18 - Quand la lune brille de son plus bleu

22e jour de la saison de la lune 2448

Les yeux attentifs, Serfantor observait l'extérieur par la fenêtre ouverte de sa petite chambre. Les rideaux chics portaient les nuances des Gardiens d'Aerinda, soit blanc, beige et noir. Ils se laissaient doucement soulever par les brises agréables. La morsure du début de l'hiver ne le dérangeait pas. Il était habitué à un environnement froid et humide. Il avait des affaires plus pressantes qui occupaient son esprit. Malgré l'heure tardive, il n'avait pas sommeil. De plus, il ne pouvait pas se permettre de décevoir sa mère. Du haut de la Tour de la Clarté, résidence des apprentis dragonniers de troisième cycle, il prenait avantage de sa vision de nuit et analysait les rondes des gardes.

La lune était haute et brillait de tous ces feux comme à chaque cœur de saison, la couleur était le seul changement. À ce jour, elle était azurée, sa beauté réfléchissant sur plusieurs surfaces.

Enfin, c'était l'heure.

Serfantor fixa, pour la énième fois, le parchemin déroulé qui reposait entre ses mains. Il reconnut l'écriture fine de sa mère qui s'exprimait dans leur langue natale : l'elfique.

Rencontre Sir Bregkhon quand la lune brillera de son plus bleu, tu sais où.

La brève lettre n'était pas signée. La subtilité était importante chez la culture elfe grise. Presque tout ce qu'ils faisaient était au minimum une manigance. Serfantor sourit, à moitié amusé. Il savait qu'il n'était qu'un pion dans le jeu de sa mère ainsi que tout son entourage. Il s'enveloppa d'une cape épaisse à capuchon, accrocha une dague à sa ceinture et descendit à la salle commune. Elle était vide, comme il l'espérait. Il s'arrêta devant le foyer et lança la lettre dans les flammes avides qui dévorèrent le papier comme des loups voraces et bientôt, il n'était plus que des cendres noircies.

Satisfait qu'on ne puisse récupérer la lettre, ses oreilles remuèrent légèrement au grincement familier des escaliers qui menaient aux chambres. L'intrusion lui instilla un profond malaise. Il ne fallait pas qu'il se fasse prendre la main dans le sac.

— Serf, appela une voix féminine, mielleuse et à moitié endormie. Est-ce que c'est toi ?

L'elfe gris reconnut la voix de son unique ami dans cet établissement : Èrionda Murkwan. Elle ressemblait fortement au reste de sa famille. Sa chevelure, naturellement hérissée et courte, son physique puissant, mais tout-de-même gracieux, lui donnait un air de dur à cuir. Sa personnalité joueuse, elle, accomplissait tout le contraire.

Plusieurs dragonniers lui faisaient secrètement la cour, mais elle n'acceptait jamais. Serfantor devait être l'un des seuls à ne pas l'énerver avec ces stupidités primitives. Une femme devait être respectée et elle passionnée et énergétique. D'ailleurs, elle était la plus douée en vol des apprentis du troisième cycle. C'est pour cela qu'il désirait la recruter dans son équipe de skotar, mais elle s'était avérée aussi têtue qu'une mule.

Au plus profond de lui-même, il se questionnait sur l'authenticité de son amitié envers elle. Après tout, il ne faisait presque pas d'efforts pour entreprendre des interactions avec elle. Il était comme ça avec tout le monde mis à part une seule exception. Il n'était honnêtement pas certain de ce que signifiait le mot « amitié ». Tout ce qui importait était sa mère et cette vérité créait toujours un nœud à sa gorge. Il ne pouvait pas évoluer avec elle. Elle se mettait toujours dans son chemin comme elle le faisait à ce moment-là.

— C'est toi, pas vrai ? répéta-t-elle.

Elle était derrière lui. Il le sentait. Il se sentait observé. Il pensait avoir bien dissimuler son identité avec son habit hivernal dont un capuchon épais sur sa tête. Il eut un sourire en coin, content que quelqu'un mis à part Shalith le connaissait autant.

— C'est moi, dit-il calmement. Retourne te coucher, je t'en pris.

— Tout va bien ? questionna-t-elle avec une pointe d'inquiétude.

— Mhmm.

Il ne se tourna pas et attendit tout simplement.

Un instant plus tard, il entendit le même craquement provenant des escaliers. Elle l'avait écouté. Il serra les mâchoire, inconfortable avec la situation et avec ses propres actions.

Il retourna à sa chambre d'un pas léger. À sa fenêtre, il ouvrit pleinement les deux battants et fut bombardé d'une haleine nauséabonde.

— Ne dis rien, siffla une voix grondante et féminine. Je viens de me nourrir.

Il sourit, sentant une vague de chaleur plaisante s'emparer de son être momentanément. La confiance était établie, pour la première fois de sa vie.

— Je ne me plains pas.

Shalith, la dragonne aux écailles ébènes, était perchée à la toiture. Elle dégageait une odeur d'humidité et de moisi. Quand d'autres auraient grimacé, il se sentait à l'aise. Il installa une selle au dos de la majestueuse créature ailée et grimpa sur son dos. Dans un silence absolu, ils prirent leur envol et se dirigèrent vers le mur extérieur de l'académie.

Serfantor s'était tapi à plat ventre alors qu'ils le traversèrent. Quelques gardes accompagnés de leur chef Nymia surveillaient le périmètre. Ils étaient équipés de leur armure et de leurs armes, tous prêts au combat. Les dragons avaient l'autorisation de se promener à leur guise, mais pas les apprentis. La Valkirel adulte suivit la dragonne noire du regard, mais ne réagit pas.

Ah, la vision médiocre humaine, songea Serfantor. Elle ne m'a même pas vue. La noirceur est véritablement mon alliée, comme on me l'a répété tout au long de ma vie.

De l'autre côté du mur, Shalith atterrit près d'un arbre solitaire qui s'élevait au sommet d'une colline soupoudré de neige. L'adolescent sentit un fragile flocon se poser sur son nez et fondit aussitôt. Il s'essuya le visage, posa les pieds à terre et croisa le regard de sa compagnonne.

— C'est bon. Tu peux partir.

Shalith hocha la tête et rebroussa le chemin.

Le dragonnier marcha à pas de loups, demeurant dans la noirceur, jusqu'à la forge d'Atgoren. De là, il se faufila entre des vieux barils scellés pour se retrouver derrière le bâtiment dans un coin sombre. Il fut accueilli par un elfe gris équipé d'une armure en fer ébène qui se tenait comme un soldat. L'adulte retira son heaume et se laissa examiner en silence, sa mâchoire légèrement tendue comme s'il était déjà à bout de patience.

Bregkhon était un guerrier à la peau charbon, à la corpulence svelte et au visage charmant, ce qui lui attirait la faveur de la reine. Il portait une arme communément utilisé par leur peuple : le cimeterre sur laquelle il gardait une poigne ferme. Sa cape à fourrure de loups ajoutait de la masse à ses épaules, lui donnant un air plus intimidant.

Assuré de l'identité de l'adulte, Serfantor se détendit et approcha.

Il était surpris que sa mère n'eût pas envoyé l'une de ses précieuses fidèles pour une tâche si importante. Malgré tout, il comprenait pourquoi Sir Bregkhon avait été son choix. Il était loyal et désirait plus que tout de lui plaire pour qu'il puisse enfoncer son membre viril en elle. Il n'était qu'un simple mâle aux yeux des femmes ; un jouet sinon un esclave. Il fallait bien qu'il trouve un moyen d'endurer cette sale vie avec un peu de plaisir.

Serfantor voyait les failles de ses congénères à la merci de la privation. La plupart d'entre eux perdaient la tête pour leurs besoins de bases : soit le sommeil, la nourriture et particulièrement, le sexe. C'était si facile de les manipuler. Il refusait de s'abaisser à ce niveau, mais il enviait ceux qui étaient capable d'établir un lien profond avec une femme.

— Tu es en retard, grogna Bregkhon.

Le dragonnier jura silencieusement et chercha une excuse crédible pour le sortir de son malheur. Ce luxe ne dura pas.

— Bah, je m'en fous de ce que tu as à dire pour ta défense, rogna le guerrier. Fait vite, j'ai un long voyage devant moi. Norkux n'est pas à la porte. De plus, je déteste jouer le chien messager, même pour Son Ombre.

Serfantor avait remarqué des yeux qui scintillaient dans la pénombre. Ils appartenaient à la monture de Bregkhon : un troxx magny, créatures vicieuses avec lesquelles il désirait éviter les ennuis.

— Qu'est-ce qu'elle désire savoir exactement ?

L'adulte pinça les lèvres, fronça les sourcils et le regarda de haut comme s'il était un idiot.

— Tu évites le sujet, mon garçon. Je sais que tu n'es pas si niais que ça. Tu sais de quoi je parle, j'espère.

Sa voix monta en agressivité, agitant le troxx qui gratta le sol de sa patte griffue.

— Qu'en est-il de ça !?

Il serra la mâchoire, semblant réaliser qu'il était trop bruyant.

— Parle, se corrigea-t-il plus doucement. C'est dangereux pour moi d'être ici. Vite.

— Je ne l'ai pas acquis. Cependant, je sais où elle se trouve.

— Où ?

— Dans le Donjon. C'est bien protégé et les apprentis ne peuvent pas y entrer sans y être admis par le maître du donjon. En gros, il faudrait que je mérite ma punition pour y pénétrer. Puisque Son Ombre ne veut pas que je me gagne une mauvaise réputation parmi les Gardiens d'Aerinda, il faut que je passe par quelqu'un d'autre.

— Brillante idée pour une fois dans ta vie. Alors, ton pantin, il est lent ou est-ce toi qui n'es pas assez rigide avec lui ? Lequel est l'incompétent ?

Serfantor baissa les yeux, ne désirant pas décevoir, mais c'était inévitable. Serrant les poings, Bregkhon le fixa avec sévérité, un sourire moqueur aux lèvres comme s'il l'identifiait comme une proie.

— Tch... tu es une mauviette comme ces elfes de lune. Tu es indigne d'être le fils de la reine. Pas étonnant que tu n'as que la peau grise moyenne. On ne voit pas ça souvent parmi la royauté. On croirait qu'elle s'est lassée de son époux.

Il se mit à ricaner des plus belles.

Serfantor ne pouvait pas plus être en accord. Ses parents ainsi que son frère avaient été bénis d'une teinte foncée. Alors, pourquoi pas lui aussi ?

Aussi rapide qu'un serpent, l'adulte l'agrippa par le cou, le plaqua contre le mur de pierre de la forge et serra. Une lueur rageuse dominait son regard. Il avait toujours rêvé de faire à sa façon avec Serfantor, mais on ne lui avait jamais donner la permission. Il n'arrivait pas à lui pardonner pour les maintes fois où il avait déjoué ses plans concernant la reine lorsqu'il était enfant, ce même s'il n'avait aucune idée de ce qu'il faisait à ce temps. Il avait toujours été mesquin, un petit rat avare dans la peau d'un guerrier.

Un gémissement aigu retentit au cœur de la nuit. Le troxx était stimulé par les actions de son maître. Ce dernier dut lui faire signe de se calmer avant de continuer :

— Tu ferais mieux d'avoir plus de résultats et moins de paroles inutiles lorsque je reviens te chercher au début de la saison du soleil. De toute façon, c'est à Son Ombre elle-même que tu devrais répondre si tu échoues et à ce moment, je vais me délecter dans ta souffrance.

Il lâcha prise. Serfantor tomba au sol et toussa, à bout de souffle.

— Qu'est-ce qui te cause tant de difficulté ? demanda la brute à bout de patience.

Sa victime leva les yeux remplis de peur et d'une voix étouffée, il répondit :

— Il y a une fille...

— Une fille, hein ?

Il s'accroupit pour être face à face au prince, empoigna la dague qui était tombée de sa ceinture et la lui montra. Le métal scintilla sous les rayons de la lune bleus.

— Chez nous, nous n'avons pas le droit de toucher à une fille. Nous n'avons pas le droit de nous défendre. Ici, c'est une autre histoire. Ces maudites salopes sont à notre niveau ici. Alors, c'est facile. Tue-la. C'est aussi simple que ça.

Il lui remit l'arme, ricana et continua :

— En même temps, ça te défoulera pour toute les fois qu'une femme t'a fait du mal à Gosform.

— Ce n'est pas ce que je désire.

— Assez ! Fais ce que tu as à faire pour réussir sinon, c'est la reine que tu vas mettre en colère ! Si c'est le cas, tu vas surement payer de ta misérable vie. Les elfes gris ont besoin de ce pouvoir pour survivre. Tu comprends ? Les rumeurs de la guerre, ce n'est pas des blagues pour effrayer les rebelles et les paysans. Ça va venir, éventuellement, et nous devons être prêts.

Il se leva et grogna en se croisant les bras.

— Alors qui ce sera ? Notre peuple ou la fillette ?

Serfantor serra les dents, en conflit avec lui-même. Il prit trop de temps à répondre. Bregkhon posa la main sur son cimeterre. Entre deux respirations difficiles, le jeune elfe gris répliqua :

— La fille.

L'adulte sourit et retira sa main de son arme.

— Exactement. La fille. Rends Son Ombre fière. Tu es un elfe gris. Chacun des nôtres est un tueur au fond. Dis-toi que c'est pour le bien de ton peuple car ce l'est.

Il laissa Serfantor à ses pensées et disparut dans l'ombre de la nuit bleutée.

Le dragonnier s'accota contre le mur et leva la tête. Il fixa la lune qui ressemblait à un saphir rond. Il réussit à se calmer et respira à son aise. Bien que le stresse s'était retirer de ses épaules, un nouveau poids l'obstruait. Il devait faire un choix avant la fin de l'année d'entrainement.

Il s'efforçait d'analyser les deux côtés de la situation car la voix de Bregkhon ne cessait de résonner dans son esprit.

Tue-la. C'est aussi simple que ça. Tue-la.

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