3. Les Regrets Mordent Le Cœur

Ayana


Je peux définitivement rayer le mot « dignité » de mon vocabulaire. Non seulement parce qu'une pucelle aurait pu mieux se tenir face à ce Gary, mais aussi parce que quelqu'un nous a pris en photo. Je souffle bruyamment en me demandant dans quel pétrin je me suis encore fourrée. Dans cet endroit jonché par des agents de presse, je me vois mal comment retrouver l'auteur de cet acte.

Dans le même temps, pourquoi nous filmer ? Quel est l'intérêt ? Je n'ai jamais vraiment intéressé la presse, sauf lorsqu'il s'agissait de Brent, et mes parents ne sont pas adeptes de scandales. Ayana Moore et une sorte de mécanicien. Y a-t-il vraiment quelque chose de sensationnel là-dedans ?

Tu n'as qu'à le demander à ta mère, raille la petite voix.

Je soupire à nouveau, inquiète. Maman n'a aucun problème avec « les gens des sphères économiques plus basses », comme elle le dit souvent, mais elle prône la capacité pour chacun de s'occuper d'une maisonnée. Je n'imagine pas sa réaction si elle apprend ce qu'il s'est passé. Sa fille, dans les bras d'un inconnu. Un inconnu à la beauté effarante, excessivement délicieuse pour les yeux. J'avale ma salive une énième fois, désirant humidifier ma gorge asséchée par le souvenir de ce contact brûlant. C'est comme si je suis dans des sables mouvants : plus je cherche à éjecter le brun de mes pensées, plus il les hante. Plus je me débats, plus le souvenir de son regard plein de possessivité m'envahit la tête.

Je reviens à moi-même quand un homme se dresse sur le podium pour attirer notre attention. Les murmures tarissent, la musique diminue et nous regagnons nos places. Je suis entre mes parents, au premier rang, à quelques pas d'Elaine Carter, d'Adam Montgomery et d'autres individus de leur trempe. Je feins de prendre en vidéo la salle pour qu'ils y apparaissent. Je posterai le tout plus tard, quand mes mains trembleront moins d'excitation, et je prends aussi quelques selfies avec mes parents. Les journalistes ont rejoint un espace qui leur est dédié pendant que d'autres photographes pour des chaines de télé et les journaux immortalisent tout ce qu'ils peuvent.

La salle s'assombrie légèrement pendant que l'homme s'annonce et amorce son discours. Je regarde derrière moi. Nous devons être un peu plus d'une cinquantaine de personnes, sans la presse. C'est vraiment étrange de voir tous ces gens en costumes, en robe, en soutanes et autres vêtements plus extravagants, en se disant qu'on voit habituellement leurs visages sur les magazines et à la télévision.

Tom Jefferson, l'auteur de L'amour a les poches vides que j'ai croisé dans l'ascenseur, se tient debout avec un petit groupe de quatre personnes dans un coin sur le côté, à ma droite. J'ignore pourquoi ils ne s'asseyent pas. Cependant, même dans la pénombre, je peux reconnaître l'asiatique de tout à l'heure et le gestionnaire de patrimoine qui discutait avec mes parents. Une femme à la peau noire, les cheveux cachés par un voile blanc, pianote sur son téléphone. Près d'elle, un jeune homme dandine sa tête, des Airpods aux oreilles. Ils doivent tous se connaître et, pour rester debout, ils sont peut-être proches de l'organisateur de l'évènement. Je doute que ce soit la famille du PDG, le fameux Sulton qui est ami avec tout le monde, sauf s'ils ont tous été adoptés. De toute évidence, ils viennent d'origines divers et variés.

Pourtant, ils sont terriblement intrigants et je ne suis pas la seule à être étonnée par leur charisme. Il émane de leur attitude une sorte de magnétisme étrange, le genre qu'on acquiert en ayant assujetti le manque de confiance en soi, lorsqu'on ne sait plus marcher autrement qu'avec le menton fièrement levé.

— ... les deux modèles phénomène de la maison. Les internautes l'ont surnommée la marque du miracle, car la Smart Sulton s'est imposée sur le marché de l'automobile de luxe avec des statistiques déroutantes, et ce, en une dizaine d'années seulement. Cette prouesse est l'une des choses les plus étonnantes de notre siècle.

L'orateur, d'une voix claire et stable, présente les voitures dont je connaissais à peine l'existence jusqu'à ce soir. Il faut avouer que j'ai grandi avec le nez dans les livres et que je ne me divertissais pas en me renseignant sur les meilleurs véhicules de mon temps. Cependant, je dois avouer que le succès de ces engins est inédit. Les plus grandes firmes existent depuis le vingtième siècle et ont donc une certaine image, acquise au fil des années. Réussir la même chose en une décennie doit demander des efforts plus que colossaux. Pour cette raison, je suis plus intéressée par ce qui se dit qu'au début de la cérémonie. La limousine à droite du conférencier serait le premier modèle mis en vente. Elle a conquis son public cible en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.

— Audacieuse, sans vergogne et imposante. Voilà les mots qui résument l'aînée des Smart Sulton, la Black Pawn Frieda, qui est un bijou d'ergonomie et de confort. Haute d'un mètre quarante, ses cinq mètres soixante-six sur un mètre cinquante-deux sont le condensé du travail d'artisans et travailleurs divers qui ont uni leurs forces mais aussi et surtout leurs connaissances. La calandre a été conçue pour captiver l'attention et entrouvrir les bouches des piétons sur votre passage. Sa peinture d'un noir aussi saisissant que les abîmes absorbe la lumière et la redessine en des courbes informes qui saisissent le regard. Son intérieur s'inspire des rues pavées et des tunnels sous le ciel de la Volterra, raison pour laquelle les finitions, faites mains par nos experts, sont en albâtre, matériau prisé de la Toscane. En étant au volant de ce petit bébé, vous verrez les choses différemment : ce n'est pas une voiture, c'est un poste de commandement et vous en êtes le ou la propriétaire.

Il m'a convaincue. Si je pouvais le faire maintenant, j'aurais déjà vidé mon portefeuille pour me procurer cet engin. Cependant, j'ai toutes les raisons de croire que son prix me fera pâlir plus que de raison. Captivée par son exposé, je ne lâche pas des yeux son corps longiligne qui se rapproche du deuxième véhicule et ses mains qui illustrent ses propos en s'agitant dans l'air.

— Si vous pouvez choisir entre un poste de commandement au rez-de-chaussée et le sommet d'un immeuble, vous conviendrez avec moi que la vue est bien plus belle là-haut. C'est ce que vous offre la Black Knight. Elle a fait l'unanimité chez les friands d'automobile : elle revisite et améliore la Pawn Frieda en vous donnant la sensation que la perfection peut encore se bonifier et donner vie à quelque chose d'encore plus... singulier.

Des applaudissements s'élèvent alors que les caractéristiques des deux voitures défilent sur l'écran. Le deuxième modèle tire sa beauté et son intérieur riche, semblable à un salon de luxe, d'un lieu en France. Les sièges et la décoration rappellent la grande salle du théâtre Impérial de l'opéra de Paris, au dix-neuvième siècle. C'est la raison pour laquelle sa carrosserie noire et son intérieur sont agrémentés de finitions en or jaune, dans un style victorien très éclectique mais aussi moderne.

C'est définitif : je suis amoureuse de cette marque.

— Remerciez-moi pour cette présentation, mais pas pour cette œuvre, car nous devons tout ceci à un seul homme. Saisissant, atypique et mécaniquement vôtre, comme les engins que vous avez dans vos garages et qui portent son nom. Monsieur Sulton, pour vous, ce soir !

Nous nous levons en applaudissant, inondant la salle de notre ovation. J'en profite pour prendre de nouvelles vidéos et rive ma caméra sur le podium, souhaitant garder une trace de l'entrée en scène de l'homme qui pousse le public à chuchoter joyeusement. Les yeux rivés sur ce que je filme, je suis agréablement surprise en me rendant compte qu'il ne s'agit pas d'un quinquagénaire bedonnant dont le parcours justifierait sa notoriété. Son corps athlétique, emprisonné dans un magnifique costume noir comme les deux véhicules, me fait pâlir d'envie avant même que je ne puisse le voir correctement. Je cesse de fixer mon téléphone et lève les yeux pour mieux l'apercevoir s'avancer. La seconde qui suit, un court-circuit me force à rester immobile pendant quelques secondes.

Cheveux bruns mieux plaqués en arrière que quand je les ai vus, regard pétillant et tenue fraîchement repassée, mon bel inconnu se présente à l'assemblée, une main en poche. Un micro suspendue autour de son oreille traverse sa joue gauche. Un sourire à peine perceptible au coin des lèvres, il jette un regard attentif sur la foule, les pieds bien ancrés dans le sol.

Gary est Lucian Sulton. Lucian Sulton est Gary.

Il domine l'assemblée, la surplombe, confiant. Il possède l'espace, en maître des lieux, et marque son territoire d'un coup d'œil. Les applaudissements ne tarissent pas. Il s'en abreuve, exalté, et sourit plus largement à mesure que les secondes passent. Obnubilée, la foule ne cache pas son admiration et je ne suis pas épargnée par ce magnétisme étouffant, ce spectre d'autorité autour de moi qui bloque les mouvements de mon cou : il n'y a que lui qui doit être regardé. La lumière des projecteurs ne doit être dirigée que vers lui.

Mais qui est cet homme ?

Les lèvres serrées quoique toujours étirées par un sourire, il hoche doucement la tête pour signifier qu'il suffit. Les applaudissements faiblissent, ses muscles alléchants se sont assez nourris de la fascination dans les yeux de ces gens et de l'admiration dans les miens qu'il capture en un regard.

Il est trop tard pour me cacher. Il hoche à nouveau la tête, sérieux. Cible repérée. Tu ne m'échapperas pas cette fois, me dit son œillade. Je me sens défaillir comme quand je l'ai percuté il y a quelques minutes. J'essaie de reprendre le contrôle, mais je suis atteinte. L'océan de son regard bleuté me noie sous des vagues de sensualité brutales. Dans les profondeurs de ce contact hors du temps, je reviens à moi quand maman tire sur mon bras : je suis la seule à être debout alors que tout le monde s'est rassis. Je m'empresse de m'installer, terriblement gênée. L'asiatique de tout à l'heure, ainsi que Tom Jefferson et le reste de leur petite bande me dévisagent comme une bête de foire. Je me fais toute petite en espérant disparaître. Bon sang ! J'ai si honte ! Lucian Sulton finit par regarder ailleurs alors que je me demande à quand remonte la dernière fois que j'ai eu le temps de me faire plaisir.

Le manque commence à se faire ressentir, ma pauvre...

— Soyez les bienvenus... chez nous.

Cette petite phrase de cinq mots lui vaut à nouveau une vague d'applaudissements. Lorsque celle-ci se calme, il reprend sans bouger d'un millimètre, droit à l'endroit où il se tient debout :

— Parmi vous, certains croient en l'horoscope et aux interprétations de la numérologie. En ce sens, dix, c'est le nombre standard de doigts d'une main. C'est aussi la base du système de numération décimale. Dix peut aussi symboliser la fin d'un cycle, l'annonce de l'exploration d'horizons inconnus, l'entame de l'inédit et la recherche du nouveau. Mais, en réalité, dix, c'est vous et moi, c'est l'âge de notre histoire d'amour, propulsée par un moteur V12 biturbo de cinq-cents soixante-trois chevaux, annonce-t-il sous les acclamations du public.

Il est saisissant. Outrageusement intrigant. Délicieusement éloquent.

— Mon cursus a commencé par des esquisses rudimentaires alors que j'avais à peine quinze ans, puis des maquettes réalisées grâce à des papiers divers et le plastique fondu des anciens jouets que m'avaient achetés ma tante. Je n'étais jamais satisfait de ce que je faisais car, comme l'a si bien dit le célèbre Burns, les tendances perfectionnistes me contraignaient à m'évaluer sur des bases de productivité et de performance. Or, les seules prouesses que je comptais dans mon palmarès, c'était les taloches de mon oncle, lorsqu'il s'apercevait que j'avais à nouveau utilisé les rouleaux de papiers toilettes pour concrétiser mes idées.

Communiquant son hilarité à l'assemblée, il enfouit ses mains dans ses poches et dandine sur ses pieds avec cet air rêveur typique de la nostalgie.

— Nous sommes loin d'avoir fini. L'édifice que je construis depuis le début de cet exquis périple doit son existence en la confiance que vous me portez, et nous continuerons de nous élever un peu plus haut à chaque fois. Cependant, nous mettons notre ascension sur pause ce soir, afin de trinquer à cette décennie et à celles à venir, en espérant que je ne développe pas trop d'arthroses avant.

Un nouveau rire parcourt le public conquis. Pour ma part, je ne vois personne d'autre que lui. Ce que je ressens en le voyant me rappelle l'époque où je hurlais devant les personnages masculins de mes séries préférées. Même avec toute ma bonne volonté, je ne peux pas détacher mes yeux de lui et empêcher mon myocarde de battre comme un forcené. La voix stable, le torse droit, il emprisonne son auditoire dans cet étau de pur charme. Il promet le luxe, le confort et l'efficacité pour les années à venir. Des avancées qui feront du bruit, des véhicules hors du commun...

— Pour des gens hors du commun, comme vous, ajoute-t-il.

Flatté, le public sourit avant d'applaudir. Un compliment de Lucian Sulton, comme une sucette offerte à un enfant, et je dois me tortiller sur mon siège pour reprendre contenance quand maman m'observe étrangement. S'en suit alors la vague de nominations tant attendue. Le conférencier revient sur le devant de la scène et nomme des individus qui jubilent avec retenue en apprenant leur nouveau poste et s'empressent d'aller faire une photo avec le PDG, une attestation signée et encadrée remise par une belle blonde en tailleur.

Lucian Sulton sourit, mais pas de la manière dont il l'a fait quand il était avec moi dans le couloir. Il semble agacé et moins enthousiaste qu'à son arrivée. Une belle brune lui lance des regards langoureux en levant discrètement les pouces vers lui. Cependant, il oscille régulièrement entre elle et moi, me forçant à me demander qui elle peut bien être pour lui. J'abandonne mes réflexions quand le nom de mon frère résonne dans les enceintes. Il grimpe les marches qui mènent au podium et salue son nouveau patron avec joie. Celui-ci annonce alors :

— Je mets un point d'honneur à donner du crédit aux travailleurs qui rendent toutes ces choses possibles. Or, ignorer le génie de M. Moore et les données prometteuses que son travail révèle serait un crime des plus abominables. Il m'a convaincu de son talent plus qu'épatant et les prémices de ses travaux ont suscité mon intérêt. Je tiens à vous le dire, la SMC entre dans une toute nouvelle ère grâce à lui.

Les cheveux légèrement en bataille, mais qui lui donnent un air diablement décontracté, mon frère sourit lorsque l'orateur lui passe un micro. Il semble surpris des égards qui lui sont accordés, chose qui me fait rire alors que maman est à deux doigts de sangloter. Il arrange distraitement sa cravate rouge, comme les finitions de son costume noir, et amorce :

— Euh... je n'avais pas prévu de discours, je venais juste faire une photo avec m'sieur Sulton pour gratter des abonnés sur Insta.

Maman pleure définitivement et l'assemblée s'esclaffe. La vue de cette scène que je ne manque pas d'enregistrer a le don de me rendre émotive et, en croisant le regard brillant de mon frère, je me mords la lèvre pour ne pas imiter notre mère.

— Je tiens à remercier du fond du cœur mes parents qui m'ont donné les moyens de me hisser jusqu'à ce niveau. Je ne pensais pas que ce rêve que je nourrissais était réalisable, et me voilà devant le gratin des USA et du monde entier. Je veux aussi dire merci à mon amour de petite sœur, qui m'a accompagnée durant plusieurs nuits blanches. Elle était là, silencieuse, à me regarder travailler comme si je faisais les prouesses de Superman. Elle fait tout le temps chier, mais elle stimule ma créativité, alors je la tolère.

Roy arrache un rire aux invités qui posent en même temps les yeux sur moi. Voilà. Il ne manquait que ça pour me faire pleurer. Je souris de toutes mes dents à mon grand-frère en essuyant mes yeux. Je constate qu'il fait des efforts pour ne pas laisser échapper de larmes, car ça lui ressemble bien d'être fort dans toutes les situations de la vie. Je garde les yeux sur lui pour éviter de capter le regard de son nouveau boss qui me fixe intensément si j'en crois ce que je perçois dans mon champ de vision. Roy se tourne ensuite vers son patron, fier.

— Et merci à vous, M. Sulton. Merci d'avoir cru en moi, je n'ai juste pas les mots pour vous signifier ma gratitude.

Les applaudissements retentissent à nouveau alors que les deux hommes se font une poignée de main énergétique sous le flash des appareils photos. En résumé, mon frère va avoir un salaire à s'en taper le cul par terre, croiser toutes sortes d'individus haut placés et faire des virées dans des voitures qui coûtent la peau des fesses : je n'aurais pas pu rêver mieux pour lui.

Roy parle alors du projet qui lui a valu une place dans la société en mentionnant vaguement des données informatiques. Il est l'instigateur d'un plan sur lequel il ne peut donner plus de détails à cause de la concurrence. Mon frère parle avec assurance et lance des vannes qui parsèment l'atmosphère de gloussements. Les sourires sur les visages réchauffent mon cœur. Lorsqu'il achève son discours, nous applaudissons avec admiration. Lucian Sulton, une main sur l'épaule de mon frère, reprend la parole.

— Je ne peux que féliciter la bravoure et le talent tous les deux uniques de ce jeune homme qui a cru en ses rêves. Il faut se donner les moyens de réussir, mettre toutes les chances de son côté. Quand on désire profondément quelque chose, on fait tout pour l'avoir...

Son regard croise le mien et je sens mon cuir chevelu me démanger désagréablement.

— ... quelles que soient les méthodes à déployer.

Mes joues chauffent, l'air frais de la climatisation arrive jusqu'à moi, mais je suis imperméable au froid : le thermomètre de mon corps s'est encore déréglé. Je détourne le regard en suivant le mouvement de l'assemblée qui est invitée à rejoindre la salle du banquet. Mes parents et moi passons d'abord sous les flashs incessants des journalistes pour répondre à quelques questions et exprimer notre ressenti. Après plusieurs minutes à chanter les louanges de mon grand-frère, je me décide à mettre fin au massacre et cherche à me créer une voie parmi la foule pour prendre un peu d'air. Pourtant, une voix qui surplombe toutes les autres émet alors une interrogation qui me cloue sur place.

— Mlle Moore, qu'avez-vous à dire au sujet de cette image de M. Sulton et vous qui parcoure la toile ?

Un silence embarrassant s'installe autour de nous, même si les bavardages continuent un peu plus loin. Un frisson parcourt mon échine. Je jurerais connaître cette voix, mais il m'est impossible de croire que ça soit possible. Je sens le regard de mes parents s'accrocher à mon visage marqué par l'étonnement, la gêne et le désarroi. J'essaie de contrôler les larmes qui veulent monter, car je ne saurai pas expliquer ensuite pourquoi je pleure. Du calme, Ayana... Je remarque certains journalistes sortir leurs Smartphones et lancer une recherche sur le Web. Les autres essaient de filmer mon visage éberlué tout en guettant sur les téléphones de leurs confrères ; des exclamations surprises envahissent alors l'air. Je suis dans la merde.

Je rassemble tout mon courage et ravale mon angoisse pour esquisser un faux sourire. Je suis consciente qu'il ne s'est rien passé entre le PDG et moi, mais j'ai la sensation que les journalistes peuvent lire dans mes pensées et constater toutes les idées qui m'ont traversé l'esprit lorsque j'étais dans ses bras et ça, c'est horriblement honteux.

— Ce n'est qu'un terrible malentendu. M. Sulton a eu la vivacité nécessaire pour me rattraper après que nous nous sommes heurtés dans le couloir.

— Entretenez-vous une relation secrète avec M. Sulton ? demande un autre.

— Qu'allez-vous chercher là ? s'offusque maman. Viens avec moi, Aya.

— Votre silence signifie-t-il que vous entretenez une relation secrète avec M. Sulton ?

— M. Sulton compte-t-il annuler son mariage ?

— Mlle Brown est-elle au courant de votre liaison ? Compte-t-elle le quitter ?

Je commence à perdre pied et tente de m'éloigner avec maman. Les questions fusent de partout et deviennent de véritables affirmations. Dans le même temps, j'apprends que Lucian Sulton, le magnétique et énigmatique Lucian Sulton est un homme casé. Pour couronner tout ça, l'une des pires erreurs de ma vie est là, dans la foule. Je le sens et je le sais. Peut-être même est-ce lui qui a pris ce cliché. Peut-être l'a-t-il publié. Ai-je seulement le courage de le chercher pour vérifier si ce que je soupçonne s'avère vrai ? Je ne veux plus voir son visage.

Maman m'entraine jusqu'aux vestiaires et m'interroge du regard. Heureusement pour nous, nous sommes seules car la majorité des gens s'apprêtent à aller manger. Je prends le temps de calmer mon pouls qui s'agite en fermant les yeux et en respirant calmement. Du moins, j'essaie. Je ne parviens pas à trouver la sérénité lorsque maman me lance cette œillade. Elle n'a pas besoin de parler pour que je ressente le besoin de lui expliquer.

— Lui et moi, nous nous sommes heurtés juste devant, dans le couloir. Je me suis accrochée à lui pour ne pas tomber et il m'a rattrapée. Il ne s'est rien passé, je te le promets.

— Ce ne sont pas tes promesses qui vont me rassurer, Ayana. Ce qui est fait est déjà exécuté. Pour le reste de la soirée, je veux que tu te tiennes à distance de lui. Pas un seul regard, pas un mot, pas ce sourire débile que tu affiches lorsqu'il parle.

— Je ne...

— Je m'attends à ce que tu répondes « oui, je ferai ce que tu m'as dit, maman. ».

Je soupire, incapable d'aller à l'encontre de son programme. Elle le fait pour me protéger et je n'ai d'ailleurs aucune raison de rechigner.

— C'est compris.

Elle hoche la tête et s'éclipse, me laissant avec mes pensées. Je me remémore la voix qui a lancé cette interrogation qui a changé le cours de la soirée. Voilà un peu plus de trois ans que je ne l'ai pas écoutée, et il a fallu que je l'entende à nouveau ce soir, pile au moment où je me disais que rien ne pouvait ternir ma joie. Je prends une longue inspiration pour retenir mes larmes. Après tout, il y avait beaucoup de bruit, j'ai très bien pu confondre. Puis, je ne l'ai pas vu. Il aurait daigné se montrer s'il avait été là.

Inspire, expire...

Je rajoute une couche de gloss sur mes lèvres et me motive pour la fin de la soirée. Après le banquet, on a encore un cocktail dinatoire à prendre avec Roy et son nouveau boss. J'imagine bien que ça ne va pas être l'éclate après la publication de cette image, mais je dois faire avec. Je manque de sangloter en constatant qu'on a commencé à me mentionner sur des pages de presse people. Angoissée, je désactive ma connexion Internet avant de ranger mon téléphone, puis je sors des vestiaires.

J'aurais préféré tomber à nouveau sur cet étrange personnage dont le toucher m'a fait palpiter plus que de raison. Pourtant, je fais face à mon passé, alors même que je l'évite depuis des années. Un passé que j'ai bloqué sur tous mes réseaux sociaux, dont j'ai supprimé le numéro et que j'ai juré ne jamais chercher à revoir. Il est là, le regard inquiet, les mains en poches, un peu plus mince que dans mes souvenirs, mais plus musclé aussi. Toujours aussi beau que quand je l'ai connu et aimé, toujours aussi séduisant que quand je lui ai offert mon corps et fais confiance. Ses cheveux blonds, ses yeux bleus, ses paupières noircies par les cernes, ses joues creuses, sa barbichette... Dieu, que j'ai aimé caresser ce visage !

— Aya...

Je tente de ne pas le regarder plus longtemps tout en contenant la nausée qui me remue les intestins. Mes yeux dans les siens me fait le même effet que de l'acide versé sur mes rétines. Je presse le pas et me dirige vers l'ascenseur, mais il me barre la route et me contraint à le suivre dans une autre allée. Sa poigne autour de mon bras me répugne et humer à nouveau son parfum retourne mes entrailles. Je suis malade d'être aussi proche de lui, de sentir à nouveau ses doigts sur ma peau.

— Brent ! Lâche-moi tout de suite !

Il me contraint à entrer dans un salon vide éclairé par un grand lustre. Il s'assure de rester devant la porte et lève les mains vers le ciel, l'air pacifique.

— Eh... Aya ! Écoutes... s'il te plait, je n'ai pas l'intention de t'ennuyer et je vais te laisser partir dans deux minutes, mais ça fait... ça fait plus de trois ans maintenant que je te demande de m'accorder dix minutes de ton temps, me fait-il remarquer en joignant ses mains près de sa bouche. Tu m'empêches de t'approcher, tu m'empêches de te parler, tu m'empêches de...

— Estimes-toi heureux que je ne t'empêche pas de vivre, sinon tu serais déjà six pieds sous terre, espèce de détraqué !

— Je sais que j'ai merdé. Je le sais, j'en ai conscience. Seulement, aujourd'hui, je veux réparer...

— Qu'est-ce que tu veux réparer en me filmant dans les bras du patron de mon frère, hein, Brent ? Tu crois vraiment que je vais gober ton baratin ? Je ressemble vraiment à la conne d'il y a trois ans ?

Il soupire en se pinçant l'arête du nez. Il passe ensuite une main dans sa chevelure blonde en rivant son regard bleu dans le mien. Je refuse de croire que j'ai aimé un tel personnage. Il n'a jamais mérité la plus infime partie de mon amour.

— Aya, tu sais très bien que je ne ferai jamais rien pour te nuire, ça va juste faire un peu de pub à mon blog.

Il est perché, totalement timbré. Il y a même de la méchanceté en Brent que je n'ai remarqué que trop tard. Malgré tout ce qu'il a pour s'amuser et l'argent de son père qui pourrait lui payer des vacances aux quatre coins du monde, c'est un foutu site anonyme avec des articles aux titres putaclics qui le divertit.

— Laisse-moi passer.

Je n'ai plus la force de lutter contre lui ou de lui dire que ses agissements m'ont toujours blessée. Ce temps-là est révolu.

— Non, s'il te plaît, eh... regarde-moi. Je regrette de t'avoir laissée, de t'avoir trompée avec Maya et... et toutes ces autres filles, de pas avoir été là après ton accident et ton opération, de t'avoir fait... toutes ces choses qui... S'il te plaît, tu me manques, mon amour, avoue-t-il, la voix éteinte. Je te demande juste un dîner, un de ces quatre. Toi et moi, comme au bon vieux temps. J'ai tant de choses à te dire, Aya.

En me remémorant tous les bons moments que nous avons passés ensemble, mes résolutions se ramolissent. Pourtant, dans la balance, la souffrance qu'il m'a causée est bien plus lourde. Mon cœur enclenche immédiatement un mécanisme de défense.

— Je ne veux plus te voir, Brent. Ni demain ni aucun autre jour du reste de ma vie.

Cette fois-ci, il ne me retient pas et je m'en vais. J'ai de plus en plus de mal à me retenir. Quelques larmes roulent sur mes joues, mais je les efface rapidement. J'en ai trop versé et je me suis promise de me reconstruire sans laisser quiconque me ramener en arrière. Toutes ces nuits blanches que j'ai passées seule m'ont poussée à me jurer de faire tous les efforts nécessaires pour que plus personne n'avale ma joie-de-vivre.

Plus jamais.

___________

Salut, mes océans ! Merci pour vos nombreuses lectures, c'est très touchant ! 🥰 Du coup, on passe un mouchoir à Ayana qui nous fait une déprime s'il vous plaît. Heureusement que Lucian va entrer dans sa vie pour embellir un peu tout ça 😹

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