2. Le Jaillissement de l'Étincelle
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Ayana
Lourde de fatigue, je suis pourtant contrainte d'ouvrir les yeux quand mon téléphone se met à cracher une sonnerie tonitruante. Ma main tâtonne derrière l'un de mes oreillers et je désactive l'alarme avant de m'asseoir. Je prends quelques minutes pour me faire à l'idée que le soleil se lève et me motive intérieurement pour quitter mes draps. Mon week-end chez les parents date d'il y a trois jours. Conclusion : les vacances sont finies pour ce mois.
J'ai passé cette nuit à lire le deuxième quart du bouquin qui fait l'objet de mon analyse du moment. Riley Ferdinand, ma supérieure hiérarchique, n'a pas de patience et il faut vraiment une bonne raison pour retarder la parution d'un article ou d'une critique. Toutefois, j'ai exceptionnellement aéré mon agenda pour aujourd'hui, avec la sainte autorisation de ma patronne : ma famille est conviée à l'entrée officielle de mon frère dans le monde des affaires. Au bout de plusieurs semaines à pianoter sur ses quatre ordinateurs et à vivre entouré de livres d'informatiques, il va finalement signer un CDI pour bosser dans la société où il était déjà en essai. Je n'aurais pas pu rêver mieux pour lui, si bien que j'ai hâte.
Après lui avoir rédigé un texto pour lui demander quelle tenue il mettra ce soir, je concentre mon regard sur ma penderie, à ma droite. Elle est séparée de la salle de bain par des photos de mes humains préférés accrochées au mur.
Perdue dans mon imagination, je me vois avec les derniers sous-vêtements que j'ai achetés, emmitouflée dans un pull noir à col roulé et les jambes couvertes d'un jean de la même couleur sur mesure. Le tout agrémenté d'un peu de maquillage, mes cheveux courts lissés, et ce manteau beige que je n'ai jamais porté sur les épaules, couronné par une de mes chaussures blanche à talons carrés. Une fois le rendu d'ensemble clairement visualisé dans ma tête, je me précipite sous un jet d'eau chaude qui me revigore dans l'instant. J'achève ma toilette, me lave les dents et me couvre à l'aide d'un peignoir.
Je reviens dans ma chambre où je refais mon lit, situé au milieu d'un mur et encadré par deux meubles jonchés de mes ouvrages préférés. Juste en face se trouve la sortie qui donne sur le couloir d'où l'on peut voir le salon. J'ouvre ensuite la grande porte-fenêtre diamétralement opposée à ma salle de bain. J'atterris sur mon balcon colorés par des plantes fleuries et depuis lequel j'observe mon jardin vide de décorations.
J'aperçois aussi la cuisine du couple Thompson sur ma droite. Il s'agit d'un charmant duo qui s'est formé il y a trente-deux ans. Ce sont mes voisins les plus proches, des quinquagénaires adorables. On a d'ailleurs notre rituel tous les matins : avant d'aller travailler, je les salue depuis le balcon pendant qu'ils prennent leur petit-déjeuner, tout en écoutant la radio neuve qu'ils ont reçue de la part de leur fille qui étudie à l'étranger.
Je regagne l'intérieur pour chercher mes vêtements. En passant près de ma table de bureau, disposée dans un coin en face du lit, je range rapidement le bazar que j'ai laissé la veille. J'en profite pour glisser mon ordinateur et mes affaires dans mon sac à main noir.
Je me sèche et enfile donc la tenue du jour. Le résultat est exactement celui que je voulais, alors je ne perds pas de temps pour me maquiller et lisser mes cheveux. Après avoir appliqué du baume à lèvres, je sors mon téléphone pour me prendre en selfie. J'active l'effet Boomerang sur Instagram et publie la mini-vidéo en Story, en y ajoutant un sticker de soleil levant pour désigner le matin. Je referme la porte-fenêtre, saisis mon bagage et descends au rez-de-chaussée me mettre quelque chose sous la dent.
Mon appartement ressemble davantage à une bibliothèque qu'autre chose. Le salon, d'une taille modeste, a été meublé pile dans mon goût. Les canapés verts au milieu de la pièce sont doux comme des nuages. La salle à manger, qui n'est pas réellement délimitée de la pièce à vivre, est essentiellement constituée d'une table entourée de chaises rembourrées. La cuisine, mon endroit préféré, regorge de tiroirs : aux murs, dans le plan de travail, sous de l'évier. J'aime l'espace, savoir qu'il y a toujours une case vide pour accueillir de la nouveauté. Des meubles, à côté de la télévision, près des escaliers qui mènent à l'étage ou en regard de l'entrée principale, regorgent de livres en tous genres pour mon grand plaisir.
Pendant que je pioche de quoi grignoter dans mon frigo, mon téléphone sonne dans ma poche. Princesse Sofia. Je mets sur haut-parleur pour avoir les mains libres et dépose l'appareil sur le réfrigérateur.
— Salut, Aya ! T'es où ?
Je fronce les sourcils en guettant ma montre blanche : sept heures trente-sept.
— J'ai signé un contrat qui stipule que je dois être dans mon bureau à huit heures trente au plus tard. Suis-je en retard dans un univers parallèle ? me moqué-je, la bouche pleine d'un morceau de pomme glacé qui me fait grimacer.
— Tu ferais mieux de rappliquer, m'avertit-elle. Riley est enragée, je sais pas pourquoi, et je pressens qu'elle va faire le tour aujourd'hui pour trouver un retardataire à qui passer un savon. Bien sûr, ça va encore tomber sur Maya. Je vais quand même l'avertir par mesure de précaution.
— On sait que c'est peine perdue. Elle ne sait pas être à l'heure.
— L'espoir fait vivre, rit-elle. Le miracle, Aya. Il faut croire au miracle.
* * *
J'ai passé la matinée à questionner deux auteurs qui ont reçu des avis très positifs au sujet de leurs livres. Sur le site Web du magazine, ma critique doit être juxtaposée à leurs interviews. Riley a donc estimé juste que je m'y colle, même si ce n'est pas une tâche qui m'incombe réellement. Une fois que je termine avec le deuxième auteur, un type à peine sorti de la puberté, mais doté d'un talent aussi énorme que mon obsession pour les réseaux sociaux, je le raccompagne à la porte et le remercie pour sa disponibilité. Il sera guidé par un vigile vers le studio photo où John, notre photographe portraitiste, prendra les meilleurs clichés qui soient pour les jumeler à l'interview. Je retourne ensuite m'asseoir dans mon fauteuil et soigne la présentation des deux documents qui contiennent le condensé de mon entretien avec les deux écrivains. Je lance l'impression en soupirant, éreintée.
Pendant que la machine tourne, je vais asperger la plante verte qui est dans un coin de mon bureau, dont les murs sont principalement constitués d'un verre dur et légèrement transparent. Nous avons aménagé nos nouveaux locaux il y a quelques mois seulement. Pourtant, je m'y sens aussi à l'aise que si j'avais toujours travaillé ici. J'adore ma fonction et je ne me lasse pas de lire ces bouquins. On me paie pour prendre du plaisir à donner mon avis sur l'imagination des gens. Que demander en prime ?
Certes, mon parcours pour atterrir dans ce fauteuil n'a pas été une promenade de santé, mais je suis là et c'est l'essentiel. Bien que ce soit éprouvant, j'aime regarder en arrière, constater d'où je viens et me remémorer que, sans le soutien de mon entourage, je ne serais pas parvenue à me hisser à ce niveau. J'ai croisé des difficultés qui auraient pu m'anéantir. Néanmoins, ils m'ont soutenue avec toutes leurs forces. Ma notoriété sur les réseaux sociaux et mon cursus impeccable dans les grandes écoles de journalisme ont achevé de m'offrir ce poste de critique littéraire chez Voracious!, l'un des magazines les plus lus dans le pays.
Mode, presse people, littératures et sciences. Les thématiques s'allient à la perfection dans chaque exemplaire mensuel, ou dans ces articles publiés sur notre site Internet. Les uns se jettent sur les pages qui relatent les scandales des familles populaires tandis que les intellectuels trouvent leur compte dans les lignes traitant de découvertes nouvelles à la NASA ou du dernier livre sensationnel de tel auteur fabuleux.
J'apporte mon expertise là où on en a besoin et j'observe mes collègues espionner les célébrités. Les vraies stars. Pas ma mère, docteur et psychologue notoire, ou mon père, militaire retraité et reconnu, chef d'entreprise aux côtés de sa femme. Non. Ceux qui dérapent, déraillent, choquent parce qu'ils sont purement et simplement adulés. Ceux qui sont perçus de la même façon que des dieux, exempts d'imperfections, et dont les simples noms suffisent à faire frémir tous sexes confondus et faire baver leurs fans.
Par exemple, ce Lil Jay dont le rap douteux me pousse à croire qu'il lui manque quelques neurones. J'ignore comment Roy ou un quelconque individu sensé peut écouter un humain qui fait l'apologie d'un nombre incalculable de bêtises en hurlant sur un tempo ravageur en moins de trois minutes. Je secoue la tête, sidérée.
Dans les couloirs d'à-côté, la voix de Riley s'élève. Jade avait raison. Elle est tombée du lit au réveil. J'observe discrètement à l'extérieur pour apercevoir une lignée de retardataires parmi lesquelles Maya se tient droite. Son manteau est boutonné jusque sous le menton et ses cheveux se dissimulent derrière son béret rose. Elle croise mon regard et mime un fusil sur la tempe avant de jouer la morte : le discours que lui sert notre patronne l'ennuie. Je pouffe de rire, attirant l'attention de Riley. Immédiatement, les guetteurs retournent à leurs occupations et je m'enferme moi aussi dans mon espace en contenant mon hilarité.
Si seulement Riley savait... Je suis plus une nounou qu'autre chose pour Maya. Cette dégénérée donne du fil à retordre à tous ceux qu'elle côtoie. Je sais de quoi je parle, ça fait trois ans qu'elle est dans ma vie. Même notre rencontre a été problématique.
À la fête d'anniversaire d'un ami qu'on avait en commun, je l'ai surprise en train de bécoter mon copain de l'époque dans les toilettes. Brent Smith. Le digne héritier des gènes exécrables de son paternel. Ledit père est, je dois le confesser, un homme ignoble et d'une race d'êtres vivants à la méchanceté extrême, le genre qui n'existe plus sous les cieux depuis le déluge de Noé. Fort de ce bagage génétique, Brent a suivi les conseils de sa famille et m'a chaleureusement offert ma première déception amoureuse, qui est accessoirement la plus horrible. J'avais supporté les textos à double-sens dans son téléphone, sa messagerie bondée d'images indécentes de la part d'inconnues sur les réseaux ainsi que sa notoriété à problèmes. Je digérais toujours son indisponibilité car, entre une soirée ciné en amoureux et la campagne électorale de son père, la question ne se posait pas. En réalité, j'étais dans les abysses sombres d'une relation avec le fils d'un homme politique, en croyant dur comme fer que ça s'arrangerait au fil du temps. Pourtant, en le voyant de mes yeux peloter celle qui a fini par devenir ma meilleure amie, mon cerveau m'a envahie d'un tas d'informations. Je me battais contre le monde pour Brent, mais un calcul rapide m'a permis de comprendre que je n'aurais pas assez d'énergie, que je ne pouvais pas frapper si l'adversaire portait aussi le visage de celui que j'aimais. Je perdais mon temps, et j'étais lamentable.
Maya m'a regardée pleurer, furieuse. L'instant qui a suivi, elle déversait un flot d'injures sur mon ex, chose qu'elle a savamment conclue par un coup de genou dans l'entrejambe. Elle m'a ensuite consolée, j'aurais pu croire qu'on se connaissait dans une autre vie. Elle était très tactile, presque maternelle, et je l'ai d'abord envoyée paître. Le lendemain, alors que je noyais mon chagrin dans une tisane froide et fade comme mon état à ce moment-là, elle a sonné à ma porte, les bras chargés de malbouffe.
« Qui soigne un cœur brisé par de la tisane, sérieux ? ».
Ces mots m'avaient arraché un sourire malgré moi. Je n'avais même pas cherché à savoir comment elle s'était procurée mon adresse, j'avais tout simplement été charmée par sa bonne volonté. Maya est maladroite, butée, tête en l'air et sexuellement libérée. Elle n'est pas malveillante ou de mauvaise compagnie. C'est d'ailleurs pour ça que Riley la garde : hormis ses dérapages, elle a un rôle très important dans la boîte. Ses bras sont aussi longs que les lignes de l'équateur et, sans elle, la section people du magazine perdrait sa notoriété. Elle fourre constamment son nez partout et déniche des scoops impensables.
* * *
Je boucle la pointe de mes cheveux et les attache en chignon haut, laissant quelques mèches s'échapper sur les bords. Mon parfum habituel légèrement aspergé sur moi, je m'admire ensuite dans le miroir. Satisfaite du résultat, je m'avoue intérieurement la ressemblance frappante entre ma mère et moi, malgré mes yeux marron. Je tourne lentement sur moi-même pour mieux voir le rendu.
Mes épaules sont entièrement exposées à qui veut les voir, mais mes bras couverts de longues manches. Le reste de mon corps est moulé par le tissu rouge qui m'arrive aux genoux et l'avant du corset ne laisse rien apercevoir. Une traîne de la même couleur s'allonge sur le sol, derrière mes pieds. J'attrape ma pochette noire aux finitions rouges, assortie à ma tenue et à celle de Roy. Nous avons longuement débattu avant de nous accorder et il a fini par opter pour un costume noir avec de discrètes rayures rouge bordeaux. Je me filme sous tous les angles possibles et me précipite dans mon salon avec mes escarpins noirs et ma traîne à la main. En me voyant arriver, mes parents me dévisagent. Je me touche le visage, apeurée d'avoir une tache quelque part. Ils me rassurent ensuite en me disant à quel point je suis magnifique dans cette tenue et je souris, gênée. J'aime les compliments, mais je les digère plus lentement que la plupart des gens. Résultat : je les garde dans un coin de ma tête pendant des jours et des jours.
— J'ai énormément de mal à croire que Roy a moins de trente ans et s'apprête à obtenir le boulot de ses rêves, murmure maman, la gorge nouée. C'est... c'est vraiment...
Papa s'empresse de se rapprocher d'elle pour la câliner. Je les prends en vidéo. Une main devant les yeux, maman tente de cacher qu'elle larmoie. Elle serre les lèvres, faisant apparaître ses fossettes. Elle est resplendissante dans sa longue robe blanche, comme le gilet du trois-pièces de papa. La veste et le pantalon sombres et sur mesure de celui-ci révèlent son physique de commando, qui a le don de faire pâlir bon nombre de femmes malgré ses quarante-huit ans. Ses cheveux noirs sont peignés et plaqués en arrière, rehaussant l'ovale de son visage et ses mâchoires volontaires. Je souris en les observant. Ce tableau est définitivement l'image de mon bonheur.
Une fois que nous sommes prêts à partir, je lance un appel à tante Ashlynn, une rousse adoptée depuis sa plus tendre enfance par les parents de papa, leur fils unique. Mes grands-parents l'ont élevée comme leur propre fille et éduquée avec amour avant de rejoindre l'au-delà. Elle s'est portée volontaire pour garder les deux petits monstres pendant notre absence. Je lui fais constater que nous regagnons le SUV de mes parents et elle acquiesce en complimentant ma tenue. Félina babille devant la caméra en me voyant et mon cœur se gonfle de bonheur face à ses belles joues rosées. Zak court derrière elles, dans le salon, en faisant voler son avion en jouet dans les airs. Je raccroche après leur avoir envoyé une dizaine de bisous et le véhicule avale les quelques kilomètres qui nous séparent d'un édifice de verre où défilent des visages qui ne me sont pas inconnus. Des célébrités en tous genres slaloment non loin de moi, mitraillées par les flashs des appareils photos.
— C'est un évènement automobile ou on a accidentellement atterri à la Fashion Week ? m'étonné-je.
— Tu n'as pas lu la brochure que je t'ai envoyée ? constate maman. C'est l'anniversaire des dix ans de la société. Il paraît que le PDG est ami avec à peu près toutes les stars de la planète.
J'éclate de rire sans le vouloir.
— Depuis quand tu t'intéresses aux potins, toi ?
— C'est Maya qui l'entraîne dans ses bêtises chaque fois qu'elle vient nous rendre visite, s'esclaffe papa.
Eh bien ! Ça m'aurait surpris s'il s'agissait de quelqu'un d'autre et je le leur fais savoir, provoquant un rire communicatif à mes parents. De toute évidence, notre route ne passe pas par le tapis rouge, alors nous avançons au milieu des multiples véhicules et papa suit les indications des guides en gilets jaunes pour garer dans un parking privé. L'endroit, bien éclairé, est truffé d'hommes en costumes noirs, lunettes sombres et oreillettes, le tout couronné par un visage inexpressif. Nous descendons de la voiture et papa dialogue rapidement avec un des types alors que maman me tient la main.
Une fois nos badges pour les places VIP validés, nous nous dirigeons vers des escaliers, escortés par l'un des agents de sécurité. Nous passons par un couloir où les journalistes nous aveuglent de leurs flashs en posant des questions à chaque instant. Nous sommes ensuite introduits dans une impressionnante salle magnifiquement illuminée, où plusieurs personnes sirotent leurs verres d'un air léger et suffisant. Dans tous les coins, des hommes baraqués se tiennent droits comme des piquets, épiant la foule pour s'assurer que rien ne dérape. Un téléviseur géant trône au-dessus d'une estrade, les sièges s'alignent de sorte à ce que les couleurs grise et rouge se succèdent au milieu de la pièce. Et, près du podium, en face des chaises, deux voitures sur leurs piédestaux. J'ai beau être loin d'elles, je peux déjà voir à quel point elles semblent magnifiques et impressionnantes.
À mesure que l'on s'approche, des serveurs défilent, proposant rafraîchissements et amuse-gueules. On ne peut décemment pas se sentir étouffé dans un endroit d'une telle superficie, agrémenté de salons par-ci par-là, surplombé par un plafond si haut que j'en ai le vertige. Les enceintes crachent de la deep soul, créant une atmosphère légère et propice aux bavardages.
Tout brille. Des flashs me distraient à chaque instant. Les photographes se baladent avec leurs badges et les célébrités avec leurs gardes du corps. Un coin photo avec un arrière-plan qui affiche fièrement tous les sponsors de l'évènement grouille de personnes qui s'immortalisent devant les multiples caméras.
Dieu du ciel ! Elaine Carter est ici, en robe de soirée noire à paillettes, telle une déesse sortie d'un poème. La fille du vice-président, l'une des vedettes du grand écran respire le même air que moi. Et... Non, je rêve ! Adam Montgomery ? Je crois que je vais faire une syncope. Il détient Voracious!, d'autres magazines et un nombre incalculable d'entreprises de télécommunications. En quatre mots : la presse lui appartient. Techniquement, c'est mon patron, le dernier chef après Riley Ferdinand et toutes les personnes au-dessus de ma tête.
Je pense que mon téléphone n'aura jamais assez de stockage pour contenir les nombreuses vidéos que je filme. Et aussi que j'ai le tournis. Et aussi que cet lieu est irréel. C'est bien trop de luxe, de personnes riches et de parfums aux prix exorbitants au même endroit. La salle est remplie d'hommes et de femmes haut placés, les robes et costumes de marques sont à l'honneur. Ici, ça sent l'argent dans lequel j'ai grandi, mais plus encore. Nous sourions à tous va. Mes parents sont plus à l'aise que moi. Papa parce qu'il a déjà vu du monde en quantité et maman parce qu'elle sait comment analyser son milieu et s'y adapter. Je dois me reprendre. Je suis une critique littéraire qui a su se faire un nom et la petite sœur de Roy Moore, qui sera une star dès qu'il sera présenté à la foule.
Offrant des poignées de mains chaleureuses aux interlocuteurs de mes parents, je m'immisce dans la conversation en mettant l'entièreté de ma bonne volonté. Il s'agit d'un couple d'entrepreneurs d'une quarantaine d'années et qui a déjà recommandé les services de maman à certains de leurs contacts. Ils sont de passage à Washington et en ont profité pour venir saluer le PDG de l'entreprise qui va engager Roy. Nous parlons ensuite santé mentale et réussite sociale. Je m'empare d'un verre de vin blanc sur le plateau d'un des serveurs.
Les saveurs sucrées se mêlent à une légère acidité sur ma langue. La boisson est grasse et savamment fruitée, avec des arômes d'abricot et de pêche dont je me délecte discrètement. Un autre homme d'affaire se joint à nous et je feins de ne pas m'ennuyer en donnant mon avis sur la situation économique de notre pays et l'apport des nouvelles réformes ainsi que leur impact sur notre PIB. Le nouvel arrivant raconte des anecdotes de son ancien travail, avant qu'il ne devienne gestionnaire de patrimoine. Il ajoute qu'il a plus de facilité à gérer le portefeuille de ses clients que le sien, chose qui nous fait rire.
J'observe autour de moi et la sensation étrange d'être dans un tout autre monde me prend aux tripes. L'écran au-dessus de l'estrade affiche le logo de la Sulton Motors Cars, soit les lettres SMC entrelacées avec esthétique et complexité. L'ensemble est décoré de braises qui virevoltent et rendent la chose prenante. Je me demande combien ça doit rapporter d'être PDG d'une société qui semble avoir tant de notoriété. Pourtant, jusqu'avant aujourd'hui, j'entendais parler des Smart Sulton épisodiquement, peu fan des voitures de luxes extravagantes fièrement exposées sur le podium. Une limousine et une six-portière. Des gens les prennent en photos et des hommes en soutanes blanches débattent près d'elles. Peut-être de riches sultans ou des hommes d'État arabes.
Un peu d'agitation m'indique que les choses ne vont pas tarder à commencer. Pour éviter tout désagrément durant la cérémonie, je signale à mes parents que je me déplace et demande mon chemin à l'un des serveurs. Les vestiaires sont à l'étage du dessus. Je dois prendre un ascenseur dans lequel se trouve une chanteuse populaire que je salue joyeusement, puis un homme arrive. L'un de mes écrivains préférés. Il appuie sur le bouton du dernier étage et entre une petite clé dans la serrure en dessous du bouton pour que l'ascenseur valide sa requête. Il se rend donc à un étage privé, et les portes se ferment sur nous. Il nous salue ensuite et se concentre sur moi lorsqu'il me reconnait, un sourire aux lèvres.
— Mlle Moore ! Quelle surprise ! Je suis content de vous revoir.
— Moi aussi, M. Jefferson. J'ignorais que vous étiez à Washington.
— Appelez-moi Tom, je vous prie. Je suis là pour un ami, c'est sa société qui organise l'évènement.
— D'accord, Tom. Dans ce cas, bon séjour.
L'afro-américain me sourit en hochant la tête, les cheveux affichant des vagues 360 et délimités par des contours impeccables. Sa peau chocolatée est d'ailleurs flattée par son costume marron sombre et ses chaussures cirées.
— Aussi, je vous l'ai déjà dit, mais j'ai vraiment été époustouflé par votre avis sur L'amour a les poches vides. Certains aspects de mon roman que j'ignorais, vous les avez mis en lumière avec juste ce qu'il faut de suggestions pour que mon cerveau sache dans quelle voie creuser. Ce best-seller vous doit une bonne part de ce qui fait sa notoriété, en réalité.
L'une des choses que j'aime dans mon métier, c'est quand on me remercie. Ça donne du sens à ce que je fais et me donne envie de faire encore plus. Je lui souris grandement, heureuse, en le remerciant pour ces gentils mots.
— J'ai une séance de dédicaces dans une semaine. C'est ici, à Washington. J'apprécierai beaucoup de vous apercevoir dans la foule et peut-être partager un verre ensuite.
J'accepte son invitation et lui demande de m'envoyer les détails par mail. Je sors de l'ascenseur à l'étage d'en-haut et longe le couloir pour rejoindre les douches. Là aussi, tout est en excellent état. Je vidange ma vessie puis me nettoie rapidement les mains en observant mon reflet dans le miroir. Des femmes discutent dans mon dos et une autre chantonne dans l'une des cabines. Je prends le temps de faire quelques selfies que je publie immédiatement en Story. Quelques secondes après, les réactions et commentaires commencent à arriver. Je range mon appareil dans ma pochette. J'observe encore un peu mon reflet, grimace devant le miroir et m'entraîne à sourire.
Dans ce milieu, faire bonne impression est une obligation et le sourire un incontournable. Je me décide alors à sortir, peu désireuse de rater le début de la cérémonie, et m'avance dans le couloir vide pour fuir le bavardage des autres femmes.
Cependant, avant d'atteindre l'ascenseur, je heurte de plein fouet une épaule masculine au détour d'un autre couloir. Je crois que j'ai failli me casser le nez et un cri de douleur traverse mes lèvres. Je dois me raccrocher au tee-shirt gris de l'inconnu pour ne pas tomber à la renverse. Cependant, même quand je me redresse, je défaille davantage en levant la tête.
J'ai froid, mais j'ai aussi l'impression d'être dans un four. Mes membres sont engourdis et mon cuir chevelu picote. Je frémis, paralysée par ce parfum intense et les effluves d'une eau de Cologne aux notes boisées. La vue de cet homme me donne les premiers symptômes d'une neuropathie. Il brouille mes capacités de réflexion. Il désorganise mon système nerveux. C'est comme si je plonge dans une eau dont j'ignore la profondeur. Comme si je m'égare dans ces deux yeux bleus qui m'observent, emprunts d'étonnement. Dieu y a caché un océan entier, car plus je les fixe, plus je succombe dans les abysses. Plus je les regarde, plus je suis envahie par une myriade de sensations insolites. Conquise, je reste bouche bée, agrippée à son vêtement, près de son cœur qui frappe vigoureusement contre ma main.
— Je suis désolée.
De te reluquer. D'observer tes cheveux ébouriffés, ton air négligé, ton aura dangereusement dominante qui m'assujettit. D'être fascinée par ton nez au bout arrondi, attendrie par la fossette sur ton menton rasé, intimidée par la courbe prononcée de ta mâchoire, comme si Dieu a pressé le crayon trop fort durant l'esquisse de ton visage.
Deux belles lignes se dessinent de part et d'autre de son nez, sous ses joues qui se rehaussent pour laisser apparaître un petit sourire diplomatique. C'est le genre de mimiques que les négociateurs de Wall Street exhibent avec suffisance, celles qu'on se permet d'afficher lorsqu'on a déjà gagné une affaire pour laquelle on est encore en plein pourparlers. Je le sais parce qu'il presse mon épaule pour m'aider à me redresser, avant d'annoncer :
— Si mon teeshirt peut vous aider à tenir debout chaque fois que vous perdez l'équilibre, je vous saurais gré de me rentrer dedans un peu plus souvent.
Je déglutis difficilement, émoustillée par sa voix chaude mais énergique, légère, mais de celles qu'on n'interrompt pas lorsqu'elles s'élèvent. Je suis face à un vrai tombeur et je ne peux m'empêcher de me sentir flattée, les lèvres serrées pour cacher mes dents, car je suis totalement charmée par son numéro de séduction. Un muscle tressaute près de sa joue lorsqu'il contracte sa mâchoire, les yeux rieurs. Le noir de ses pupilles semble plus prononcé et le bleu de ses iris plus sombre. Je le savais. Les profondeurs de l'océan. Je frisonne. Je me noie. J'entrouvre la bouche pour capter quelques filets d'airs. Cependant, la vague me terrasse. J'essaie de dire quelque chose, de toutes mes forces, puis je me rappelle que c'est impossible de parler sous l'eau, de voir, de sentir autre chose que ce flot qui nous submerge de toutes parts.
— Vous ne dites rien.
Ce n'est pas une question qu'il me pose. Il le remarque. Il l'affirme. Il me l'ordonne même. Ce qu'il me reste à faire, c'est lui obéir et me contenter de ressentir. De palpiter quand son pouce frôle ma clavicule. De resserrer les cuisses quand une envie indécente coule dans mon bassin. Il projette ses pensées dans les miennes avec une facilité qui m'empêche de réfléchir. Il le sait. Il voit ces scènes qui défilent sous mes yeux, il m'injecte sans discrétion un venin érotique qui court-circuite mes neurones et emplit mon cerveau de suggestions salaces. Happée par les images obscènes qui défilent dans ma pensée, je me fustige en me mordant la lèvre.
Une lueur amusée se peint sur son visage alors que je m'efforce de reprendre possession de mes facultés. Je me racle alors la gorge et, au moment où je prévois de me détacher de lui, un flash sur notre droite attire notre attention. J'ai juste le temps de voir l'objectif d'un appareil photo s'éclipser avant que l'inconnu ne se mette à sa poursuite. Quelques mètres plus loin, près de l'ascenseur, il s'arrête en regardant l'allée sur sa droite. Je le vois arborer une expression agacée et l'entends jurer dans une langue que je ne déchiffre pas. Je profite de cette distraction pour mieux l'observer : pantalon en piteux état, tee-shirt taché et casquette lamentable enfermée dans son poing vigoureux. Maman me renierait si elle apprenait qu'un mécanicien était à deux doigts de m'embrasser.
— Gary ? Mais qu'est-ce que...
Une brune de ma tranche d'âge arrive à notre niveau, jupe crayon et veste boutonnée, perchée sur des escarpins. Ses longs cheveux sont noués en queue de cheval haute et ses yeux bridés exhibent une couleur d'un sombre prononcé. Son faciès laisse deviner ses origines asiatiques. Le fameux Gary revient sur ses pas alors que la jeune femme me dévisage comme si elle a aperçu une annonce de bombe nucléaire à la télévision. Des dames sortent des douches en riant, et j'y vois une occasion de décamper, mais l'homme m'attrape le poignet alors que je m'apprête à le dépasser.
— Attendez, je...
— Gary, non ! Pas maintenant. Pas ici.
Il me lâche sur ordre de l'autre femme. Perdue, ne comprenant pas pourquoi ils semblent tout deux si bouleversés par ma présence, ni le sous-entendu dans les mots qui viennent d'être prononcés, je me dépêche de m'éloigner. Je crois qu'ils me font un peu peur, eux et leur conversation étrange. Les femmes qui sortent des douches sont toutefois loin de me ressembler : elles s'empressent d'entourer l'homme qui ne me quitte pas du regard. Il plie et déplie le poing avant que les portes de l'ascenseur ne se ferment sur cette vision de lui, troublé, n'ayant d'yeux que pour moi au milieu d'une ribambelle d'autres interlocutrices.
Cette femme semblait être sa patronne ou quelque chose comme ça. Je ne suis pas idiote : ils me connaissent et me préparent quelque chose. « Pas maintenant. Pas ici. » Dans ce cas où et quand ? Ou est-ce moi qui suis paranoïaque ? Je rejoins le rez-de-chaussée comme un automate, perdue dans mes pensées, la poitrine lourde d'une respiration laborieuse, le cerveau dans les vapes et l'entrejambe brûlant. Brûlant d'envie.
Pour Gary.
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Coucou, mes océans ! Vous allez bien, je l'espère ! Et cette première rencontre entre Lucian & Ayana ? Une collision bien chic, bien clichée comme on les aime 😹😍
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