☆ 15. Sportif Du Dimanche
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Ayana
La maison de Lucian est située dans un quartier résidentiel ultra-sécurisé de Washington, accessible uniquement par une route privée surveillée en permanence par des agents de sécurité plus que vigilants.
Lorsqu'on s'y rend en tant que visiteur, on doit passer par un poste de contrôle à l'entrée du quartier, où notre identité est vérifiée et notre véhicule inspecté à l'aide de détecteurs de métaux et miroirs pour repérer d'éventuels dispositifs suspects. Étant en compagnie de Lucian, nous n'avions pas besoin de nous soumettre à ce procédé, puisque le PDG se contenta d'un simple « Bonsoir, Fred » pour que l'homme nous laisse passer.
Lucian m'expliqua qu'une fois approuvés, les invités sont escortés jusqu'au portail principal de l'individu qu'ils souhaitent voir. En l'occurrence, nous passions devant des maisons contemporaines qui rivalisaient de beauté, des duplexes savamment construits, des résidences à plusieurs étages. Il me cita quelques-uns de ses voisins, ce qui impliquait des magnats de l'industrie technologique, des stars de la musique ou des grands de la finance internationale. Nous finissons par arriver devant une barrière kilométrique dont l'entrée s'ouvre d'elle-même, sûrement commandée à distance. Des mesures de sécurité renforcées protègent l'antre de Lucian, tels que des caméras de surveillance haute technologie et des systèmes de détection de mouvement dissimulés dans les environs.
Nous traversons désormais une cour impeccablement entretenue, ornée de sculptures d'art moderne et de fontaines élégantes, en suivant un chemin bordé de minuscules ampoules à même le sol. Je me penche vers la vitre pour observer, hypnotisée par l'impression de suivre une route tracée par les lumières allumées qui nous entourent. Lorsque nous atteignons l'entrée principale, Lucian m'ouvre la portière et me mène devant les portes d'une taille impressionnante, là où un système de sécurité biométrique garanti que seuls les individus autorisés peuvent entrer.
En franchissant le seuil de la villa, je suis immédiatement captivée par l'ambiance qui règne à l'intérieur. Des bougies parfumées parsèment le hall d'entrée, éclairant doucement les environs avec leurs lueurs dansantes. Des pétales de fleurs sont disposés avec élégance sur le sol, créant une allée féerique qui guide mes pas. La décoration intérieure respire le raffinement et le bon goût. Des tableaux d'art ornent les murs, tandis que des vitrines affichent des citations encadrées et des trophées divers, ajoutant une touche d'originalité à l'ensemble. Le parquet en bois sombre crée un rendu élégant avec les murs aux teintes grises, et des tapis moelleux invitent à la détente.
Je progresse lentement, souriant malgré moi, tout en suivant le chemin tracé. La lumière tamisée crée une atmosphère intimiste et envoûtante dans laquelle je finis par atteindre un salon que je dépasse, suivant les pétales pour approcher une porte-fenêtre qui donne sur un jardin. Je l'ouvre alors pour découvrir un spectacle éblouissant. Une pergola (1) se dresse fièrement au milieu du jardin, enveloppée de lierre verdoyant et de fleurs délicates. Elle abrite une table dressée avec soin pour deux. Une lumière douce danse doucement sur les murs de la structure, créant un jeu de reflets enchanteur.
(1) : Petite construction de jardin.
Je reste immobile quelques secondes, captivée par la beauté de l'ensemble, puis je m'avance prudemment sur le chemin pavé. En traversant le jardin, je remarque les détails exquis qui l'entourent : les parterres de fleurs soigneusement entretenus, le murmure apaisant de la fontaine non loin et l'odeur enivrante des roses en pleine floraison. Plus je m'avance, plus je remarque la façon dont les assiettes en porcelaine brillent à la lueur des bougies sur leur chandelier, et les verres en cristal qui scintillent avec élégance. Je m'arrête pour reprendre mon souffle tant je suis bouleversée. Lucian dont je ne sentais pas la présence s'approche et glisse sa main dans mon dos, comme s'il se sent le besoin de m'apporter un soutien quelconque pour digérer mon émerveillement. Je me tourne vers lui, heureuse comme jamais auparavant. J'ai eu quatre copains et aucun d'entre eux n'a jamais pensé à faire une telle chose pour moi. Voilà que quelqu'un qui n'a même pas de relation amoureuse avec moi me donne l'impression d'être une princesse dans un conte enchanté. Sa main libre en poche, l'autre autour de mes reins, il me sourit avec légèreté et je me retiens de me hisser sur la pointe de mes talons pour posséder sa bouche de la mienne.
— J'ai failli brûler ma maison en allumant tant de bougies, commente-t-il. Est-ce que ça vous plaît ?
Il se pince les lèvres un instant, ce qui me fait sourire davantage.
— C'est une délicate attention, Lucian. J'en suis sincèrement touchée. Merci infiniment.
Je l'embrasse sur la joue et le picotement de sa barbe naissante est si agréable que je m'attarde un peu. Il ressert sa poigne autour de ma hanche, et je m'avoue à moi-même que j'adore que ses instincts lui dictent de me garder près de lui. Nos visages ne sont qu'à quelques centimètres lorsqu'il murmure :
— Je suis ravi que tout ceci vous charme. Et aussi que vous m'appeliez enfin par mon prénom.
Je ne l'avais pas remarqué jusqu'à ce qu'il le souligne, et l'embarras me chauffe instantanément les joues. Il sourit de ma gêne, observant avec attention mon visage qui doit sans doute se colorer. Nous nous dévisageons pendant quelques secondes, instants pendant lesquels un tas de pensées indécentes défilent dans mon esprit. Grâce au ciel, je me ressaisis quand trois hommes se dirigent vers nous. Avant de faire une bêtise, je m'éloigne prudemment pour grimper les trois marches qui mènent à la table. Lucian m'aide à m'installer avant de prendre place face à moi.
— Ayana, voici Nabil Khoury, celui sans qui je mourrais de faim. Il a été formé dans les meilleures écoles de cuisine et il a parfait ses connaissances auprès de grands chefs étoilés avant d'en devenir lui-même un. C'est un veritable virtuose des fourneaux.
Le cuisinier de Lucian se courbe respectueusement en me saluant. Je l'observe avec une curiosité teintée d'admiration. Il dégage une aura de confiance et de calme, accentuée par sa silhouette élancée et sa posture assurée. Son visage est éclairé d'un sourire bienveillant qui contraste avec l'intensité de son regard. Son tablier et sa toque, impeccablement blancs, ajoutent une touche de sophistication à son allure décontractée. Il est accompagné de deux serveurs, l'un tenant un seau de glaçons dans lequel est plongé une bouteille de champagne et l'autre deux assiettes couvertes que je devine être les entrées. Celui-ci les dispose en face de nous alors que l'autre ouvre la bouteille avec expertise. J'observe le tout comme un spectacle bien orchestré, flattée lorsque Lucian me designe pour apprécier le vin. Le serveur en verse une petite quantité dans ma flûte. Je frémis d'excitation en observant les bulles fines et persistantes qui défilent dans le liquide, puis je lève mon récipient vers mon nez après l'avoir légèrement remué.
— Des arômes de fruits blancs, murmuré-je pour moi-même. Quelques notes florales.
Ma langue se délecte ensuite du breuvage.
— Élégant et équilibré, avec une acidité rafraîchissante et une finale longue et légèrement toastée, approuvé-je, ravie. Ça me laisse une sensation de fraîcheur et de vivacité. La texture est crémeuse, ma langue se croirait même dans du velours.
Un petit silence suit ma tirade. Je lève les yeux vers un Lucian surpris. Les serveurs et Nabil m'observent comme une extraterrestre. Gênée d'être au centre de l'attention, je me vois contrainte d'ajouter :
— Je... j'aime beaucoup.
Lucian échange un regard avec son cuisinier qui badine :
— Vous m'aviez dit qu'elle était parfaite, M. Sulton, mais pas à ce point...
— Oh, je vous en prie... m'amusé-je de ses flatteries.
Je tente d'ignorer le regard intense de Lucian alors que le deuxième serveur dévoile nos entrées. Ce sont des fruits de mer dans une sauce légère à l'apparence alléchante acocmpagnés des légumes verts. Nabil prend alors la parole pour nous présenter le plat de coquilles Saint-Jacques flambées au vin blanc, mettant en valeur la fraîcheur des ingrédients et l'harmonie des saveurs. Il décrit la délicatesse des Saint-Jacques, soulignant leur texture tendre et leur goût subtil. Avec professionnalisme, il explique la technique de flambage au vin blanc, mettant en avant le processus qui confère à ce plat son arôme unique. Il parle de la composition de la sauce, un mélange subtil d'épices relevé par une touche de citron pour apporter de la fraîcheur. Il décrit les légumes, cuits à la perfection pour conserver leur croquant et leur saveur naturelle. Son discours est ponctué de termes raffinés, évoquant la délicatesse et l'excellence de cette entrée.
— Je vous souhaite un excellent appétit.
Nous le remercions avant qu'il ne s'éclipse, entamant nos assiettes avec excitation. Je fonds littéralement lorsque les mets touchent ma langue. Nabil est, de toute évidence, plus que doué dans son domaine. C'est vraiment exquis. Je m'efforce tout de même de me comporter comme la jeune dame que ma mère a élevée en évitant de gémir de plaisir.
— Vous avez l'air aux anges, s'amuse mon partenaire de table.
— C'est délicieux, avoué-je. Dites... ce vin, c'est un brut millésimé ?
Il hoche la tête sans me regarder.
— 1929, m'informe-t-il.
— Ça ne vous a pas coûté une blinde ?
— Non, seulement une partie du jeu des métaphores avec Tom Jefferson, mon meilleur ami.
Intéressée, je lui demande de m'en dire plus et il s'essuie la bouche avant de m'expliquer les règles. Des joueurs s'affrontent, ayant chacun une minute chrono pour créer une métaphore entre une situation de la vie courante et une loi universelle, un postulat ou une hypothèse scientifique. Ensuite, les autres joueurs ont trente secondes pour trouver une faille aux propos de leur adversaire. Grâce à un joker, qui s'achète en déposant deux milles cinq cents dollars dans une banque fictive, on peut contraindre le joueur à reconsidérer sa métaphore en y ajoutant des paramètres de notre choix. On peut aussi acheter une nouvelle règle qui va servir nos intérêts en déposant trois milles dollars dans la banque. Le joueur qui parvient à défendre sa métaphore jusqu'au bout peut réclamer ce qu'il souhaite aux autres. C'est donc un jeu pour intellos friqués.
— Par exemple, lors de notre dernière partie, Tom a utilisé la réaction de Biernacki en la comparant à son endurance dans la vie, avec les péripéties qu'il assimilait aux charges électrostatiques négatives. C'était simplet et facile à démonter. Moi, j'ai utilisé la loi de retour inverse de la lumière pour décrire la vie de couple que je m'imagine avec vous.
— Vous... vous avez parlé de moi ? m'alarmé-je, manquant de m'étouffer.
— De façon anonyme, oui. J'expliquais que nous étions les rayons incident et réfléchi de cette loi, et que nous nous connaissions en un point d'incidence assimilable à nos points communs que j'ai hâte de découvrir. Puis, nous divergions, marquant ainsi nos singularités respectives mais, dans le même temps, nous gardions les mêmes interactions, les mêmes positions, distancés de la normale (1) par un angle identique et nous étions le miroir l'un de l'autre. En complément, le chemin que vous empruntiez, je finissais aussi par le suivre et inversément. Dans cette loi, nous partagions une trajectoire identique indépendamment de nous-mêmes.
(1) : Dans la loi du retour inverse de la lumière, la normale est la ligne imaginaire qui sépare le rayon incident et le rayon réfléchi d'une distance égale, formant avec eux deux angles identiques.
Perplexe et bouleversée, je me prends au jeu de nous imaginer dans un univers parallèle dans lequel nous sommes indubitablement liés. Comme la chose la plus banale, il me conte cette anecdote, ne remarquant sans doute pas l'émoi que cela suscite en moi. Je constate douloureusement qu'Haimeï avait raison : j'occupe irrémédiablement ses pensées. J'ai colonisé son esprit au point qu'il utilise des lois de l'optique géométrique pour expliquer les liens qui pourraient nous unir dans un futur qu'il veut proche. Comme s'il pouvait écrire l'avenir de ses propres mains ou casser le cours des événements et convaincre l'histoire de se réécrire pour s'aligner avec les projets qu'il a pour nous deux...
— C'est... c'est vraiment...
— Remarquable ? me devance-t-il. En effet. Tom a dû utiliser un Joker pour augmenter ses chances de me déstabiliser.
— Que vous a-t-il imposé ?
— Oh, rien de bien méchant, badine-t-il en se reservant un verre. Il a contraint les rayons incident et réfléchi à ne jamais se rapprocher de la normale, et donc à ne jamais se rapprocher l'un de l'autre. Il disait que ça rendait ma relation bien moins idyllique.
— Et comment avez-vous défendu votre exposé ? demandé-je, intriguée.
— Je lui ai dit que la distance importait peu lorsqu'on sait que l'un des rayons est l'émanation de l'autre, la continuité du premier, le final juste en face et avec les mêmes caractéristiques. Il a dit que j'était malhonnête de romantiser les lois de l'univers de la sorte, mais j'ai tout de même gagné et je lui ai réclamé ce brut millésimé qu'il m'a fait livrer le lendemain.
Je m'adosse contre mon siège, essoufflée par tant d'émotions. Indépendamment de moi-même, j'observe Lucian sous un jour nouveau. C'est un personnage inédit. Tout à fait... surprenant. Étonnamment sagace et bêtement romantique. J'ignore ce que son récit me fait, mais je suis toute retournée maintenant. L'intelligence, c'est vraiment la chose la plus sexy au monde. Juste après les grandes épaules. Et Lucian possède les deux. Seigneur, tu me soumets à une tentation bien trop cruelle !
Heureusement, Nabil revient avec les serveurs pour le plat principal, m'empêchant ainsi de faire ou de dire une bêtise. Le cuisinier détaille avec passion les composantes de nos assiettes, décrivant chaque élément avec une précision impressionnante. Il commence par désigner la pièce de viande tendre et juteuse, cuite à la perfection pour obtenir une texture fondante et des saveurs riches et savoureuses. Ensuite, il mentionne les légumes de saison qui l'accompagnent, soulignant leur fraîcheur et leur croquant, ainsi que les herbes aromatiques qui ajoutent une touche de parfum au plat. Il n'oublie pas de parler de la sauce, élaborée avec soin à partir d'ingrédients de qualité supérieure, et qui apporte une note de gourmandise et de complexité à l'ensemble. Nabil évoque également les éléments de garniture qui complètent harmonieusement le plat, comme les pommes de terre rôties ou le risotto crémeux, apportant une dimension supplémentaire à chaque bouchée. Enfin, il termine en mettant en avant la présentation artistique du plat, soulignant l'importance de l'esthétique dans l'expérience gastronomique globale.
— Vous êtes le génie du haut de ces cuisines ! fais-je avec la bouche à moitié pleine. C'est... tout bonnement exquis.
— Vous m'en voyez flatté ! Je vous laisse déguster.
De longues secondes passent durant lesquelles nous nous concentrons sur nos assiettes. Une brise légère et le bruit de la fontaine meublent le silence. Grâce à mon manteau, je ne frissonne pas de froid. Au bout de quelques minutes, j'avale une énième bouchée avant de demander :
— Je peux vous poser une question ?
Il se contente de sourire en guise d'approbation.
— J'ai fait des recherches sur vous. J'ai pris de l'avance sur mes travaux, et la curiosité était forte, alors j'ai essayé de remonter aussi loin que possible dans votre vie. Quelque chose me turlupine : je n'ai trouvé aucun article qui mentionnait que vous êtes allemand. Tous disaient que vous êtes américain. Pourquoi ?
La mention de ses origines a le don de le secouer puisqu'il manque de s'étouffer avec un morceau de viande. Il dépose alors ses couverts et avale quelques gorgées de vin pour faire passer le malaise. Lorsqu'il retrouve son souffle, il s'essuie la bouche et me dévisage avec gravité.
— Où êtes-vous allée chercher ça ?
Intriguée à l'idée d'avoir mis les pieds dans le plat, je délaisse moi aussi ma fourchette et mon couteau.
— Je vous l'ai dit : j'ai fait des recherches. J'ai constaté que vous étiez le seul Sulton de votre famille, alors que vos cousins et oncles sont soit des Carter soit des Hartmann. Les Carter et Les Hartmann sont eux aussi, ce qui veut dire que le sang allemand domine votre famille. Votre mère s'appelait Frieda Sulton et vous avez pris son nom. Pourquoi semblez-vous fuir votre parenté avec toutes les précautions du...
— Assez, Ayana !
Je me pince les lèvres pour m'interrompre moi-même. Ennuyée, la voix de Lucian n'est pas franchement coléreuse. Il est simplement agacé et il me le fait très vite savoir.
— Je suis flatté de vous intéresser au point de vous faire anticiper l'interview mais j'ai tout sauf envie de parler de mes chromosomes maintenant. Pas alors que je peux enfin dîner avec vous.
Je hoche la tête, respectant sa décision. Je note dans un coin de ma tête qu'il ne doit pas être fan des membres de sa fratrie, alors je me tais et me promets d'en savoir plus, mais plus tard. Pour alléger l'atmosphère, je relance la conversation sur un autre terrain après m'être servie un nouveau verre.
— Vous savez, un homme critiquait votre rachat de Motor News quand j'étais dans l'avion avec Haimeï. Je vous avoue que je désapprouve moi aussi votre procédé. Ça me donne l'impression d'être... une glace au chocolat qui vous fait envie.
Les mots que Montgomery avait utilisés avant que je ne signe ce contrat me sont restés en mémoire.
— Ça doit être Josh White, devine-t-il. C'est le cousin d'Amel, mon ex-fiancée, et aussi mon gestionnaire de patrimoine. Il déteste ma façon de gérer mon argent, mais il n'a pas vraiment son mot à dire. Par ailleurs, mettons cette histoire au clair, voulez-vous ? J'ai souhaité vous avoir près de moi sans pour autant devoir justifier ce que fait une journaliste dans mes bureaux, ma maison ou tout autre endroit où elle n'est pas censée être. Or, je ne peux pas vous engager pour me filmer et m'interviewer de façon personnelle, sinon le plus ignorant des ignorants soupçonnerait que vous m'intéressez et ce n'est pas ce que je veux pour le moment. Alors, j'ai décidé de racheter MN avec Montgomery, afin de vous y employer pour couvrir la sortie de la prochaine Smart Sulton. De cette façon, je perçois un pourcentage sur le chiffre d'affaires de MN, Montgomery aussi, vous avez un salaire qui vous met à l'abri du besoin et je vous ai sous la main sous couvert du travail. Vous savez comme moi que ce reportage n'est qu'une excuse, Ayana. Je m'en passerais bien.
Je lâche à nouveau mes couverts et soupire en m'adossant, mise face à la dure réalité.
— Si je comprends bien, vous faites tout ça parce que vous avez honte de vous montrer publiquement avec moi ?
Je déglutis, espérant ne pas être déçue par sa réponse. À son tour, il cesse de manger pour se concentrer sur moi, concerné par ma question.
— Si cela ne tenait qu'à moi, je vous brandirais à la face du monde en hurlant que vous êtes mienne. Si j'emploie ce subterfuge, c'est uniquement pour votre sécurité. D'après vous, comment réagira les quatre cent milles personnes qui vous suivent sur vos réseaux sociaux en apprenant que nous entretenons une relation ? Vos chiffres dégringoleront irrémédiablement parce qu'ils croiront que j'ai trompé Amel avec vous et vous serez la risée d'internet, comme quand cette photo de nous deux a déferlé. Et, bien que je déteste parler d'eux, certains membres de ma famille sont particulièrement... vindicatifs et envahissants. Ils ont des aprioris au sujet de qui doit fréquenter qui, de qui peut me fréquenter moi, et de qui ne doit pas m'approcher. Je refuse de vous exposer à leur méchanceté alors que vous n'êtes même pas sûre de vouloir partager ma vie.
Quelque part au fond de moi, dans des endroits inavouables, je ressens ce soulagement indicible de l'entendre prioriser ma sécurité de la sorte. Toutefois, son intervention soulève une autre interrogation que je m'étais promis de remettre à plus tard :
— Pourquoi décrivez-vous votre famille comme un ensemble d'individus peu recommandables ?
Il s'essuie la bouche, un air ennuyé sur le visage. Il semble se demander comment remettre cette conversation sur les rails, ayant de toute évidence tout sauf envie de discuter de son entourage.
— Ayana, ça m'a demandé des semaines avant d'obtenir ce dîner et j'ai tout sauf envie de le gâcher.
— Pour l'amour du ciel, ne balayez pas ma question sous le tapis, m'irrité-je alors que l'appétit déserte mon corps. Vous me demandez de faire partie de votre vie, je pense que j'ai le droit d'avoir une image d'ensemble afin de jauger si tout ceci en vaut la peine.
— Ce que vous devez jauger, c'est si je suscite suffisamment votre intérêt pour vous inciter à me connaître mieux. Tout le reste n'est que... secondaire.
Un rire incrédule m'échappe. Involontairement, je recule ma chaise, geste qui n'échappe pas à mon hôte et semble le mécontenter. Ses sourcils se froncent et il me perce du regard.
— Si vous vous projetez avec moi dans un quelconque avenir, proche ou lointain, sans pouvoir me parler de ce qui pourrait tant me rebuter dans votre famille, alors je n'ai absolument rien à jauger, estimé-je en me levant. Je ne m'investirai pas dans ce que vous souhaitez faire naître entre nous sans en savoir plus, M. Sulton.
Par mécanisme d'éloignement, j'ai inconsciemment recommencé à l'appeler par son nom. Ceci, ainsi que la perspective que je mette fin à notre dîner, attisent le faux calme qui caractérise sa colère : tranquille comme de paisibles vagues, mais capable de déferler avec une brutalité inattendue. Bien trop lentement, il s'adresse à moi :
— Vous tentez à nouveau de fuir. Depuis que nos vies sont entrées en collision, vous ne cessez de mimer des signaux contradictoires, tout ceci parce que vous refusez de vous avouez à vous-mêmes une vérité pourtant limpide : vous voulez voir où tout ceci va nous mener. Laissez nos familles en dehors de ça et acceptez enfin ce qui est : ça finira par arriver. Je serai indubitablement vôtre et vous serez entièrement mienne, nous n'allons pas y échapper et ça sera bon, terriblement bon, ou alors si mauvais que le souvenir de nos interactions nous donneront respectivement la nausée.
Fiévreuse de le voir quitter son siège pour s'approcher, je m'empare de mon verre pour le terminer en plusieurs gorgées lentes. Lorsque je le redépose sur la table, Lucian n'est qu'à quelques centimètres de moi, me surplombant d'une tête ou deux. Il écrase les conventions de la drague, bafoue les règles et réinvente des techniques bien à lui. Son corps près du mien semble exercer un magnétisme troublant entre nous. Ses mains, délicatement rangées dans son dos, m'indiquent qu'il souhaite se convaincre de ne pas les laisser me toucher. Cette proximité électrisante fait battre mon myocarde un peu plus vite, tandis que je me sens envahie par une vague de sensations indescriptibles. Il ne me touche pas, mais ses mots me font le même effet que s'il m'avait caressé dans des endroits inavouables.
— Je vous veux, Ayana, grogne-t-il d'une voix affaiblie par le désir. Je vous veux si fort que c'en est douloureux. Je vous veux si fort que mes cachets ne régulent plus mon activité cérébrale et je suis capable de tout, sauf de vous éjecter de mes pensées. J'ai essayé d'ignorer les balancements de mon cœur quand je vous aperçois, l'envie dans mes reins quand je respire votre parfum et les picotements dans mes doigts quand vous êtes si près de moi.
Prudemment, comme s'il me laisse l'occasion de me défiler, il approche ses doigts des miens. Incapable de bouger d'un pouce, je ferme inconsciemment les yeux lorsqu'il se met à dessiner des arabesques invisibles le long de mon bras. J'ouvre vivement les paupières lorsque sa main libre s'empare fermement de ma hanche. Le mouvement délicat de son corps qui se rapproche du mien avec une lenteur calculée envoie des frissons le long de mon échine. Un trouble indécent naît dans le creux de mon bas-ventre, et l'intimité presque palpable qui nous enveloppe m'envahit de désir et d'anticipation. Je suis à sa merci. À cet instant précis, il pourrait décider de vérifier la mécanique des boulons de chaque partie de mon corps, et je n'aurais pas mon mot à dire. Son regard intense semble pénétrer au plus profond de mon âme, éveillant des pseudo-sentiments que je tente d'enfouir depuis plusieurs semaines. La connexion entre nos anatomies qui semble s'emboiter lorsqu'il presse son corps contre le mien me laisse à la fois fiévreuse et exaltée. Si je n'avais pas plus de volonté de rester décente, un gémissement aurait fuité d'entre mes lèvres.
— J'ai tout essayé pour me maintenir à une distance respectable de vous, sans succès. Alors, je vous aurai. Par un moyen ou un autre, dans cette vie, une prochaine, celle d'après ou celle qui la suit. Vous pouvez continuer de me fuir si ça vous chante, mais je vous rattraperai, même si nous devons trois fois faire le tour de la galaxie. Et quand je vous tiendrai entre mes bras, je vous promets que vous ne les quitterez que s'ils se brisent.
Déshydratée par ces desseins que m'illustre le PDG sans se douter de l'effet dévastateur de ses paroles, mon cœur ne sait plus comment fonctionner normalement. Il frappe dans ma poitrine comme s'il a perdu ses repères. Ma poitrine s'alourdit d'envie et le vent fait dresser la pointe de mes seins à travers le tissu de ma robe. Je l'attire. Lucian Sulton veut de moi. Bêtement, aussi simplement qu'une addition rudimentaire.
— Vous êtes trop complexe pour simplement vouloir de moi, Lucian, déploré-je. Est-ce que... quelqu'un a parié que vous ne pourriez pas me mettre dans votre lit ? Est-ce que...
L'indignation se répand sur son visage et il m'empêche de continuer :
— Vous n'êtes l'objet d'aucun pari ! Cédez-moi, Ayana. C'est ce que je vous réclame. J'ignore où ça pourrait nous mener, si ça nous sera bénéfique ou non, mais je sais que je périrai volontiers pour goûter votre peau, enivrer vos nuits, caresser chaque courbe de votre corps et chaque trait de votre personnalité.
Le dos de sa main libre parcoure mon cou en un geste qui répand un poison érotique dans mon intérieur. Si j'écoutais mes pensées, je le laisserais me prendre ici et maintenant. En lieu et place de cela, je sais que je devrai m'offrir un orgasme le plus tôt possible, ou je deviendrai folle.
— Rien de tout ceci n'est une partie de plaisir pour moi. C'est une torture de chaque instant car je ne sais plus ce qu'est la sérénité depuis que je vous connais. Si vous n'avez pas de solution pour sortir de ma tête, alors entrez dans ma vie.
Je secoue la tête, déboussolée, et m'éloigne de lui à contre-cœur. La chaleur de son corps me quitte, et de nouveaux frissons de désolation s'emparent de mon corps corrompu. Je saisis ma pochette, souhaitant aspirer un bol d'air frais pour éliminer les toxines qui souhaitent coloniser mon esprit. Par-delà tout ce que je peux m'imaginer, cette idylle ne peut rien produire de bon. Et peu importe combien nous nous voulons, nous finirons par nous faire du mal, d'une manière ou d'une autre.
— Je veux rentrer dans le Delaware, exigé-je en évitant son regard.
À nouveau, il tente de m'approcher, mais je veux rester raisonnable et sa proximité m'en empêche. Pour cette raison, je me recule et il s'arrête. Je lève instinctivement les yeux pour apercevoir sa déception.
— Ne vous battez pas contre moi, Ayana, supplie-t-il. Le rapport de nos forces ne peut aboutir qu'à une coopération, dans laquelle nous essayons de faire fonctionner tout ça pour être tous les deux gagnants, ou à une compétition. Dans ce cas, quelqu'un devra nécessairement être le perdant. Je ne suis pas votre ennemi et j'essaie d'aller à votre rythme, mais vous vous débattez comme un beau diable.
Je m'éloigne davantage en secouant la tête.
— Vous êtes... Ce n'est pas aussi simple que ça ! lui fais-je remarquer. Vous ne pouvez pas paraphraser une situation pour qu'elle serve votre intérêt. Vous êtes destiné à de grandes choses, votre famille est un sujet intouchable et les yeux du monde sont rivés sur vous ! Ne vous moquez pas de moi ! Ne me flattez pas de cette façon quand vous savez que tout ces paramètres indiquent que rien n'est et ne sera jamais possible entre nous !
Je sursaute quand son poing cogne la table, faisant trembler les couverts. Il garde la tête baissée en prenant une longue inspiration et les mèches qui lui barrent le front m'empêchent de déchiffrer quelle émotion le traverse. Je devine ensuite qu'il est franchement en colère lorsqu'il me réclame d'une voix qui se veut calme :
— Je vous interdis de décider pour nous deux.
Il ne peut pas m'apercevoir, mais je hoche la tête, vexée.
— Dans ce cas, je décide pour moi-même : ne m'approchez plus.
Je tourne les talons, traversant le jardin avec une fureur dissimulée. Je suis le chemin tracé par les bougies, dont certaines s'éteignent à cause du vent trop fort, et je rejoins le vestibule où Lucian finit par me rattraper. Je tente de me débattre, mais il m'immobilise entre ses bras et force nos fronts à se rencontrer en gardant une main contre ma nuque alors que ses doigts s'enfouissent dans mes cheveux. Je lâche ma pochette, les mains contre son torse, tourmentée. Croire qu'un dîner avec lui pouvait bien se terminer... Non, mais à quoi pensais-je ?
— Nous ne sommes pas obligés de faire ça, Ayana, murmure-t-il. Rien ne nous contraint à nous battre.
— Cessez de vous comporter comme si je suis votre dû et nous n'aurons pas à...
— Embrassez-moi.
Je cligne des paupières, retournée par cette demande qui ne cadre pas avec notre altercation d'il y a deux secondes. Ses yeux brûlent d'envie et ses mains marquent la chair de mes reins à travers ma robe. Tout ceci n'a pas de sens. Ça n'a pas de sens de passer de la colère au désir de la sorte. Ce n'est pas sain pour ma santé mentale. Et, comme une idiote, je m'imagine ce qui pourrait mal tourner si je céde enfin. Si j'avance mes lèvres de quelques centimètres pour mettre à exécution son commandement. Je me figure la texture de ses lèvres, le goût de sa bouche, la façon dont il posséderait mes lippes avec voracité, jusqu'à ce que j'en perde le souffle. Je me penche un peu plus. Ma poitrine frotte son torse lorsque je me hisse sur la pointe de mes talons et il grogne, impatient, ancrant davantage ses mains dans le creux de mes hanches. Je frôle ses lippes, fiévreuse de cette proximité, et dévie vers le lobe que son oreille.
— Si vous comptez vraiment faire le tour de la galaxie trois fois pour m'avoir, mettez des baskets solides et commencez à courir, monsieur.
J'accentue volontairement sur le dernier mot. Il déteste ça. Et j'aime le voir quitter le désir pour l'incompréhension. Son torse est tendu, sa respiration est imperceptible. Je me défais de sa prise, l'abandonnant au milieu de la pièce après avoir récupéré ma pochette. Je m'éloigne, ouvrant la porte qui n'exige étrangement pas mes empreintes digitales, laissant celle-ci ouverte pour qu'il aperçoive mon déhanché que j'exagère au passage. Je paierais cher pour admirer quelle tête il fait, mais je garde ce qu'il reste de ma dignité et m'éclipse sans lui jeter un regard.
___________
Dîner gâché, et ça ne va pas aller en s'arrangeant avec ces deux têtes de mules 🙄 En attendant, Ayana ne s'ennuie pas à faire tourner ce pauvre biquet en bourrique 🤭 N'oubliez pas de voter si vous appréciez. À bientôt !
🌟 : Une étoile si vous avez aimé.
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Esther.
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