Chapitre 1 : Un Fiancé Indésirable
Angèle se réveilla d'une nuit trop courte et trop mouvementée. Au milieu d'un lit qui n'était pas le sien, elle avisa la chambre richement décorée. Les murs étaient tapissés de tissu d'un jaune délicat, parcouru de petites fleurs blanches. Son lit en était un rappel, avec des rideaux capables de la dissimuler à la vue de tous. Plaqué de tout son long contre la paroi, il laissait la place à deux chaises confortables et à une table, chargée d'une imposante horloge sphérique représentant le Titan Atlas soutenant le monde. Ce n'était pas un décor typique du commun des mortels.
Ses valises étaient posées sur un banc, entre deux hautes fenêtres. Sautant au bas de son lit, la jeune femme remarqua les quelques tableaux représentant des nymphes à moitié nues. Un lourd lustre en cristal tombait du plafond.
Les lieux sont cossus, c'est indéniable, se dit-elle en défaisant les boucles de fer. Sa mère, à son réveil, risquait de tomber en pâmoison devant tant de luxe. Le Duc de Millicent était sans conteste doté d'une richesse impressionnante.
Ils étaient arrivés la veille, escortés par ce loup-garou fort aimable. Le cocher, toujours vivant, avait été soigné dès leur arrivée, ainsi que ses parents. Quant à elle, elle avait sombré dans un profond sommeil à peine entrée dans la chambre. Preuve en était qu'elle avait gardé ses vêtements déchirés de la veille.
Elle s'en débarrassa prestement. Une chance pour elle qui ne portait jamais de corset en voyage. C'était trop inconfortable pour pouvoir respirer, et en plus cela entravait ses mouvements.
Choisissant de ne pas en enfiler un aujourd'hui - en partie parce que sa mère n'était pas là pour nouer les lacets dans le dos - non plus, elle enfila son linge de corps et des bas qu'elle noua soigneusement. Puis elle attacha un fourreau de cuir à sa cuisse, dans lequel elle glissa son couteau porte-bonheur. Elle avait omis de le mettre la veille. Une regrettable erreur.
Une fois sa robe jaune poussin et son chapeau mis en place sur ses cheveux dénoués, elle sortit enfin de la chambre. En face d'elle, elle découvrit un homme en tenue de valet, qui se redressa à son apparition. Entre la console en marbre bleu et le tableau d'épiques batailles, il était tout à fait à sa place.
— Mademoiselle Angèle, puis-je vous guider au sein de la demeure ?
— Si ça vous fait plaisir.
Il parut légèrement ciller à son ton. Ah, oui. Elle avait oublié. Les bonnes manières.
— J'en serais ravie, mon brave, rectifia-t-elle avec un sourire charmeur. Pourriez-vous m'indiquer le chemin de la salle à manger ?
— Bien sûr, mademoiselle. Monsieur de Millicent s'y trouve justement.
Il se tourna d'une façon raide, pour ouvrir la marche. Aussitôt, elle abandonna son sourire factice. Fantastique. Elle allait se retrouver confrontée à son fiancé, sans le renfort de ses parents. Ou tout du moins, de son père. Sa mère aurait joué les entremetteuses sans réfléchir.
— Monsieur et Madame de l'Esprit Saint vont bien, mademoiselle. Le docteur est venu s'enquérir de leur situation.
Elle ne s'en faisait pas réellement pour eux. Ils étaient plus solides qu'un chêne en pleine tempête. Ils devraient même être capables d'assister au repas de midi.
Les couloirs, au sol de marbre blanc, avaient de quoi impressionner les visiteurs. De plus, des sculptures, des tableaux hors de prix se trouvaient de partout dans la demeure, placés là pour éblouir. Un tapis épais étouffait le bruit de leurs pas. Angèle descendit un escalier à double révolution conduisant au rez-de-chaussée. Elle traversa le hall d'entrée d'une hauteur de deux étages, un petit couloir, et, enfin, les odeurs de cuisines envahirent ses narines.
Du pain chaud, des viennoiseries, de la confiture, du miel... Tous ces mets s'étalèrent devant ses yeux, disposés sur une longue table, pour vingt personnes au moins. La pièce, dans les tons pistache, était d'une clarté accueillante. Le valet l'annonça à l'homme assis à l'autre bout de la table. Une tasse de café à mi-chemin de ses lèvres, il darda sur elle ses yeux marron. Angèle, elle, resta estomaquée en le reconnaissant. Le loup-garou.
— Mademoiselle Angèle, fit-il en se redressant, pour venir la gratifier d'un baisemain des plus gracieux. Je suis enchanté de vous voir en si grande forme.
Le valet disparut, les laissant seuls. Elle ne savait plus s'il avait annoncé le titre de cet homme, mais elle avait du mal à y croire. Il ne portait en aucun cas les atours des hommes de grande vie. Non, son pantalon marron était simple, rentré dans des bottes de cuir usé. Sa chemise, certes d'un blanc immaculé, était mal fermée, laissant apercevoir ses pectoraux fermes. Ses joues étaient même ombragées d'une barbe ! Elle-même n'avait jamais vu son père mal rasé.
— C'est vous, monsieur de Millicent ? demanda-t-elle, dubitative.
Il hocha la tête avec un petit sourire.
— Rodolphe de Millicent, pour être exact.
Elle regarda la table, chargée de victuailles. C'était impossible. Ce loup-garou ne pouvait en aucun cas être son prétendu fiancé.
— Non, je ne suis pas l'auteur de la demande en mariage, s'empressa-t-il de rectifier en lui tirant une chaise. Je suis le petit frère d'Oscar.
Ah, oui. Le nom de son fiancé était Oscar, pas Rodolphe. Elle s'assit le plus élégamment possible, attendit que son hôte en fasse de même pour se servir en viennoiseries. Mais alors, à quoi ressemblait ce fameux Oscar ?
— Vous semblez particulièrement surprise de me voir ici.
— Je dois avouer que vous tenez plus du garde-chasse que de l'homme de noblesse.
Le loup-garou écarquilla les yeux, avant d'éclater d'un rire franc.
— Ce n'est pas tout à fait faux ! Toutefois, je connais les manières du monde, dame Angèle. Avez-vous bien dormi ?
— Oui. Je vous remercie d'ailleurs pour votre hospitalité.
— Oh, ce n'est pas moi qu'il faut remercier, mais mon frère.
— Est-il un loup-garou également ?
Déjà qu'elle était fort peu emballée par ces fiançailles, elle se voyait mal avec une créature à moitié animale. Rodolphe dut le comprendre, car il eut un sourire indulgent.
— Non, il ne l'est pas, rassurez-vous. Mais, dites-moi... Vous ne semblez pas chamboulée par votre accident. Ni même étonnée par l'attaque du vampire.
Occupée à mâcher une viennoiserie au raisin, elle l'étudia attentivement. Ce monde cohabitait avec vampires, loups-garous, fées, sorcières et autres créatures de l'ombre sans trop d'encombres. Pour cause, les humains n'avaient pas, pour la majorité, connaissance de la nature de leurs voisins. Angèle avala tranquillement sa bouchée.
— J'ai déjà été conduite à faire leur connaissance. Dites-moi, où se trouve le Duc de Millicent ?
Son sourire parut se faner aux entournures. Pourtant, Rodolphe se reprit bien vite. Mmh... Cela n'annonçait rien de bon.
— Occupé au village. Pourquoi donc ?
— Il me paraît peu normal que ce soit le petit frère qui me fasse la conversation. La décence voudrait qu'il se soit déjà présenté.
Le loup, gêné, reporta son attention sur sa tasse de café.
— C'est vrai. Mais le Duc est occupé depuis hier matin au village. Nous risquons de devoir... Mademoiselle Angèle ? Que faites-vous ?
Un croissant dans une main, elle se dirigeait déjà vers la sortie à grandes enjambées. Rodolphe lui emboîta le pas, les sourcils froncés.
— Je vais visiter ce village, déclara-t-elle. Il est juste aux portes de la propriété, n'est-ce pas ?
— Oui, nous l'avons traversé cette nuit. Mais je ne suis pas certain qu'importuner votre fiancé soit le meilleur moyen d'entrer dans ses bonnes grâces.
Angèle s'arrêta pour adresser à Rodolphe un grand sourire innocent.
— Vous ai-je dit que je cherchais à être dans ses petits papiers ?
Bien au contraire, songea-t-elle en déboulant sous le soleil printanier. Elle n'avait aucune envie de se marier avec un homme qu'elle n'avait jamais vu, et dont les motivations étaient des plus obscures. Méfiante de nature, elle ne s'en laissait pas conter par la fortune de son prétendant. Sa propre famille était issue de la petite noblesse. Ils n'avaient qu'une seule maison, en plein milieu d'Orléans, et leurs revenus venaient du travail acharné de son père. Or, les nobles n'étaient pas censés travailler.
Aussi ne voyait-elle pas comment elle avait pu attirer l'attention d'un Duc, dont les terres se trouvaient perdues au fin fond du sud de la France. D'autant plus qu'un nombre incalculable de scandales l'entouraient, en plus de son statut de vieille fille. Vingt-cinq ans, jamais mariée. Et elle avait bien l'intention de continuer dans cette voie.
— Pourquoi m'accompagnez-vous ?
— Il n'est pas raisonnable pour une femme de partir seule.
Elle jeta un coup d'œil au profil de Rodolphe. Sous la lumière du soleil, il était plus à son avantage qu'en pleine nuit. Il avait l'air chaleureux, voire gentil. Une façade, sans doute. Si les loups-garous ne représentaient qu'un danger mineur pour elle, ils n'en restaient pas moins des tueurs sanguinaires.
Sous une allée de chênes multicentenaires, ils franchirent les portes de la propriété des Millicent. Vingt minutes de marche plus tard, la vie du village les submergea. Le boulanger criait pour vendre ses petits pains. Les forgerons étaient déjà à pied d'œuvre, et les tisserands étalaient leurs produits dans la grande rue. Des voyageurs flânaient, à la recherche d'objets rares, sans nul doute. Des commères discutaient, postées sur le banc devant le puits.
— Où se terre donc votre frère ? demanda-t-elle à Rodolphe. Vous devez le savoir, n'est-ce pas ?
Il passa une main dans ses cheveux bruns avec un soupir.
— À la Taverne de la Pecque.
— Voilà un nom agréable à mes oreilles. M'y conduirez-vous, ou dois-je fouiller le village de fond en comble ?
Il l'y conduisit. Sur le trajet, elle remarqua que tous s'arrêtaient pour le saluer d'aimable façon. Il répondit à tout le monde, et si chacun parut intrigué par sa présence à ses côtés, nul ne posa de question. La taverne se trouvait de l'autre côté du village, entre une horlogerie et une orfèvrerie. Elle commençait à deviner l'origine de la richesse des Millicent.
— Je sens que je vais m'amuser, marmonna-t-elle en poussant la porte sans l'once d'une hésitation.
Les femmes du monde n'entraient jamais dans ce genre de lieu. Elles restaient patiemment chez elles, à attendre leurs époux, frères ou fiancés, tout en se lamentant de leur vie nocturne qui les humiliait aux yeux de la société.
Aussi, toutes les conversations cessèrent à son entrée dans la taverne. Une épaisse fumée planait dans l'air, provenant d'une large cheminée. Deux longues tables étaient chargées de pintes de différents alcools, cernées par des hommes à moitié vêtus, des femmes au large décolleté et aux joues rougies. Tous la fixèrent, interloqués.
Elle n'eut aucun mal à repérer le Duc. Les cheveux blonds, coiffés en un catogan approximatif, il arborait les atours les plus richement décorés. Dorés et noirs, ces derniers soulignaient les traits parfaits de son visage. Ses chausses s'achevant au-dessous des genoux, ses bas blancs couvraient le reste jusque dans des chaussures à boucles, perfectionnant sa mise d'aristocrate... en plus des deux femmes, ayant élu domicile chacune sur un genou.
Angèle s'arrêta devant lui, nullement impressionnée par l'attention de ces dizaines de personnes. Elle fixa Oscar de Millicent, droit dans les yeux. Ce dernier haussa un sourcil, sans mot dire. Son regard passait de Rodolphe, derrière elle, à son visage apparemment perdu.
— On dit souvent que la première impression est la bonne, fit-elle avec un sourire narquois.
Sur quoi elle tourna les talons. Son frère, jusqu'alors dans son dos, arrêta un geste en plein milieu de son exécution, avec un air contrarié à l'adresse de son frère. Il avait dû tenter de lui communiquer quelque chose par des signes. Elle le dépassa, ne s'attendant pas à ce qu'il la suive. Le Duc, hein ? Il avait tous les traits d'un homme oisif et incompétent, se reposant plus sur les acquis de son père que sur son propre savoir-faire.
À l'air libre, elle prit une profonde inspiration. Cette taverne empestait le vin et la bière bon marché. Oscar de Millicent. Il allait regretter de l'avoir fait se déplacer jusqu'ici, de s'être fait attaquer en pleine nuit et de l'avoir délaissée le jour même pour une paire de donzelles accommodantes.
Il allait maudire le jour où il l'avait choisie pour fiancée.
— Il est dangereux pour une femme de votre condition de sortir sans chaperon.
Angèle croisa le regard d'un nouvel aristocrate, à la mise impeccable. La chevelure châtain, il paraissait d'une gentillesse exagérée, tandis qu'il la jugeait sans détour. Une femme de ma condition. Elle plissa les paupières. Des canines pointaient sur la lèvre inférieure de l'importun. Il s'approcha d'elle, très intrigué par sa gorge.
— Me prendriez-vous pour une prostituée, monseigneur ? fit-elle d'un ton glacial.
— Aucunement, ma dame. Mais peut-être devrais-je vous raccompagner en votre demeure.
— Je loge chez le Duc.
À ces mots, il la regarda droit dans les yeux, abandonnant la contemplation de sa gorge.
— Seriez-vous la fiancée tant attendue ? Je dois vous ramener immédiatement à ses côtés, alors.
Il l'attrapa par le poignet afin de la conduire au travers des rues du village de Millicent. Elle se laissa faire, les sens en alerte. Il lui présenta les divers étals, échoppes et autres lieux de moins en moins huppés. La population dans les rues se fit plus rare. Puis, inexorablement, elle se retrouva dans une impasse inconnue du soleil.
— Ne vous seriez-vous pas trompé de chemin, monseigneur ?
— Je ne crois pas, répondit-il en la jetant contre le mur. Désolé, ma belle, mais vous avez l'air exquise.
Sa main se noua autour de sa gorge, la maintenant fermement. Ses yeux avaient tourné au rouge sang, ses canines devenues aussi acérées que des poignards. Il ne parut pas remarquer son expression placide.
— Je tâcherai de te laisser en vie, innocente demoi...
Il tomba à genoux avec un gargouillement stupéfait. Angèle le repoussa sans ménagement, sa dague dégoulinante de sang dans la main. Il hoqueta, les mains sur son ventre, l'air abasourdi.
— Même toi, tu ne peux guérir d'une blessure de cette lame, fit-elle en l'empoignant par les cheveux. Navrée que tu aies choisi la mauvaise proie.
Elle lui trancha la gorge. Proprement, nettement, sans qu'aucune goutte de sang ne vienne tacher sa mise. Pour cause. Le corps se transforma en une pluie de sable. Angèle prit le temps de nettoyer son arme, avant de la glisser de nouveau dans son fourreau, le long de sa cuisse.
— Amateur, lança-t-elle avant de sortir de l'impasse.
Deux mètres plus tard, Rodolphe surgissait au détour d'une rue, de mauvaise humeur et l'air inquiet. Quand il l'aperçut, il paraissait avoir très envie de l'étrangler.
— Vous n'étiez pas obligée de partir aussi vite ! s'exclama-t-il en se plantant devant elle. Sans mon odorat, j'aurais mis belle lurette à vous retrouver et...
Il s'arrêta, huma de nouveau l'air. Paupières plissées, il se pencha en avant, comme s'il la reniflait, elle. Angèle fronça les sourcils.
— Il s'agit là d'une attitude extrêmement grossière.
— Vous sentez le sang.
Elle roula des yeux, exaspérée, en dépit du signal d'alarme qui se déclencha en elle. Personne n'avait besoin de connaître son forfait. A fortiori, encore moins l'un de ses hôtes.
— Évidemment. Je me suis fait griffer la cheville hier soir par un vampire, je vous rappelle. À force de marcher dans ces bottines, les plaies se sont rouvertes. Bon. Vous me reconduisez à la demeure ? Je crains de m'être égarée.
Ils se jaugèrent un instant. Rodolphe était loin de croire à ses histoires, constata-t-elle en soutenant son regard pourtant chaleureux. Néanmoins, il ne posa aucune question. Il lui enjoignit de le suivre, tout en l'informant que le Duc la recevrait dans la matinée. Certainement après avoir cuvé ses litres de bière.
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