Chapitre 4 : De Tendres Sentiments... Ou pas

Le lendemain matin, dans le bureau richement meublé du Duc, Angèle dut faire face à l'incrédulité de ses parents. Oscar, sagement assis dans le fauteuil à ses côtés, affichait le masque de l'homme heureux. Elle, en revanche, avait des cernes, tant « l'émoi l'avait saisie en constatant ses sentiments pour monseigneur de Millicent ». Oh ! Pas des tendres ! Contrairement à ce qu'elle faisait croire à ses parents. Loin de là.

Pourtant, quand le Duc posa une main sur la sienne, elle eut un petit sourire des plus factices.

— Voilà... un revirement de situation des plus inattendus, fit Célestin en les étudiant attentivement.

— C'est pour le mieux, rit son maudit fiancé. Nous sommes faits pour nous entendre.

— Oh... Quel conte de fées, ma chérie !

Sa mère. Elle, pour le coup, était réellement en émoi. Bloquée dans sa robe vert pomme, elle souriait comme au jour de l'ouverture de la lettre cachetée aux armes des Millicent. Elle semblait sincèrement heureuse de ce beau mariage.

Les préparatifs pour les fiançailles commencèrent. La chose étant essentiellement féminine selon lui, le Duc en laissa toute la charge aux femmes. Au bout de deux heures, face à sa mauvaise volonté dans le choix des fleurs, sa mère l'envoya prendre l'air. Soulagée d'abandonner les questions triviales de sa tenue, de ses bijoux et des convives présents, Angèle se réfugia dans les jardins.

Là, elle se sentit bien mieux. Perdue au milieu de la végétation domptée, elle remonta les allées de gravier fin, cernées par les buissons. Presque aussitôt, les oiseaux vinrent se poser sur leurs branches, lançant des trilles joyeux à son passage. Quelques lapins sortirent le bout de leur nez rose. Elle aperçut même un hérisson dont la curiosité sans bornes la fit sourire.

Au bout d'une dizaine de minutes, suivie de son cortège de curieux, elle réalisa à quel point elle s'était éloignée du château. Imposant, il se trouvait en contrebas. Le blanc de ses murs contrastait avec son toit en ardoise, ainsi qu'avec la végétation environnante. Il semblait sorti tout droit d'un conte de fées, en vérité.

Elle réalisa son erreur à l'instant où les lapins et oiseaux disparurent avec des bruits effrayés. La seconde suivante, une silhouette tombait devant elle. La vampire de la veille. Elle portait toujours les mêmes vêtements, souillés de son sang.

— Tu as une bonne odeur, ma belle, siffla-t-elle méchamment. C'est de cette façon que tu l'as attirée, pas vrai ?

— Tu es coriace, toi.

— Je ramènerai ta carcasse en trophée !

Je n'aurais jamais le temps de sortir mon pistolet, réalisa-t-elle en guettant les mouvements de la vampire. Elle allait devoir faire une chose qu'elle détestait : courir. Ni une, ni deux, elle tourna les talons, les jupes remontées sur ses mollets. Par chance, l'autre aussi était en robe. Malheureusement, les gens de son espèce étaient dotés de capacités étonnantes.

Sa seule chance était de trouver les autres humains. Aussi assoiffés puissent-ils être, les vampires tentaient de rester discrets... Mais la règle ne s'appliquerait peut-être pas à celle-ci. Bigre, elle la talonnait !

À l'aveugle, elle tourna au coin d'un buisson, maudissant le fin gravier qui la ralentissait. Ne connaissant pas les lieux, elle devait compter sur un petit peu de chance... Des bruits ?

— Tu ne peux pas m'échapper ! ricana l'autre, quelques pas en arrière.

Des voix masculines ! Ainsi qu'un bruit répétitif. Du bois ? Angèle prit un nouveau virage, grimpant un peu plus haut dans les jardins des Millicent. Soudain, la végétation s'écarta, révélant un gazon verdoyant. Avec des panneaux de bois ?

— Attention !

Un sifflement fendit l'air, un bras passa autour de sa taille. Angèle ne prit pas le temps de crier en touchant le sol. Une main agrippant la nuque de celui qui venait de la plaquer, elle sortit son pistolet des méandres de ses jupons. Par-delà le dos de l'homme, elle vit sa poursuivante freiner précipitamment, juste dans son angle de tir.

La détonation vrilla ses propres tympans. Mais la vampire avait anticipé le coup. Elle s'enfuit parmi les buissons avec des cris semblables à une malédiction. Des bruits de pattes martelant le sol avertirent Angèle de l'arrivée des chiens avant qu'ils ne passent en courant à ses côtés, babines retroussées. Ils prenaient en chasse l'intruse.

— Vous devriez regarder où vous courrez, tout de même, fit Rodolphe, à genoux au-dessus d'elle.

Elle avait une vue imprenable sur ses abdominaux et ses pectoraux, témoignages agréables d'une activité sportive régulière. D'un autre côté, elle n'avait jamais vu de loup-garou obèse.

— Avec une folle furieuse à mes trousses ? Vous avez d'autres conseils utiles ?

— Toujours aussi aimable. Je vous ai une nouvelle fois sauvé la vie, je vous signale.

Debout, il lui offrit sa main pour l'aider à se relever. Avec le poids de ses jupons, elle eut du mal. Néanmoins, elle y parvint, fermement accrochée à Rodolphe, les pans de son chapeau devant les yeux.

— Eh bien, merci.

— Vous auriez pu finir avec un couteau de lancer logé entre les deux yeux, soupira-t-il en repoussant sa coiffe pour la regarder. Je suis sérieux : soyez plus prudente.

De lancer ? Angèle fronça les sourcils. Effectivement. Les cibles étaient criblées d'armes blanches, profondément enfoncées dans le bois. Toutes dans le centre.

— Vous avez besoin d'être à moitié nu pour lancer des bouts de ferraille ?

— Aucune dame n'était censée venir jusqu'à ce niveau des jardins, marmonna-t-il en détournant le regard.

— Eh bien, eh bien... Si je n'étais pas là depuis le début, je pourrais croire que vous vous êtes compromise avec mon frère, mademoiselle Angèle.

Fantastique. Oscar se trouvait de l'autre côté du gazon, lui aussi en tenue sommaire. Ses longs cheveux blonds semblaient faits d'or à la lumière du soleil. Cela le rendait presque irréel. Son sourire narquois, lui, était d'une blancheur immaculée. Ma foi, il est fort bien fait.

— Ne soyez pas insultant, vous non plus. Dites donc, vous ne semblez pas particulièrement inquiètes de me voir me faire attaquer, mon tendre fiancé.

Il haussa un sourcil amusé, tout en jouant avec l'une de ses lames. Rodolphe rejoignit son frère, Angèle sur les talons.

— Vous vous débrouillez plutôt bien, ma chère. Le fait de vous voir vivante à un âge si avancé en est la preuve. J'aurais peur de perturber votre dynamique de survie.

— Vous savez ce qu'il vous dit mon âge avancé !?

Tout de même ! Elle n'était pas si vieille ! Bon, certes, nombre de femmes avaient mari et enfants depuis longtemps à cet âge, mais fichtre !

— Ne vous méprenez pas mademoiselle Angèle, susurra-t-il en se rapprochant. Je trouve séduisant une femme de votre acabit.

— Décidément, votre santé mentale m'inquiète.

Cette remarque fit rire Rodolphe, sans qu'Oscar en prenne ombrage. Bien au contraire, il arbora un sourire amusé en dénouant la deuxième ceinture de sa taille. Plusieurs couteaux y étaient attachés. Mais ce n'était pas tout, constata-t-elle. Rodolphe venait d'attraper une hache plantée dans le sol, pour la poser sur un râtelier bien garni. Avaient-ils toute une armurerie à leur disposition ?

Dans un grand renfort d'aboiements, cinq gros chiens arrivèrent en courant. Haletants, ils s'enroulèrent autour des jambes de Rodolphe avant de japper en direction d'Oscar. Ce dernier fronça les sourcils jusqu'à ce que son frère lui traduise :

— La fille s'est enfuie. Elle est gravement blessée, mais ils vont tout de même continuer à monter la garde.

— Bien.... Je souhaitais justement retourner voir madame Bojour, ma tendre fiancée ! Votre mise pour les fiançailles devrait être achevée. Nous accompagnerez-vous ?

— Ai-je réellement le choix ?

— Bien sûr que non.

Quelque trente minutes plus tard, Angèle attendait toujours que le Duc reparaisse, vêtu selon les convenances de son rang. Assise sur un banc à l'extérieur, elle observait les allées et venues des palefreniers, des cuisiniers, servants et autres employés de maison. Une femme aux courbes avantageuses s'arrêta un moment pour la fixer méchamment. Elle s'en souvenait vaguement. La veille, pour son bain, elle avait effectué le même manège.

— Mademoiselle Angèle ? L'attente vous pèse-t-elle ?

Rodolphe, occupé à câliner l'un des chiens de tantôt, lui adressa un petit sourire.

— Non, ça va.

— Vous êtes pourtant bien silencieuse.

— Je n'ai pas grand-chose à vous dire, monseigneur de Millicent.

— Avec votre caractère ? J'en doute fort.

— Jarnicoton ! explosa-t-elle. Vous croyez que ça m'amuse ce simulacre de fiançailles !? Il n'en a même rien à faire qu'une vampire me court après pour m'ouvrir la gorge en deux ! Pas plus que vous espèce de... Soudain juste à ses côtés, il plaqua sa main contre ses lèvres avec un regard d'avertissement. Ses doigts sentaient le chien.

— Ne criez pas le mot « vampire » dans un lieu si fréquenté. Tous ne sont pas versés dans l'occulte, entre ces murs.

Elle plissa les paupières en avisant les alentours. Quelques jardiniers s'étaient arrêtés pour les regarder, plus à cause de leur soudaine proximité que pour les termes employés. Néanmoins, il avait raison. Ses parents étant au fait de sa situation, Rodolphe étant un loup-garou et le Duc un cuistre bien informé, elle en oubliait qu'en ces lieux certains étaient encore aveugles.

— Cela ne change rien à l'affaire, monseigneur de Millicent, siffla-t-elle en repoussant sa main. Vous, tout comme votre frère, ne semblez pas faire grand cas des attaques dont je suis victime. Bien au contraire, cela paraît vous réjouir.

Une expression étrange se peignit sur le visage du loup, la déstabilisant un instant.

— Je...

— Bien ! s'exclama Oscar en surgissant de la demeure, l'air particulièrement satisfait. Allons-y !

Angèle fixa un instant Rodolphe, de nouveau d'un calme souverain. Qu'avait-il cherché à lui dire ? Elle aurait bien aimé le savoir, mais il avait déjà changé de sujet. Les narines dilatées, il semblait humer l'air. Aussitôt, ses sourcils se froncèrent. Le coup d'œil qu'il adressa à son frère n'avait rien d'amical.

— Votre mère attend votre retour avec impatience. Elle souhaite avoir votre avis sur le menu des fiançailles.

— Mangeons des cailloux, pour ce que ça me concerne, marmonna-t-elle en prenant le bras du Duc.

Ils descendirent au village, à un pas lent qui porta sur ses nerfs. Autour d'elle, le moindre bruissement de feuille la mettait en état d'alerte. Un vampire abandonnait rarement la partie. Il lui fallait le mettre hors d'état de nuire pour espérer conserver l'intégrité de sa carotide. Pourtant, au milieu de la foule de marchands, travailleurs et autres visiteurs venus pour les préparatifs des fiançailles, elle n'aperçut pas la femme blonde.

L'atelier de madame Bojour resplendissait à leur arrivée. La couturière les accueillit de nouveau avec emphase, couvant d'un air adorateur les deux hommes. Angèle dut subir un nouvel essayage, avec épreuve du corset imposé. Au bord de l'asphyxie, elle observa son reflet. Le bleu de la robe était éclatant, avec des broderies de fleurs exotiques sur la soie délicate. Le décolleté carré mettait un peu trop en avant sa poitrine, exposant de façon dangereuse sa gorge. Une cape était fixée à ses épaules, dans le même tissu, donnant un aspect plus aristocratique à l'ensemble. C'était superbe, elle devait l'avouer. Mais cela ne correspondait pas à sa personne.

— Pourriez-vous apporter quelques légères modifications à la tenue ? demanda-t-elle en fixant madame Bojour.

Son sourire se fana quelque peu aux entournures. Toutefois, même si elle avait vu son dos, elle ne cherchait pas à fuir avec un cri de damnée.

— Lesquelles, madame ?

— Je souhaiterais avoir deux fentes dans la jupe, de façon à pouvoir atteindre mes cuisses si besoin.

— Vos... Mais pourquoi ?

Elle ignora la question. Elle se voyait mal expliquer que cela rendait l'accès plus facile aux couteaux et pistolets fixés à ses jambes.

— Je voudrais également avoir un corset en cuir.

Avec ces atours, elle serait obligée d'en porter un. Comme ils diminuaient sa mobilité, elle avait besoin d'un attirail qui la protège un minimum.

— Vous avez des... requêtes un peu étranges, rit nerveusement madame Bojour.

De retour dans le magasin, elle passa outre les messes basses de la couturière avec Oscar. Elle devait se sentir obligée de lui rapporter ses demandes. Debout dans l'embrasure de la porte, Angèle observait les passants, lasse. Rodolphe avait lui aussi été pris à partie par la femme, son sourire obligeant semblant l'inviter à continuer. Une façade.

Alerte, la jeune femme vit immédiatement ce qui se passait à l'extérieur. Un homme venait de jeter un chien hors d'une taverne à coups de pied. L'animal, à terre, tentait de se relever alors que l'autre revenait, les poings serrés, écumant presque de rage.

— Espèce de sale cabot ! beugla-t-il en saisissant un bâton. Je vais t'apprendre à voler dans mon assiette !

La colère envahit Angèle. Avant même d'avoir pu réfléchir, elle se retrouva hors de la boutique, entre le chien et l'homme. Ce dernier eut un moment d'étonnement, la foule s'arrêta autour d'eux. Elle devait bien faire une tête de moins que ce sinistre individu, pourtant elle le fixa tel un cafard.

— Ne vous approchez pas de cette bête.

— De quoi tu te mêles, la bourgeoise ? cracha-t-il.

Son vêtement et sa cape crasseuse l'identifiaient comme voyageur. Il devait certainement savoir se battre. En plus de boire comme un trou.

— Vous n'avez pas le droit de traiter un animal de la sorte.

— Ah ouais ? C'est mon chien ! J'en fais ce que je veux ! Dégage de mon chemin !

— Non.

Son incrédulité fut évidente. Derrière elle, le chien poussa un gémissement, ses pattes raclant sur le sol de terre pour pouvoir se redresser. Son maître perdit patience. Il leva haut son bâton pour frapper Angèle de toutes ses forces. Les poings serrés, celle-ci s'apprêta à réagir... mais une poigne d'acier se saisit du morceau de bois. Ce dernier fut arraché des mains du voyageur qui se retrouva étalé sur le dos, le bâton lui ayant rudement frappé l'arrière des genoux. Rodolphe posa un pied botté sur le torse de son adversaire, puis brisa son arme avec une facilité déconcertante. On eut dit une brindille entre ses mains. La foule, autour d'eux, restait coite.

— Mmh... Un bien hideux cabot, si vous voulez mon avis.

Surprise, Angèle se retourna. Oscar tenait le chien à bout de bras, le nez froncé. Son frère arriva aussitôt afin de prendre l'animal blessé. Celui-ci, avec un gémissement douloureux à entendre, se blottit contre le loup-garou.

— Quant à vous, mon bon, fit le Duc jetant un coup d'œil distrait à l'homme, vous semblez être un marchand de passage. Il serait préférable que vous repreniez la route avant la fin de la matinée.

— Hein ? Pour ce misérable...

— Cette femme est la future Duchesse de Millicent, le coupa Oscar, ses yeux violet brillant de colère. Reprenez la route.

Il enjoignit à Angèle et Rodolphe de retourner au château mais, au dernier moment, il jeta un coup d'œil à l'exilé.

— Les loups sont féroces, par ici. Si vous êtes assez rapide, peut-être y échapperez-vous...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top