Revenir dans le présent, cette fois-ci, lui fit l'effet d'une gifle. Ou plutôt, elle se vautra de tout son long dans le salon de Nathaniel. Allongée sur le sol, à côté de sa tasse brisée, Élisa prit le temps d'une courte réflexion. Bon.

Elle qui était poursuivie par vampires et humains de la pureté, elle venait de faire la rencontre de la Marquise Sanglante. Une femme qui s'était justement retrouvée au cœur d'un conflit opposant ces deux factions. Et qui était, soi-disant passant, une Millicent.

Qui était également l'une des dirigeantes les plus emblématiques des entreprises d'Isria.

Ça ne pouvait pas être une coïncidence.

-Je dois me rendre là bas, souffla-t-elle. Mais...

Mais elle ne savait pas où aller. Soudain, elle se souvint du livre. Il était tombé non loin. Sans se relever, Élisa s'en saisit, pour chercher la page d'Isabelle d'Isria. Elle la trouva rapidement. Un long chapitre lui était consacré, avec un portrait ressemblant traits pour traits au fantôme du cimetière. Il y avait son lieu d'inhumation. Parfait.

C'était à deux heures de route. Elle regarda sa montre. Dix-neuf heures.

-Élisa, tu as intérêt à avoir une bonne raison pour m'appeler à cette heure-ci.

-Moi aussi je t'aime, Daphnée, rétorqua-t-elle avec aplomb à son téléphone. J'ai une source qui pourrait nous intéresser au sujet des vampires et des Guerriers de la Pureté.

*

Deux heures plus tard, debout devant les grilles du cimetière, Daphnée resserrait les pans de son manteau autour d'elle. Vingt et une heures. Il faisait vraiment froid.

-Quand tu parlais de piste, je ne pensais pas me retrouver dans un endroit aussi glauque.

-Ce n'est pas pire que l'hôpital, non ? râla-t-elle en enfonçant les mains dans les poches de son pantalon.

-Un point pour toi. Grâce à toi on a eu le scoop du siècle, hé hé.

Daphnée dans toute sa splendeur. Par une bizarrerie qui s'expliqua très vite, elle avait la clé des grilles. Ce lieu, lui expliqua-t-elle, est un cimetière des Millicent. Avant de partir, elle est juste allée prendre la clé chez ses parents.

-Ce n'est pas un peu étrange de garder la clé d'un cimetière chez soi ? Il n'y a pas de croquemort ici ?

-Nous sommes une famille d'êtres surnaturels. Nos morts sont bien moins nombreux que dans une famille humaine, même si nous sommes beaucoup.

Ce n'était pas faux.

Pourtant, les allées de pierre blanche, luisante dans la nuit, étaient parfaitement entretenues. Élisa, sans le poids du voyage dans le temps, pouvait voir toutes ces tombes, ces statues, avec un œil curieux. À bien y regarder, les dates de naissance n'étaient pas très anciennes. Deux siècles, tout au plus. À croire que les morts avaient augmenté au fil des générations. Ce qui était le cas. Pour Daphnée, cela s'expliquait par la guerre ouverte entre les Millicent et les vampires. Forcément, la mortalité s'en était ressenti.

-Tu cherches la tombe de qui, déjà ?

Ah. Oui, elle avait omis de le lui dire en partant.

-La Marquise Sanglante.

-Quoi !?

Le cri de Daphnée aurait pu lui percer le tympan. Pourtant, elle ne trouva pas comment lui expliquer l'apparition soudaine de cette piste. Hors de question de parler de ses dons. C'était trop dangereux...

-Un rêve, conclut-elle. Je m'y fie souvent, et jusqu'à présent, cela m'a toujours aidé.

-Mouais. Je trouve ça bizarre quand même. Il y a une semaine, tu ne savais même pas à quoi correspondaient les entreprises d'Isria.

-Avec ton pot de colle de cousin, j'ai bien été obligée de faire des recherches. Question de survie. Ah, je crois que c'est la tombe que nous cherchons.

Effectivement. Deux anges de pierre, aux yeux bandés, semblaient monter la garde sur la stèle de marbre noir. Dessus, le nom en lettres d'or s'exposait à la vue des deux jeunes femmes. Bon. Et maintenant, elles étaient censées faire quoi ? Car si le rendez-vous avait été posé il y avait deux heures de cela pour Élisa, il n'en allait pas de même pour le fantôme. Cela se comptait en plusieurs décennies. Avait-elle rejoint l'au-delà, depuis ?

-Tu ne m'as pas dit que ton contact se trouverait là quoiqu'il arrive ? râla encore Daphnée.

-Tais-toi et laisse-moi faire.

Silencieusement, elle se pencha, pour toucher doucement la pierre. Elle était glacée sous ses doigts. Dans le silence surnaturel du cimetière, à l'écart de toute ville et de toute vie, Élisa se sentit soudain mal à l'aise. Et si c'était un piège ? Mais qui pourrait le lui tendre ?

-Eh bien, eh bien... Ne serait-ce pas la petite Klervi qui daigne enfin me rendre visite ?

Là, elles sursautèrent toutes les deux. Dans leur dos était apparue Isabelle d'Isria, dont le beau sourire était un peu froid. Ses yeux les détaillaient de la tête aux pieds.

-Tatie !? s'exclama Daphnée. La vache ! C'est ma tante que tu voulais voir, Élisa !?

-Comment ça, tatie ? gargouilla son amie avec des yeux ronds.

-Non, rien, oublie.

Ça, elle pouvait toujours courir pour que ça arrive !

-Ma nièce, un peu de calme, veux-tu ? fit la Marquise Sanglante en levant la main.

Daphnée poussa un grognement en se passant une main sur le visage.

-Mince, tata... Je ne pensais pas que c'était elle qui... Attends, Élisa, ça veut dire que c'est toi qui voyages dans le temps !?

Cette fois-ci, ses yeux manquèrent sortir de ses orbites. Le souffle coupé, Élisa regarda les deux femmes sans savoir quoi dire. C'était quoi, ce traquenard !?

-Je...

-Bah, laisse tomber, soupira la journaliste. Tatie, j'ai le droit d'assister à cette conversation, ou tu vas encore me congédier comme une enfant ?

-Non, tu peux rester. Après tout, mademoiselle Élisa te répéterait probablement tout par la suite.

Les deux femmes, mortes et vives, regardèrent la jeune femme qui haussa les sourcils. Elles n'avaient pas tout à fait tort.

-Bon, je peux savoir comment vous avez fait pour deviner mes capacités ?

-Je suis un fantôme. Vous ne vous dites pas que je peux avoir des capacités au-delà de la norme ?

Le ton moqueur de la Marquise Sanglante fit grincer des dents Élisa.

-Qui plus est, c'est une Millicent, ajouta Daphnée. Et si tu n'es pas au courant, elle est la première et la seule d'entre nous à avoir voyagé dans le temps.

Cette fois-ci, Élisa resta sans voix. Les yeux ronds, elle considéra Isabelle d'Isria, dont le sourire fut soudain d'une tristesse insondable.

-C'est pour cela que j'ai tout de suite compris que vous ne faisiez pas partie de cette tranche temporelle, à l'époque, fit-elle avec douceur. Écoutez, Élisa, je sais que la situation vous parait étrange, avec des enjeux qui vous dépassent complètement...

Sans rire !?

-Mais vous êtes au cœur d'une histoire des Millicent, que vous le vouliez ou non. Je voudrais vous aider avec ces voyages dans le temps. Car d'après ce que m'a expliqué Angèle, vous ne les maitrisez pas, n'est-ce pas ?

Angèle... Comme Angèle de Millicent ? Le cerveau en ébullition, Élisa avisa Daphnée, puis la Marquise. Elle se rendit compte une seconde plus tard qu'elle avait la bouche ouverte comme une carpe. Depuis combien de temps, ça, elle n'aurait su le dire.

-Cette absence de maitrise, j'en souffrais également, continua la Marquise. Dans mon cas, cela venait du fait que ma mère n'avait pas cru bon de m'informer de cette probabilité avant. Un évènement... marquant a provoqué le réveil de mes pouvoirs. Mais pour vous... notre pouvoir n'est semblable que par son essence. Mais vous... vous, Élisa, vous êtes différente. Quelles sont vos origines ?

Cette fois-ci, le sang se retira de son visage. Daphnée écoutait tout avec un grand intérêt, tandis que l'ectoplasme un brin trop curieux l'avisait avec une perspicacité qui fit peur à Élisa.

-Je... Ne vois pas en quoi cela est important.

-Oh, pitié ! s'exclama Daphnée. On ne va pas te mettre au pilori, on veut t'aider !

-Comme ton cousin ? contra Élisa. Pourquoi les Millicent ont un si grand intérêt pour moi ? Pourquoi tous mes derniers voyages dans le temps me ramènent-ils à votre famille ? Qu'est-ce qui se passe avec vous, bon sang !?

Les deux femmes ouvrirent la bouche en même temps, avant de la fermer de concert, comme pour chercher leurs mots.

-Ce n'est pas à nous de vous l'expliquer, confessa finalement la Marquise Sanglante.

-Alors qui !? cria Élisa, à bout de nerfs.

-Nathaniel.

C'était Daphnée. La belle rousse la fixait avec son intensité coutumière, guettant la moindre de ses réactions. Bouche bée, son amie lui renvoya son regard... Avant d'exploser.

-Mais ce n'est pas possible, ça ! Qu'est-ce qu'il fait encore au milieu, celui-là !? C'est depuis que je l'ai rencontré que ma vie part en vrille !

-Détrompez-vous, souffla la Marquise. Sa vie à lui a été chamboulée le jour où il vous a rencontré.

Quoi ?

Cette dernière phrase, elle n'eut pas le temps de l'assimiler. Car un sifflement attira son oreille... Juste avant qu'elle ne se jette sur Daphnée, pour la plaquer au sol. La seconde suivante, une explosion faisait sauter la tombe de la Marquise Sanglante, qui s'évanouit dans les airs avec un hurlement de banshee.

-Un lance-roquette, gargouilla Daphnée. On doit se barrer.

Pour le coup, Élisa était tout à fait d'accord avec elle. L'aidant à se relever, elles partirent en courant au milieu des tombes. Qui pouvait donc les attaquer, en plein milieu de la nuit, dans un cimetière des Millicent !? C'était impossible !

Non... Tout en sautant par-dessus une statue d'ange tombé à la renverse sous l'effet de l'explosion, Élisa se souvint de sa première incursion ici. Non... Les vampires n'avaient tout de même pas continué à surveiller le site !? Pendant des décennies !? C'était absurde !

Et pourtant... elles s'arrêtèrent soudain de courir, sous la sculpture d'une Mort encapuchonnée. Des dizaines de paires d'yeux rouge sang les fixaient, luisant dans les ténèbres. Non... Non !

-C'est la mouise.

Daphnée venait de très bien résumer la situation.

-Ton téléphone ! chuchota Élisa en la prenant par la main, pour recommencer à courir dans une autre direction. Appelle Nathaniel !

-Attend ! J'y arrive pas... En courant... Non ! Je l'ai laissé dans la voiture !

Non... Non ! Livide, la jeune femme regarda autour d'elle. Les vampires débarquaient de partout. Une idée. Elle devait trouver une idée pour les sortir de là ! Ils étaient tous équipés de pistolets. Sa pauvre batte de baseball n'allait pas lui être d'une grande utilité. La peur commença à enfler en elle.

-La rousse n'y est pour rien ! beugla-t-elle en levant les mains en l'air. Laissez-la tranquille ! Je me rends !

Les yeux se rapprochaient.

-Daphnée, à genoux, souffla Élisa.

-Mais...

-À genoux, j'ai dit !

-Elisa Klervi ! beugla une voix de ténor. Nous avons des questions à vous poser !

Sans blague ?

-J'avais cru comprendre. Je suis prête à y répondre si vous épargnez mon amie. Sinon, vous pourrez aller vous faire cuire le cul en enfer avec vos questions !

Des sifflements rageurs s'élevèrent parmi les tombes. Mais combien étaient-ils, les bougres !? Le cœur battant la chamade, les bras levés, Élisa avisa toutes ces menaces. À genoux, Daphnée semblait au bord de l'hyperventilation.

-Hé, la fée. Tu as des ailes, non ?

La belle rousse la regarda, sans vraiment comprendre. Un sourire qui se voulait carnassier étira les lèvres d'Élisa.

-Alors, vole. Je vais faire diversion.

Baissant soudain les bras, Élisa frappa son poing dans sa paume. Cela activa la magie dans sa main, lui permettant de faire apparaitre sa batte de baseball. Aussitôt, tous les feulements autour d'elle se turent.

-Venez jouer avec maman, les gueux.

Les vampires ne s'y attendaient pas. Aussi, lorsqu'elle fonça dans le tas avec sa batte de baseball, elle eut le temps d'en assommer deux. Profitant de la stupeur générale, Daphnée s'envola dans les cieux nocturnes, disparaissant rapidement dans les airs.

Pour laisser Élisa face à des vampires remis de leur surprise. Abandonnant leurs armes, ils se jetèrent sur elle, avec des cris de rage. Elle frappait de toutes ses forces avec sa batte, brisant des crânes, des bras, plusieurs rotules. Certains s'écroulèrent. Pour d'autres, cela ne fit que décupler leur rage. Bientôt, les coups plurent sur elle. Elle en évita certains, mais rapidement, elle ne sentit plus son bras. Sa tête partie en arrière, en raison d'un uppercut à la mâchoire.

Trente-six chandelles dansèrent devant ses yeux, une voix parut leur sommer d'arrêter. Mais il était trop tard.

Élisa s'évanouit, engloutit par le nombre des vampires.