner et se rendirent jusqu'au Grand Nid où leurs dragons attendaient à l'extérieur des grottes, Lythrana, Nymfrein, Zurof et Jerya aussi.
— Prête ? questionna la jumelle en souriant avec détermination.
Azéna sourit nerveusement. Ses lèvres tremblèrent et son estomac se noua. Elle faillit vomir, mais elle se ressaisit à temps.
— Ça va aller, mentit-elle.
Lythrana lui serra les mains dans les siennes.
— Tu seras parfaite, crois-moi. Nous sommes tous là pour te soutenir.
Chaque dragonnier monta son partenaire qui prit leur envol en direction du terrain de skotar.
Durant le trajet, Azéna regarda les minces nuages blancs qui se prélassaient dans le bleu du magnifique ciel. Elle détecta un doute qui ne cessa de grandir en elle. Des images du combat dans lequel était tombé Turion submergèrent ses pensées. Son inquiétude se transforma en une peur profonde. Elle trembla à la pensée du sang, des cadavres, des entrailles répandus au sol, des corps meurtris...
— Tout va bien ? questionna Tyrath.
— Pourquoi cette question ? répliqua l'achère avec le ton le plus confiant qu'elle put adopter.
— Tu trembles, je le sens. Ne me mens pas.
— Quoi ? Excuse-moi ? Moi, tremblée ? Je ne crois pas.
Elle afficha une expression hargneuse face à ce commentaire. Lorsqu'elle sentit les yeux autoritaires du jeune dragon se poser sur elle, elle prit le soin d'éviter son regard jusqu'à ce qu'il se tourne. Elle serra sa main sur sa jambe. Son corps tremblait telle une feuille à la merci d'un ouragan.
— J'ai tout simplement froid, dit-elle avec obstination.
— Tu sais, tu peux tout me dire.
— Je sais.
Les détails du terrain de skotar grandirent rapidement sous le regard son inquiet. Bientôt, elle allait devoir se battre contre Serfantor et Shalith. De plus, ses amis allaient être témoins de ses actes qu'ils soient héroïques, honorables ou pitoyables. C'était trop tard pour craindre, trop tard pour faire demi-tour. Serfantor et Shalith les attendaient calmement au centre du terrain. Leur regard intimidant se fixa sur les nouveaux arrivés.
— Accroche-toi, avertit Tyrath. Je vais atterrir avec un peu de rigueur.
Azéna agrippa les rênes aussi fermement que possible. Ses cuisses se serrèrent par réflexe lorsque le jeune mâle referma ses ailes sur son corps et piqua vers le sol. Celui-ci poussa un rugissement bestial et atterrit violemment. L'impact créa un nuage de poussière épais qui aveugla brièvement sa cavalière. Elle retint un toussotement, ne désirant pas dévoiler une faiblesse si tôt.
— On verra si tu seras aussi confient en combat, dragonneau ! rugit une voix sombre.
Le nuage se dissipa et devant Azéna et Tyrath se tenait un dragon. Azéna aperçut un dragon aux visqueuses écailles ébène. Ce dernier était monté par un elfe gris prêt au combat. Serfantor observait Azéna avec défiance, comme sa monture le faisait à Tyrath.
— Tu verras par toi-même que je ne suis pas un faible, grogna ce dernier.
La dragonne noire était un peu plus grande que Tyrath, mais sa corpulence était si maigre qu'on avait l'impression qu'elle avait jeûné pendant des mois. On voyait clairement sa musculature ainsi que son ossature. Son abdomen était pratiquement inexistant ce qui laissait un énorme trou à la base de sa cage thoracique.
— C'est repoussant, murmura Azéna. Mais, pourquoi sont-ils tous si... horrible ?
— Le vol noir est reconnu pour cela, expliqua Tyrath en haussant son ton de voix. Ils se défendent en intimidant ou en apeurant, car ils ne sont pas en état physique pour se battre la plupart du temps. Ils sont trop frêles. Ainsi, ils s'amusent avec leur proie jusqu'à qu'elle perd la raison et devient folle.
Shalith grogna, défiante et fière. La Kindirah déglutit bruyamment.
— Ce n'est peut-être pas une bonne idée de les provoquer, murmura-t-elle. On ne veut pas leur donner une autre raison de plus pour vouloir nous déchirer l'âme.
— La provocation rend impulsif, souffla Tyrath. Cela va nous donner un avantage.
— Ou une mort assurée.
Elle jeta un coup d'œil en direction de leurs deux rivaux. Ceux-ci les foudroyèrent du regard.
— Commençons ! tonna Shalith. Plus de bavardage vain.
Son cavalier plissa les yeux alors que Lythrana se plaça entre lui et Azéna.
Cette dernière avait fait mention de l'existence de la plume à ses entraîneurs antérieurement. Par conséquent, ceux-ci ne savaient pas à propos de Turion. Cette information était bien trop délicate pour leurs oreilles. À leurs yeux, la plume n'était qu'un objet enchanté, rien de plus.
Sans faire croiser le regard de quiconque, la jumelle annonça les règlements :
— Alors, nous ne sommes pas réunis ici pour l'amusement ni la mort, mais pour déterminer qui sera le propriétaire de l'Œil du Savoir. Vous avez droit à tout, mais les blessures mortelles sont interdites.
Elle s'approcha d'Azéna et tendit la main, paume ouverte vers le haut.
— La plume.
Azéna se sentit soudainement très mal à l'aise. Elle ne voulait pas se séparer de Turion. Beaucoup croyaient que ceci n'était qu'un jeu, mais seuls elle et Tyrath savaient à quel point c'était bien plus sérieux. Elle effleura la longue plume violette comme si c'était la dernière fois qu'elle allait pouvoir le faire.
Obéis, ordonna Turion. Tout va bien aller.
Tu en es certain ? questionna Azéna.
Fais-le, insista Turion, cette fois avec plus d'autorité.
La voix du dragon légendaire résonna dans l'esprit de l'adolescente comme un écho dans une caverne profonde. Sa sévérité était remplie de confiance ce qui lui donna le courage de croire en ce qu'il croyait meilleur dans cette situation. Elle déposa doucement la plume dans la paume de Lythrana. Sans un mot, cette dernière retourna auprès des autres témoins qui s'étaient installés sur la base du gradin et s'assit à côté de son frère jumeau.
Azéna vacilla son regard instable sur chacun d'eux. Arièlla, Nymfrein, Lythrana, Teriondil, Fayne ainsi que leurs dragons étaient là pour la soutenir émotionnellement. Ils croyaient tous en sa victoire, en son pouvoir. Elle ne se sentait pas à la hauteur de ce défi. Son regard croisa celui de Fayne qui lui souriait. Son sourire émettait autant de confiance que de l'inquiétude. Elle sortit subtilement un flacon vide de son sac et le rangea. C'est à ce moment qu'Azéna comprit d'où provenait la pointe de confiance de son amie.
— Bien sûr, un élixir de restauration, chuchota-t-elle.
— Quoi ? dit Tyrath.
— Fayne. Elle a probablement glissé l'élixir dans mon jus de pomme ce matin. Au moins, je me sens énergisée.
Il afficha un sourire coquin.
— C'est de la triche, mais j'aime bien.
Azéna haussa involontairement le ton de voix.
— Tyrath ! Franchement ! Où est ton honneur ? Je lui avais dit non, mais apparemment elle ne m'a pas écoutée.
Serfantor haussa un sourcil suspicieux.
— Bah, c'est trop tard, grogna le drake argenté. Maintenant, n'en parlons plus. Nous avons un combat à gagner et une plume à récupérer.
— Prêts ? demanda Lythrana.
Les quatre combattants hochèrent de la tête en signe d'approbation.
La jumelle leva un bras puis attendit sans bouger.
Tyrath s'approcha de Shalith. Celle-ci fit de même. Ils baissèrent la tête avec respect tandis que leurs dragonniers se saluèrent. Les yeux gris fer de la dragonne s'arrêtèrent sur Azéna. Celle-ci sentit sont courage vaciller, son cœur se débattre et ses mains devenir moites.
Ne te laisse pas intimider. Ce dragon n'est qu'un squelette prêt à défaillir sous la moindre pression.
Cela semblait probable. En temps normal, ça aurait fait rire Azéna, mais celle-ci n'en trouva pas la force.
Lythrana eut à peine le temps de laisser tomber son bras que Shalith s'élança avec fougue sur son adversaire, permettant à Serfantor de brandir son immense bardiche dans son élan. Les mailles de l'armure de l'elfe gris s'entrechoquèrent avec son mouvement. Le son irrita Tyrath, mais lui permit d'anticiper et d'éviter l'attaque. Les deux drakes rugirent, mais la voix de la femelle enterra aisément celle du mâle. Azéna se couvrit les oreilles. Une douleur brutale lui traversa le crâne.
Énervé, Tyrath se mit à attaquer. Ses mouvements étaient si rapides que Shalith fut forcée de rester sur la défensive. Serfantor rangea son arme dans un gigantesque fourreau qu'il portait sur son dos. Il créa des boules d'ombre avec efficacité et les lança en direction d'Azéna qui les évita de justesse en sautant au sol. Elle riposta en décochant des flèches avec son arc elfique. Anticipant une telle attaque, l'umbrancien se protégea en utilisant la large lame de sa bardiche comme bouclier. Il la maniait avec expertise, même pour un apprenti de troisième cycle. Il devait avoir beaucoup d'expérience en la matière.
Après un long moment coincé dans cette routine inaffective, il changea de tactique. Il ordonna à Shalith de créer un nuage d'ombre autour de lui et d'Azéna. Avec une si bonne couverture, il approcha de la rebelle et tenta de lui enlever son arc en vain.
De son côté, Tyrath tenta d'heurter Shalith au visage avec sa queue. Cette dernière évita l'attaque de justesse et ne fut qu'égratignée à la joue par les piquants. Il tira avantage de son hésitation pour expirer sauvagement, dissipant le nuage noir.
Serfantor réussit à agripper le milieu de l'arc d'Azéna d'une main et son bras de l'autre. Prise de panique, celle-ci se sentit piégée et le frappa au visage avec son poing. Il grogna, lâcha prise et recula.
Ils retournèrent à leur compagnon écaillé et les montèrent.
Tyrath s'abattit sur Shalith. Cette dernière recula en battant des ailes pour se protéger de ses griffes mortelles. Azéna visa Serfantor et décocha une flèche. Le projectile fendit l'air et atteint sa cible. Encore une fois, l'elfe avait bloqué l'attaque avec sa bardiche. La Kindirah fronça les sourcils, irritée. Elle n'abandonna pas et continua à tirer, ne lui laissant pas la chance de riposter. Il continua de parer ses attaques acharnées avec aise.
Finalement, un sifflement retentit puis un rugissement fit trembler la terre. Tyrath s'immobilisa et Azéna se couvrit les oreilles.
— Maudit soit ce dragon noir ! hurla-t-elle. Comment un tel son peut sortir de ce dragon à moitié mort ?
Le duo se retrouva aveuglé par une noirceur totale.
— Ils ont changé de tactique, avertit Tyrath, surveillant sa droite. Je vais devoir balayer ce nuage d'ombre pour qu'on y voie quelque chose.
Azéna hocha de la tête, regarda à sa gauche pour quelconque attaque-surprise et sentit les muscles du drake argenté se serrés. Le ventre de ce dernier se mit à trembler violemment alors qu'il inspirait le plus d'air possible. Lorsqu'il fut saturé, il se propulsa vers le haut à l'aide de ses pattes arrière.
Une fois haut dans le ciel, il battit furieusement des ailes pour maintenir son altitude. Lorsqu'il fut stable, il relâcha l'air qu'il avait emmagasiné. Il eut à peine le temps de balayer l'ombre autour de lui qu'on le heurta en plein fouet dans le dos.
— Je t'ai trompé, dragonneau ! rugit Shalith.
Le monstre gluant s'était agrippé à lui et menaçait d'écraser Azéna. De si près, l'adolescente pouvait sentir l'odeur nauséabonde qui se dégageait de la femelle ce qui l'empêchait de respirer correctement. Elle toussa et tenta de se dégager, mais ses mouvements étaient trop limités. Elle entendit un grognement et leva la tête pour apercevoir les mâchoires cruelles de la dragonne qui menaçaient de se refermer sur le cou de Tyrath.
— Utilise-le comme bouclier ! hurla celui-ci, utilisant une patte pour lutter contre Shalith.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
Mais, il était déjà trop tard pour les questions. Shalith prenait lentement supériorité et Tyrath devait réagir au plus vite.
Il tourna la tête vers le sol et aspira une énorme quantité d'air. Lorsqu'il expira le tout, il fut relâché. Lorsque son souffle puissant atteint le sol, une force en fut créée et le propulsa vers l'arrière. C'était maintenant lui qui dominait Shalith. Les deux s'écrasèrent au sol dans un violent impact.
Azéna, toujours pressé contre l'abdomen de la dragonne, ressenti un craquement sous elle comme si quelque chose s'était brisé. Le poids de Tyrath en plus de la force de la chute en fut trop pour le frêle corps de Shalith. L'adolescente n'eut pas le temps de confirmer qu'elle était bien saine et sauve ; un hurlement d'agonie déchira le silence. Encore une fois, elle crut que du sang allait s'écouler de ses oreilles. Au moins, elle n'avait pas été écrasée ni empalée par un piquant ce qui était un miracle.
Comment ? se demanda-t-elle.
Elle remarqua qu'elle avait été sauvée par le creux de l'abdomen de Shalith
— Je suis contente que tu sois anorexique, souffla-t-elle, autant soulagée qu'apeurée.
Tyrath se releva et elle se cramponna à lui.
— Tout va bien ? questionna-t-il.
— Oui. Je crois que tu lui as cassé un os. Je l'ai senti se fissurer contre mon dos.
— C'est bien.
— Bien ? Comment peux-tu dire cela ?
— Il va falloir que tu apprennes qu'on ne peut pas être indulgent en combat si l'on veut gagner.
— Mais, ceci n'est pas un duel sérieux à la mort.
Tyrath fronça les sourcils et la fixa avec une pointe de déception. Ses yeux intimidants la perçaient plus que jamais.
— Tu veux la plume ou pas ? questionna-t-il dans un grognement.
Azéna eut une impression de déjà-vue. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais resta silencieuse. Elle détourna le regard vers ses adversaires. Ceux-ci tentèrent tant bien que mal de se relever.
Serfantor était tout simplement sonné. Il avait été écrasé par endroits par sa partenaire. Néanmoins, il se rétablissait avec rapidité.
Shalith se leva après une troisième tentative. Sa patte avant du côté droit était pressée contre sa cage thoracique qui semblait endommagée. Elle poussa un grognement. De l'ombre épaisse émergea de ses naseaux au même moment. Elle était en colère, en furie. Ses yeux pétillèrent de rage.
— Vermine ! vociféra-t-il.
Elle posa sa patte au sol et rugit. Elle souffrait, mais elle endurait.
Tyrath lui répondit avec un faible, mais provoquant grognement. Les dragons montrèrent leurs crocs telles des bêtes affamées, prêtes à bondir sur leur proie. Celles du mâle étaient beaucoup plus massives et tranchantes. Ils hésitèrent, ne désiraient pas approcher l'autre.
Après une longue pause, Shalith secoua la tête et ignora son cœur qui battait à tout rompre.
— Je vais casser ta colonne vertébrale en deux !
Tyrath envia son adrénaline.
— Viens ! Je t'attends !
La dragonne noire grogna silencieusement, mais elle resta immobile. Sa respiration saccadée retourna lentement à la normale.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Serfantor à sa compagne.
— Donne-moi un moment. C'est difficile avec cette blessure. C'est une cage thoracique, pas un doigt.
— Tu vas leur donner l'avantage. Attaque ou défends-toi.
Elle grogna avec impatience.
— Je sais. Couvre-moi.
Tyrath en avait assez entendu. Il chargea en direction de son adversaire, mâchoire grande ouverte prête à se refermer sauvagement sur quoi que ce soit. Lorsqu'il atteint sa cible, il reçut une boule d'ombre en pleine figure. Il ferma instinctivement les yeux et recula de quelques pas en secouant la tête comme pour se débarrasser de puces. Lorsqu'il osa ouvrir les yeux à nouveau, une deuxième l'atteint au même endroit. Puis, une troisième.
Il rugit, enragé par la répétition d'attaques. Il se leva sur ses deux pattes arrière. Les boules d'ombre l'atteignaient maintenant au torse. Il résista à la tentation de se secouer. Il se mit à battre les ailes furieusement, créant un torrent de vent puissant qui dévia les sphères sombres dans tous les sens. L'une d'entre elles fut redirigée vers sa créative qui l'évita au dernier instant.
De son côté, Azéna tentait tant bien que mal de se tenir à la selle, refusant de se faire projeter.
— Secoue-toi ! encouragea Serfantor. Shalith !
Les yeux fatigués de la femelle s'allumèrent soudainement d'un un pétillement d'énergie.
— Tyrath, attention ! avertit la Kindirah qui l'avait remarqué.
C'était déjà trop tard pour faire quoi que ce soit.
Shalith exhala un épais nuage d'ombre et disparue ce qui prit Tyrath par surprise. Il perdit son équilibre et retomba sur ses quatre pattes.
— Où sont-ils ? grogna-t-il en tournant la tête dans tous les sens.
— Nous avons besoin de vent ! hurla Azéna.
Il ne l'écouta pas. Il se propulsa vers le ciel afin de sortir du nuage noir. Shalith et Serfantor les attendaient là. La dragonne ferma les ailes sur elle-même et piqua vers le mâle. Elle le frappa au torse, répétant sa manœuvre sans arrêt.
Finalement, elle s'agrippa à lui et l'entraîna avec elle vers le sol.
Azéna jeta un coup d'œil vers le bas et aperçut une masse bleue qui s'étendait au travers de son champ de vision : l'océan.
— Non ! hurla-t-elle, prise de panique.
Tyrath se débâtit, mais Shalith le retint dans une position désavantageuse.
— Parfait, souffla Serfantor. Maintenant, plonge. Plonge dans l'obscurité.
— Plonge !? s'exclama l'aéromancienne. Dans l'océan ? Attends ! Attends !
Shalith continua sa descente sans hésitation, traînant Tyrath avec elle.
Azéna monta le regard vers le ciel. Les nuages rapetissaient à une vitesse alarmante.
Ils tombaient tous et allaient bientôt être à la merci des profondeurs de l'océan. Tyrath se mit à paniquer. Il se débattit avec fougue et réussit presque à se dégager, mais Shalith enfonça ses griffes dans ses épaules et ses crocs dans son cou. Un rugissement agonisant retentit. La dragonne continua d'enfoncer ses crocs et ses griffes, brisant des écailles et perçant la chair.
— Tu viens avec moi, grogna-elle en gardant ses crocs creux dans la plaie.
Azéna, prise au piège dans ce triangle dégoulinant de sang, fut horrifiée par ses actes. Elle voyait le liquide rouge couler à flots des plaies de Tyrath et se propager un peu partout, incluant sur la selle et sur ses jambes. Une vague de rage l'envahit. Elle se leva et s'approcha de Shalith en tentant de garder un bon équilibre pour ne pas être séparée.
Tyrath, grimaçant, écarquilla les yeux.
— Qu'est-ce que tu fais ?
Il ne sut jamais. L'eau salée engloutit les quatre combattants. Le froid perça leur peau fragile alors qu'ils luttaient pour le contrôle.
Shalith lâcha enfin prise. Elle se mut telle une anguille dans l'eau en utilisant sa queue comme gouvernail. Elle pouvait respirer sous l'eau, mais Serfantor était incapable de le faire. Son temps était très limité. Elle fit quelques tours autour du jeune mâle qui essaya maladroitement de la griffer.
Après un moment, celui-ci sentit Azéna lui tapoter le cou. Elle devait aller à la surface pour respirer alors, il décida donc d'abandonner sa chasse désespérée.
Alors qu'elle disparaissait dans les ombres, Shalith siffla tel un serpent. Le bruit désagréable résonnait tout autour.
Tyrath tenta de gagner de l'altitude en battant des ailes. L'eau devint aussi noire qu'une nuit dépourvue de lune. Il ignora son aveuglement et il continua de monter.
On le frappa dans le côté droit. Il grogna et continua sa lutte sans relâche malgré la douleur qui le rongeait. On le frappa à nouveau, mais cette fois, au côté gauche. Il ne succomba pas à sa rage croissante. Il se concentra et monta.
Une force le heurta au ventre avec une telle puissance qu'il en aurait eu le souffle coupé s'il avait pu respirer. Cette fois, il se perdit dans la tentation. Il se vira vers le bas et nagea vers Shalith. Il voulait lui écorcher les yeux du crâne.
La dragonne était bien trop rapide pour lui et il la perdit de vue. Elle se tortilla et s'accrocha à son dos. Il hurla, mais son cri fut étouffé par l'eau. Des bulles s'enfuirent de sa bouche et montèrent vers la surface. Shalith approcha son museau au côté de sa tête et sur un ton empoisonné par le sadisme, elle parla :
— Tu es peut-être maître du ciel, mais je suis maîtresse des eaux. C'est la fin pour toi et pour ta précieuse dragonnière.
Elle passa ses bras autour de lui et le retint en place.
Serfantor s'agrippa aux cornes de Tyrath et se hissa vers Azéna. Le dragon gris ne put que se tortiller et pousser des rugissements étouffés par l'eau. Ses efforts vains le menaient à la folie. L'elfe retira une dague de sa botte droite. Son regard inspirait le désir de vaincre, mais aussi une pointe de tristesse.
Tyrath poussa un cri de panique inaudible. Sa dragonnière ne pouvait pas retenir son souffle beaucoup plus longtemps. Ses poumons criaient à l'agonie. Le nuage d'ombre s'était assez dissipé pour qu'elle y voie des silhouettes. Elle aperçut un humanoïde qu'elle identifia comme étant Serfantor. Celui-ci leva le bras, la dague en main. Paniquée, Azéna se pencha avec misère et tendit le bras en espérant qu'il la protégerait.
Un tremblement violent secoua les deux dragonniers ce qui permit à Azéna de profiter de la confusion son adversaire et de lui voler son arme. Simultanément, elle agrippa sa main droite et la retint en place. Il tenta de récupérer sa bardiche avec sa main gauche en vain. La Kindirah fut trop agile et l'eau le ralentissait trop.
Soudainement, Shalith hurla et se dépêcha vers les profondeurs de la mer.
La main de Serfantor glissa entre les doigts d'Azéna. La faiblesse gagnait du terrain. La demoiselle n'était pas certaine de ce qu'elle faisait, mais elle était sur le point de s'évanouir. Tout s'assombrit à nouveau. Sa concentration l'abandonna. Elle ne pouvait plus s'accrocher à la selle de Tyrath.
Le drake argenté remonta à la surface et boita hors de l'eau salée. Entre ses crocs gigantesque, il tenait fermement le col de l'uniforme de sa partenaire. Celle-ci pendait dans le vide tel un pantin inanimé.
L'audience s'éleva avec alarme et les fixa. Fayne s'élança vers eux, mais Lythrana l'arrêta.
— Non. Il ne faut pas interrompre le duel.
Tyrath continua d'avancer avec lenteur et fatigue. Il traîna son poids et n'avait plus d'énergie. Le sable semblait lutter contre lui à chacun de ses pas.
— C'est fini.
Azéna ouvrit les yeux, toussa à multiples reprises et cracha de l'eau. Elle sentit qu'on la déposait. Enfin assis, elle prit un moment pour reprendre contrôle de ses sens. Elle réalisa qu'elle était installée sur la selle de Tyrath. Elle agrippa le pommeau en tentant de se soutenir.
— Qu'est-ce qui... qui... s'est passé ?
— Tu avais perdu connaissance alors, je t'ai attrapé par le col avant que tu ne t'enfouisses dans les eaux comme eux, expliqua le jeune mâle.
— Eux ? Quoi ? Ils sont morts ? Serfantor et Shalith ?
— Je n'en suis pas certain. Mais, la victoire est la nôtre.
— Ne saute pas aux conclusions si rapidement, marmonna une voix colérique qui provenait de derrière eux.
Tyrath tourna la tête afin de confirmer ce qu'il avait entendu, mais on le heurta avec une force titanesque ce qui le fit basculer et tomber au sol. Il aperçut des écailles sombres et gluantes. L'odeur nauséabonde d'humidité envahit ses narines à nouveau.
— Shalith, grogna-t-il.
Il tenta de se relever, mais il avait trop perdu de sang. Le monde tournoyait et l'empêchait de se concentrer. Azéna avait roulé sur le côté afin d'éviter de se faire écraser par lui. Lorsqu'elle leva les yeux, elle aperçut Shalith qui la fixait de son unique œil. L'autre, celui de gauche, avait été poignardé et le sang poisseux se répandait lentement sur son museau. La dragonne montra les dents. De la bave s'égoutta jusqu'au sol.
— Tu as causé cela ! rugit Serfantor en pointant l'archère du doigt. Mais... tu te bats enfin comme une dragonnière.
Cette dernière sourit, la dague de l'elfe toujours en main. Cette fois, elle n'avait pas peur de lui. Elle se positionna de façon défensive et le laissa s'approcher.
Les deux dragons restèrent immobiles, trop faibles pour continuer. Lythrana donna la permission à Fayne d'aller s'occuper d'eux.
Pendant ce temps, Serfantor portait attention rien qu'à son adversaire.
— Viens ! Finissons-en !
Azéna chargea, serrant sa poigne sur la dague imbibée de sang. Elle le poignarda, mais le prince évita l'attaque avec expertise. Il riposta quelques fois avec sa bardiche, mais l'arme était trop lourde pour atteindre sa cible mouvante.
La Kindirah maudit l'héritage elfique de son adversaire ce qui expliquait son agilité surprenante. La rage l'emporta éventuellement dans une transe. Elle n'y vit que du rouge et n'eut qu'un seul désir : celui de découper Serfantor en morceaux.
Après un moment, elle réussit à le pousser au sol et se prépara à lui planter sa propre dague à l'épaule en levant le bras. Il lui arracha sa chance en effectuant un coup de pied qui frappa l'arme et qui la projeta au loin. L'adolescente s'efforça de le garder plaqué au sol pendant qu'elle agrippa une flèche de son carquois. Elle poignarda. Serfantor l'arrêta de sa main qui tremblait sous la fatigue et la pression. Elle serra les dents et appliqua plus de force. Son regard affamé captura l'attention du Diramin alors que ses longs cheveux dégoulinaient de l'eau salée sur son visage.
— Dommage que les elfes gris ne sont pas aussi forts que les humains.
Des gradins, Fayne couina, horrifiée par la scène.
Lorsque la flèche fut à quelques centimètres du cou de Serfantor, une voix caverneuse sonna dans son esprit :
Calme-toi ! Immédiatement ! Ne laisse pas le poison te contrôler !
Elle hésita, réduit la force appliquée et la flèche s'immobilisa. Le bras de Serfantor était la seule chose qui le gardait sauf. S'il lâchait prise, ce serait la fin. La conscience d'Azéna pesa aussi sur la balance. Elle revint tranquillement à elle-même, mais garda assez de pression afin que son adversaire soit neutralisé.
— Abandonne ! ordonna-t-elle sèchement.
Serfantor jeta un coup d'œil en direction de Shalith. Celle-ci le regarda d'un air compréhensif. Il se mordit légèrement la lèvre inférieure.
— Ça va aller, dit-elle sur un ton doux. On lui fera face ensemble.
Serfantor fronça les sourcils. Son visage fut déformé par la frustration puis il se calma. Il ferma les yeux, il les réouvrit, puis il fixa Azéna avec une neutralité froide.
– Très bien. Garde la plume.
— Dis les mots, dit l'aéromancienne sans relâcher son emprise.
Son interlocuteur lutta pour parler, sa force l'abandonnant.
— J-je me rends.
Doucement, Azéna se releva, remit la flèche dans son carquois et aida Serfantor à se remettre sur pieds. La rage soudainement éteinte, elle lui serra la main en signe de paix. Elle était comblée, mais en même temps, elle était inquiète, car elle avait discerné quelque chose de sombre en le Diramin, comme... un poison émotionnel.
— Tout va bien ?
Il ne répondit pas.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top