☆ 14. Friction Froide
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Ayana
Dans le noir oppressant de la nuit, je me sens engloutie par des ombres mouvantes qui dansent et se contorsionnent, tissant un tableau cauchemardesque dans mon esprit tourmenté. Un son lointain résonne dans l'obscurité, un bourdonnement menaçant qui s'infiltre dans mes oreilles et fait frissonner ma peau. Le bruit monotone persiste, s'amplifie, fracasse mes tympans et bousille mon cerveau. Dans le flou irréel de mes propres ténèbres, une douleur pernicieuse pénètre désormais mon esprit tourmenté. Une souffrance lancinante, un mal si aiguë que mon corps se rebelle contre moi-même et mes muscles trépignent, à l'agonie.
Soudain, une lumière éblouissante déchire le voile de l'obscurité, m'arrachant un cri de terreur alors que je suis aveuglée par sa puissance. Je me retrouve sur une route sombre et sinueuse, encerclée par des arbres fantomatiques qui semblent se pencher vers moi avec une malveillance sourde. Les bruits oppressants remplissent l'air de leur grondement menaçant. Je sens mon cœur battre la chamade dans ma poitrine, une peur viscérale m'envahit alors que je sens le danger se rapprocher. Soudain, tout devient silencieux. L'accalmie anormale avant le déluge. J'en frissonne d'appréhension.
Et puis, l'impact. Un choc brutal qui me secoue jusqu'au plus profond de mon être, m'arrachant un cri horrifié alors que je sens mon corps se briser sous la force de la douleur. Je suis prise au piège dans un tourbillon infernal, incapable de m'échapper de cette spirale de terreur et de désespoir. Finalement, avant que le néant sans fin qui caractérise la fin de mes rêves tortueux ne m'engloutisse pour me faire dériver dans les abysses de mon propre esprit, je reviens brutalement à moi-même.
Je lutte pour respirer, pour émerger de ce cauchemar vivant qui remplace le décor du penthouse par celui d'une cabine lumineuse. Tout se précise : les voix, les bips familiers, les silhouettes, la réalité. Où suis-je ?
— Mlle Moore ? Ça y est, vous êtes avec moi. Voilà, doucement.
La voix de Matthew m'aide à me focaliser sur ce qui est vrai pour éliminer ce qui n'est que le fruit de mes peurs. J'essaie de comprendre ce qui m'arrive, la raison pour laquelle ce cauchemar est revenu me hanter après que je me sois accidentellement endormie sur le canapé du salon. Ça fait des années que je n'ai pas revécu cette scène avec tant de précision. Pourquoi maintenant ? Pourquoi était-ce si vif ?
Je quitte mes pensées en remarquant qu'un bourdonnement fait trépigner mon ouïe sensible et que mon corps vibre imperceptiblement. Je suis dans un engin en plein mouvement. Le décor de mon environnement me laisse d'ailleurs perplexe. Il y a quelques minutes, j'étais allongée dans un canapé. À présent, j'aperçois hublots et sièges en cuir, le bruit sourd d'un moteur et les nuages qui défilent devant les fenêtres.
— Qu'est-ce qui... qu'est-ce que...
— Vous faisiez un cauchemar.
— Non, sérieusement ?
Je quitte mon siège, peu concernée désormais par ce qui se passait dans mes rêves. Je tourne sur moi-même, déboussolée.
— Ralph... qu'est-ce que je fais dans un avion ? Où va-t-on ? Comment... mais, bon sang, qu'est-ce qui se passe ?
D'un hochement de tête, il donne un ordre silencieux à un type posté dans un coin. Celui-ci s'éclipse vers une autre partie de l'avion. Plusieurs idées tourbillonnent dans ma tête en surchauffe pendant que j'essaie de comprendre ce qui m'arrive.
Après avoir constaté que Sulton me posait un lapin, Matthew m'a accompagnée chez un coiffeur, puis chez une prothésiste ongulaire, et enfin dans un café spécialisé en boissons exotiques où j'ai siroté mon liquide préféré : un cocktail à base de purée de banane, de lait de coco et d'un soupçon de rhum, à savourer idéalement dans un verre givré. Et puis, nous sommes rentrés. Je me suis maquillée, vêtue d'une robe noire à fente provocante achetée après une séance de lèche vitrines et j'ai pris des photos que j'ai postées sur Instagram avant de répondre à quelques commentaires.
J'ai donc passé ma soirée à m'occuper l'esprit pour oublier l'absence de Sulton à mon rendez-vous. J'ai essayé d'imaginer toutes les excuses qu'il aurait pu me sortir pour justifier de m'avoir éconduite de la sorte, mais aucune d'entre elle ne me satisfaisait, alors je jurais contre lui et ses manières. Finalement, je me suis assoupie sur le canapé, habillée et maquillée. À présent, je suis à des kilomètres au-dessus de la terre ferme. Qu'est-ce que cela signifie ?
— Mlle Moore, vous semblez secouée. Rasseyez-vous, vous voulez bien ?
— Par tous les dieux du ciel, ne me demandes pas de m'asseoir, Ralph ! m'époumoné-je, éperdument furieuse. Que quelqu'un m'explique ce qui se passe. Maintenant !
Soudain, une porte qui nous sépare de la cabine voisine s'ouvre, tenue par un autre molosse qui précède une silhouette qui m'est familière. L'asiatique qui traine avec Sulton fait alors son apparition dans mon champ de vision.
La dernière fois que je l'ai vue, à la séance de dédicaces de Tom Jefferson, elle pressait Sulton de la rejoindre pour vaquer à d'autres occupations. La fois précédente, elle lui disait de ne pas m'aborder. Je me rappelle encore ses mots. « Non, Gary. Pas ici, pas maintenant ». Je m'étais demandée où et quand, et je comprends mieux le sort qui m'était réservé en me retrouvant dans un avion à deux heures du matin si j'en crois l'horloge que j'aperçois.
Aujourd'hui, elle est vêtue d'un tailleur dont le pantalon moule un fessier qui ferait pâlir d'envie le vétéran des asexuels de la planète. Sa veste à coupe oversize lui ajoute un je-ne-sais-quoi de classe et de superbe. Elle occupe l'espace avec une prestance remarquable, sa silhouette élégante se détachant nettement du décor, comme si un faisceau lumineux invisible à l'œil nu l'éclaire sans cesse. Un de ses chiens de garde lui tient un téléphone près de la bouche, à partir duquel elle entretient une conversation houleuse, alors qu'elle en manipule un autre d'une main et alterne avec une calculatrice de l'autre. Son allure confiante et déterminée rappelle étrangement celle de son patron, avec qui elle partage une certaine aura de leadership. Chaque geste qu'elle accomplit est un peu rigide, trop calculé, mais suffisamment gracieux pour laisser deviner de bonnes notions de bienséance.
— Que dis-tu d'adapter la distribution de la charge aérodynamique pour minimiser la traînée ? Je veux bien que tu essaies ça tout en maintenant une stabilité directionnelle optimale.
Une voix d'homme juvénile et enthousiastelui répond.
— Oh, oui, oui ! Tu sais quoi ? Je vais modifier les paramètres du modèle pour ajuster le profil, propose-t-il. D'ailleurs, j'ai consulté Ely pour les nouvelles simulations CFD, t'a remarqué ? Ça en jette, hein ? C'est dingue comment l'optimisation de la conception a maximisé l'efficacité énergétique, la performance globale ET la gestion des flux d'air... Ah... mes petits fragments de vortex et de tourbillons... semble-t-il s'extasier.
— Arrêtes avec ton charabia scientifique ! lui réclame un autre homme. Je vous laisse, je dois utiliser mes heures de sommeil pour envisager différents scénarios de financement et évaluer leur impact sur notre rentabilité à long terme. Je ne comprends toujours pas comment il a pu décaisser des sous sans mon avis pour racheter cette foutue entreprise... Il est encore tombé sur la tête, hein, Meï ?
Je devine que Meï, c'est celle que j'ai en face de moi, puisqu'elle lève les yeux de sa calculatrice pour me percer du regard. Elle passe la langue sur ses dents supérieures, comme si elle m'évalue et jauge ce que je vaux.
— Oui, Josh. Il est bel et bien tombé, mais pas sur la tête, murmure-t-elle finalement.
— Mettez fin à cet appel, supplie une autre voix féminine. Mais, rappelez-vous, je refuse de combattre à nouveau les protecteurs de l'environnement. Ce sont des chiens enragés et le précédent litige m'a forcé à carburer au café pendant une semaine et à consulter différentes juridictions pour m'en sortir. Que ça ne se reproduise pas.
Leur communication de groupe prend fin. Sans même me regarder, concentrée sur ses calculs, la jeune femme me lance :
— Gary va appeler dans quelques minutes. Je vous indiquerai exactement quoi dire pour sauver mes fesses.
— Plaît-il ? m'offusqué-je.
— Vous voulez bien porter votre manteau ? Votre docteur m'a dit que vous êtes particulièrement frileuse. Si vous attrapez la crève par ma faute, je serai en Chine demain à la même heure.
Je fronce les sourcils, essayant de comprendre ce qui se passe.
— Premièrement, qui êtes-vous ? Ensuite, de quoi est-ce que vous parlez ? Et comment connaissez-vous mon docteur ?
— Matthew ?
Elle fait un geste de main imprécis en me désignant avant de s'éloigner en collant son téléphone contre son oreille, parlant désormais dans un dialecte que j'ignore. Mon garde du corps qui la remplace me lance un sourire contrit, comprenant sans qu'elle n'ait besoin de parler ce qu'elle souhaite qu'il fasse : m'expliquer dans quoi on m'embarque à deux heures du matin.
— Il s'agit d'Haimeï Chen, m'annonce-t-il alors que j'observe celle-ci. Meï pour les intimes. Chinoise d'origine, citoyenne américaine par procédures administratives, soldate de M. Sulton par vocation. Elle est à la fois la directrice générale adjointe de la SMC et l'assistante personnel de M. Sulton. C'est son bras droit, celle par qui tout et tous passent avant d'aller à monsieur.
— Si je comprends bien, Sulton est le Père, elle est le Fils et tu es le Saint-Esprit.
— C'est une façon... particulière de le résumer, s'amuse-t-il de mes drôleries. Cependant, il n'y a pas vraiment de relation de subordination entre elle et moi. Sous certains angles et à bien des égards, elle semble être techniquement ma supérieure à cause des responsabilités que M. Sulton lui confie. Mais il reste mon véritable patron.
Je regarde à nouveau la demoiselle dont le visage impassible révèle une concentration intense, tandis qu'elle gère ses affaires avec une assurance inébranlable. Elle doit avoir la vingtaine pleinement entamée. Il émane d'elle ce quelque chose qui captive l'attention, et je ne peux m'empêcher de me demander comment Sulton a-t-il pu lui contaminer toute cette... aura magnétique. Parce que, quand je la vois, c'est lui qu'elle me rappelle. Son apparence soignée et son style raffiné ajoutent à son charisme naturel, renforçant l'impression qu'elle est une force incontournable dans l'entourage de son supérieur.
— Nous nous rendons à Washington, continue Ralph. Monsieur l'a mandatée de vous y conduire, faute de quoi elle pourrait potentiellement prendre le jet pour retourner directement dans son pays natal.
— Vous m'avez kidnappée ? beuglé-je. Vous m'avez fait voyager contre mon gré ? Comment est-ce que tu as pu la laisser faire ? Tu n'avais pas le droit de...
L'asiatique que je n'avais pas vue s'approcher s'interpose, me forçant à concentrer à nouveau mon attention sur elle. Je peux en retour dire que je suis moi aussi le centre de ses préoccupations à l'instant T. La façon dont elle me dévisage me rappelle Montgomery, le jour où je refusais de signer ce contrat. Elle me fixe d'un regard qui trahit une détermination sans faille, comme un missile qui a verrouillé sa cible. Elle va passer à l'offensive pour défendre ses intérêts, ceux de son patron et peu lui importe désormais si je ne suis qu'un dommage collatéral de ma propre relation douteuse avec le PDG.
— Écoutez-moi, Ayana.
Ah, on est passées aux prénoms ?
Une longue inspiration plus tard, elle débite avec une précision calculée :
— Je me fiche de ce qui vous plaît. Je me fiche de ce que vous faites quand mon boss a besoin de vous. Je me fiche intrinsèquement de ce qui se passe entre mon boss et vous et je me fiche aussi de demander à Matthew de vous hisser sur son épaule une fois que ce jet touche la terre ferme, de vous attacher sur le capot de la voiture et de vous conduire jusqu'à mon boss.
Elle n'aurait pas pu s'exprimer plus clairement pour me montrer qu'elle vénère Sulton. Ses yeux bridés se rétrécissent davantage, menaçants à souhait.
— Vous vouliez savoir qui je suis. Voyez-moi comme l'architecte de la quiétude dans l'empire de Gary, l'acrobate sur la corde raide de la sécurité qui jongle avec les menaces potentielles tout en dansant avec les défis quotidiens. Quoi qu'il advienne, je dois garantir qu'il est dans un état de stabilité dans un monde en perpétuel mouvement, et vous créez beaucoup trop de vagues dans sa vie depuis qu'il vous connaît, du simple fait de la dépression atmosphérique que cause votre existence, que vous soyez près de lui ou à des kilomètres. C'est pourquoi vous êtes avec moi, dans cet avion : pour faire baisser la marée, de votre plein gré ou à ma manière. Dans tous les cas, vous et moi serons à Washington dans moins de dix minutes, que cela vous plaise ou non.
— Faire baisser la marée ? J'ai cherché à m'excuser de l'avoir blessé en parlant de sa mère, mais il ne s'est pas pointé à mon rendez-vous. À présent, c'est ma faute si votre patron est instable ?
— Il est hyperactif et à fleur de peau depuis que vous avez parlé de Frieda. Dans peu de temps, il va s'écrouler de fatigue, faire un burn-out, et être hors-services pendant des semaines alors qu'on a besoin de lui à dix milles endroits à la fois. Et ça, ça sera votre faute !
Je fronce les sourcils en l'analysant. Le sérieux sur son visage, sa détermination, son inflexibilité. Elle ne me porte pas dans son cœur, et ses manières m'horripilent. Ça, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase de ce que je peux tolérer. M'accuser de la sorte, me traiter comme un animal de compagnie qui obéit au doigt et à l'œil... Si elle s'imagine que je suis une proie docile pour ses dents féroces, je vais devoir casser la gueule à ses projections mentales.
— Maintenant, vous m'écoutez, Haimeï ! l'interpellé-je après avoir fait un pas en avant. Une fois que cet avion touchera le sol, je prendrai un taxi et j'irai chez moi. Fini, l'interview de Sulton. Fini, notre contrat, même si je dois comparaître devant un tribunal pour mettre en évidence les raisons de cette rupture unilatérale non anticipée. Si je mets l'intégrité de votre patron en jeu, alors je n'ai plus aucune raison de participer à ce jeu du chat et de la souris qu'il tente de jouer avec moi. Je disparaîtrai pour de bon. Et si vous essayez encore de m'approcher pour des procédures frauduleuses comme un enlèvement pendant mon sommeil, ce qui insinue sans doute que vous m'avez droguée, et du fait que je me réveille dix minutes avant l'atterrissage que vous avez dû m'injecter une substance comme du naloxone pour inverser les effets des somnifères, je vous jure sur ce qui vous est le plus cher que vous n'apprécierez plus déambuler dans les rues de l'Amérique. Je vous fournirai personnellement une raison de retourner en Asie de l'Est pour faire fleurir le libéralisme économique et le contrôle politique autoritaire qui caractérisent le système économique de votre pays d'origine. En guise de distraction journalière, vous pourrez admirer les libertés individuelles être opprimées et les inégalités sociales en augmentation constante. Si ce programme vous plaît, je vous mets au défi de faire à nouveau votre psychopathe avec moi. Si vous n'avez rien compris de ce que j'ai dit, clignez deux fois des yeux. Ralph vous le traduira en mandarin.
Une grimace prend progressivement place sur son visage. Je peux voir la courbure de ses lèvres dénoter quelque chose comme du dédain. J'ignore comment le lui dire, mais elle a choisi la mauvaise personne pour ses simagrées de femme autoritaire. Des comme elle, j'en ai vu il y a trois ans en côtoyant les milieux du pouvoir où les autorités flirtent avec de la dictature camouflée par de bonnes intentions factices, et j'ai toujours le même degré de considération pour eux : plus bas que zéro.
Haimeï pourrait avoir de la fumée qui lui sort des oreilles. À la place, ce sont des mots acerbes qui sortent de sa bouche.
— Si vous êtes encore dans cet avion, c'est uniquement parce que Gary utilisera ma tête en guise de décoration dans son salon si jamais je vous éjecte en plein vol pour que vous et vos leçons sur l'économie chinoise vous écrasiez quelques dix milles mètres plus bas, persifle-t-elle, amère.
J'étouffe un rire incrédule, avisant le pas qu'elle fait elle aussi vers moi, réduisant la distance entre nous d'un air menaçant. À cause de son minois innocent, elle est bien moins intimidante que ce qu'elle pense et tout ceci ressemble à une rébellion juvénile. Avant qu'elle ne prenne à nouveau la parole pour me lancer son venin, Matthew s'interpose entre nous, cherchant le regard de la demoiselle qui ne quitte pas le mien.
— Ce qu'Haimeï essaie de dire, c'est qu'elle s'est mal comportée, qu'elle l'admet, et qu'elle regrette profondément d'avoir agit de la sorte. Elle veut aussi vous avouer que vous n'êtes pas son ennemie, et si jamais, par le plus grand des hasards, précise-t-il beaucoup trop lentement, l'un de ses ennemis transparaît dans vos traits, elle ne saurait en aucun cas et sans aucun doute vous en tenir rigueur. N'ai-je donc pas raison, Haimeï ?
Je ne suis pas certaine de saisir ce que signifie sa tirade, mais la concernée a de toute évidence comprit quelque chose que j'ai loupé, puisque sa colère s'évapore et son visage se radoucit bien trop vite. Elle secoue la tête, comme pour se ressaisir. Je m'efforce de lire entre les lignes pour déchiffrer les non-dits dont regorge leur échange silencieux lorsqu'ils se fixent du regard. Comme s'ils se disaient un nombre incalculable de choses à mon sujet.
Je ne suis pas dupe, encore moins aveugle. Dès le jour de notre rencontre, Haimeï m'a lancé des œillades évocatrices. Son hostilité à mon égard est plus que flagrante. D'après ce que lui dit Matthew, je lui rappelle quelqu'un qu'elle semble détester. Une sœur maléfique ? Une concurrente du milieu professionnel ? Une pimbêche qui aurait mis la main sur son homme ? Dans tous les cas, elle ne m'apprécie pas et je n'apprécie pas qu'une inconnue ne m'apprécie pas.
— Je suis trop vieille pour ces conneries ! soupire-t-elle en reculant.
Trop vieille ?
— Quel âge vous avez ?
Elle semble revenir à elle-même, comme si les mots de Matthew l'avait envoyée dans les tréfonds de quelque souvenir douloureux. Elle me regarde, de la même manière dont on regarde un élève au QI terriblement inquiétant, et pas pour les bonnes raisons.
— Trente-huit.
Ma mâchoire manque de se décrocher, mais je me retiens de tout commentaire superflu. Bon sang ! On pourrait croire qu'elle a mon âge. Elle passe la langue sur ses dents, et je peux voir ses épaules s'affaisser. Après tout ce que j'ai cru apercevoir chez elle, en l'occurrence son fort caractère et ses manières peu conventionnelles et encore moins légales, je suis assez désarçonnée de voir qu'elle baisse les armes aussi vite.
— C'est ma faute s'il n'est pas venu à votre rendez-vous, avoue-t-elle après avoir jeté un œil à son téléphone qui affiche une nouvelle notification. Je ne lui ai pas transmis votre message. Écoutez, je concilie son emploi du temps professionnel et ses activités personnelles des semaines à l'avance, et vous vous doutez bien que ça n'inclue pas le temps qu'il prend pour vous faire du rentre-dedans. Alors, quand il envoie tout valser pour bronzer à Dubaï, se rendre dans le Delaware pour vous servir de chauffeur ou simplement perdre des heures à réfléchir sur votre cas, je suis contrainte de rattraper chaque minute de perdue. J'ai fait passer votre idylle au second plan, c'était pour son bien et celui de l'entreprise. Si je vous fâche, vengez-vous sur moi. Pas sur lui, encore moins sur le contrat qui vous lie. Il va appeler dans une minute, alors dites-moi que vous allez décrocher cet appel.
— Vous auriez dû penser à ça avant de me kidnapper, resté-je sur la défensive. J'ai déjà signé un contrat contre mon gré, j'ai menti à des gens sur la nature de mes nouvelles occupations, et mon frère ignore ce qui se trame entre son patron et moi. Côtoyer Sulton me met dans une position délicate après que cette photo de nous ai parcouru la toile, et je refuse de continuer sur cette lancée. Je ne suis pas un objet. Je ne suis pas son objet. Conséquemment, je tire ma révérence. Débrouillez-vous sans moi.
Je retourne à ma place, boucle ma ceinture conformément au voyant lumineux et détourne le regard vers les nuages. Matthew s'approche prudemment de moi avant de prendre place à mes côtés. L'avoir côtoyé pendant une semaine non-stop me donne l'impression de l'avoir connu il y a quelques mois. Conséquemment, il use de cette espèce de considération que nous avons l'un pour l'autre pour plaider en faveur de sa, à bien des égards et sous différentes perspectives, supérieure hiérarchique.
— Mlle Moore, vous êtes bien trop intelligente pour prendre une telle décision dans un délai aussi critique. Vos travaux commencent dans une semaine, les choses se mettent en place et il serait dommage de gâcher une telle opportunité. De plus, votre présence est précieuse pour M. Sulton. Votre intelligence et votre perspicacité sont remarquables, et il souhaite vraiment mettre à profit vos compétences pour mener à bien les projets ambitieux qu'il envisage. Vous savez mieux que moi qu'il a tout mis en œuvre pour que vous continuez de faire partie de son univers professionnel et personnel. N'envoyez pas tout valser à cause d'Haimeï. Elle est douée pour défendre les intérêts de monsieur mais, tout comme lui, elle a des difficultés flagrantes dans ses interactions sociales. Ne lui en voulez pas.
Le malhonnête. Il flatte mon intelligence, me met face au fait accompli et saupoudre le tout par un commentaire élogieux sur ma relation floue avec son patron. Si je ne flanche pas devant une telle stratégie, je suis inhumaine. Et aussi légèrement cruelle puisque j'aurai le chômage de l'Asiatique sur la conscience. J'ignore si elle a des enfants à nourrir, une famille dont elle prend soin, alors je soupire, prête à capituler.
— Eh bien... peut-être que je serai plus encline à reconsidérer ma décision si elle acceptait de s'excuser, fais-je avec une nonchalance feinte.
— Je vous demande pardon ? maugrée-t-elle depuis sa position. Pour quelle raison est-ce que je ferais ça ?
— Parce qu'à cause de vous, je me suis tapée la honte du siècle ! J'ai acheté une robe, je me suis maquillée et investie dans ce potentiel dîner pour me retrouver seule sur le trottoir comme une soupirante éconduite.
Son téléphone se remet à sonner et je peux voir la panique prendre place sur ses traits.
— C'est lui !
— Ça m'est égal.
— Vous devez répondre et lui dire que je vous ai convaincue de me suivre ou il va m'anéantir.
— Dans ce cas, vous feriez mieux de vous excuser rapidement.
Les instants passent, et elle m'observe comme si j'ai dit la chose la plus stupide qui soit. C'est la deuxième fois qu'elle me lance ce regard, et je sais déjà que je le déteste. Constatant qu'elle ne souhaite pas céder, je croise les bras et me reconcentre sur la vue du ciel. Elle soupire, sans doute mortifiée dans l'âme d'avoir à s'exécuter.
— Je m'excuse.
Je hausse les sourcils, peu convaincue.
— Je suis désolée.
— Haimeï... soupire-je Matthew.
— Très bien ! abdique-t-elle. Pardonnez-moi de m'être comportée de la sorte avec vous. Je suis sincèrement désolée. Je n'ai pas pris la meilleure des décisions en vous droguant pour vous trimbaler de cette manière. Si vous voulez quelque chose pour décrocher ce fichu téléphone, c'est le moment de me le dire.
J'affiche un sourire suffisant.
— Quand je le saurai, vous serez la première que j'informerai.
Elle tente de contrôler ses lèvres qui veulent se courber, comme si je l'amuse mais qu'elle ne souhaite pas me le laisser savoir de façon explicite.
— Vendu.
Je lui prends l'appareil des mains quand elle s'assoit en face de moi, angoissée. Une inspiration profonde plus tard, j'essaie de calmer les battements effrénés de mon cœur.
La dernière fois que j'ai parlé avec Sulton, nous nous étions séparés en de mauvais termes après que j'ai fait une allusion vexante à sa mère décédée. Lorsque je plaque le téléphone contre mon oreille après avoir décroché, je lance un « allô » peu assuré. Immédiatement après, des vagues intempestives d'acouphènes pulsatiles naissent dans mon circuit auditif, témoignant malgré moi mon impatience d'entendre sa voix. Et puis, elle résonne enfin dans mes oreilles, douce et enveloppante, chaude et suave, comme un murmure apaisant au milieu de l'agitation de mes pensées.
— Ayana...
Mon prénom annoncé de sa voix veloutée, en même temps qu'un soupir libérateur, du même genre de ceux qu'on pousse après de longues minutes d'apnée, me fait chavirer. Je me mords la lèvre inférieure, cherchant à contenir le chaos qui caractérise mon intérieur à cet instant précis.
— Pour l'amour du ciel, dites-moi qu'Haimeï s'est bien comportée avec vous, réclame-t-il, inquiet. Et que je ne vous ai pas contrariée en manquant votre invitation. Et que vous n'êtes pas allée dîner avec ce type à la carnation d'un caramel mal cuit pour vous venger de moi.
J'étouffe un rire, mais je finis par glousser. Il est jaloux de Terry ? Le fait même qu'il soit au courant de son existence m'amuse plus que de raison. Il y a un moment, j'étais prête à cracher des flammes pour défendre mes droits. À présent, je suis aussi ramollie qu'une guimauve et j'ai un sourire niais plaqué au visage.
— Vous avez bien bronzé, vous, lui fais-je remarquer en ignorant l'asiatique qui se ronge les ongles. Pour autant, je n'ai pas déprécié votre nouvelle carnation.
— Mon bronzage est bien plus uniforme que le sien. Vous avez dîné avec lui ?
— Si j'avais dîné avec lui, Ralph vous aurait envoyé un compte-rendu détaillé de mon rendez-vous.
— Ralph ? Qui est Ralph ? s'inquiète-t-il. Vous avez d'autres prétendants ?
Un bruit sourd et discret se fait entendre de son côté. J'ignore où il est, mais il semble être en mouvement.
— C'est le surnom que j'ai donné à Matthew.
Haimeï me fait de grands signes de bras, impatiente de me voir défendre ses intérêts.
— Oh... très bien. Laissez-moi un instant, vous voulez bien ?
Il n'attend pas ma réponse avant de raccrocher. Interloquée par cette fin de communication brutale, je fronce les sourcils en fixant l'écran qui affiche la durée de notre appel.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? s'alarme Haimeï.
— Je l'ignore. Il a raccroché.
Elle fixe le téléphone que je lui tends, le regard dans le vide.
— Je vais perdre mon job...
Je compatis à sa détresse, mais nos gardes du corps nous indiquent la sortie avant que je ne puisse réconforter la chinoise. Je regarde par un hublot pour constater qu'on a atterri. Soit le pilote est vraiment doué pour les atterrissages en douceur, soit Sulton m'a hypnotisée pendant notre conversation. Ou un peu des deux.
— Venez avec moi, essayé-je de convaincre la presque quadragénaire. Nous allons essayer d'éteindre cet incendie.
C'est drôle comment on se criait dessus il y a quelques minutes et, à présent, je lui tiens la main pour la guider jusqu'à l'extérieur. Elle a le dos voûté, les épaules affaissées, et elle ne regarde rien de précis, s'imaginant sans doute remonter dans le jet pour une destination bien moins plaisante. Matthew nous précède, portant mon manteau et ma pochette dans laquelle il a dû ranger quelques utilitaires légers. Et dire que Luigi m'a regardée me faire kidnapper... il a sacrément dû se marrer, sachant sans doute que je ne courais aucun danger. Nous entamons notre descente des marches qui nous mènent à la terre ferme. Or, au bas de ces dernières, une silhouette qui ne m'est que trop familière se tient droite, mains en poches, carrure intimidante.
L'aérodrome est éclairé, bien trop lumineux. Dans ces conditions, je peux constater le contentement sur les traits de Lucian. Lucian... je n'ai jamais vraiment pensé à l'appeler par son prénom, dans le but de garder une certaine distance. Pourtant, dans ce costume noir trois pièces qui accentue sa morphologie en V et flatte le relief des muscles de ses épaules, il me donne envie de réduire toute forme d'espace qui pourrait maintenir nos corps loin l'un de l'autre. Le cœur battant d'excitation, mon regard est captivé par sa présence, et je ne peux m'empêcher de remarquer la beauté brut et troublante qui émane de lui. Ses traits sont empreints d'une aura magnétique, et chaque mouvement qu'il fait semble susciter en moi des réactions primitives, un mélange de désir et d'appréhension.
La surprise de le voir se mêle désormais à une certaine douleur à mesure que je m'approche de lui, car je réalise difficilement à quel point il a le pouvoir de me troubler, de faire naître en moi des émotions intenses et déconcertantes. J'ignore Haimeï qui me fait un commentaire sur la façon dont je sers sa main. Mes jambes réclament déjà toute l'énergie disponible pour me garder debout, je n'en ai donc pas suffisamment pour lui expliquer que c'est purement instinctif. Que j'ai besoin de quelque chose à quoi me raccrocher afin de ne pas couler dans l'océan qui tente de m'engloutir.
Après ce qui me semble être de longues secondes, j'arrive enfin devant lui, lâche la main d'Haimeï et accepte de serrer la sienne. Une fois nos paumes l'une contre l'autre, ses doigts libres saisissent ma hanche pendant qu'il se penche vers moi. Pantelante d'une envie indécente, je respire tout ce que je peux de son odeur. Un mélange enivrant de bois de cèdre et de musc, mêlé à une touche subtile de notes épicées de cardamome et de vanille. Le tout, surplombé du parfum du sel de la mer, des vagues ravageuses qui m'enveloppent dans un halo captivant et irrésistible. Je ferme les yeux quand il appose un premier baiser près de mon oreille. Je me liquéfie lorsqu'il en dépose un autre sur ma mâchoire. Je meurs intérieurement au moment où il m'en donne un dernier quelque part sur la joue, pas très loin de la commissure de mes lèvres. Je dois intérieurement me motiver pour respirer à nouveau à un rythme régulier quand il se détache de moi tout en gardant nos mains l'une dans l'autre.
Je dois vraiment m'envoyer en l'air. Le manque devient douloureux.
— Vous allez me complimenter, c'est ça ? deviné-je à sa façon de m'observer.
— Ne pas le faire serait un crime abominable. Votre vestimentaire témoigne d'une finesse de goût et d'un sens inné de l'esthétique, commence-t-il, admiratif. J'ignorais que c'était possible, mais vous êtes encore plus belle avec cette coupe de cheveux.
— Merci infiniment, souris-je en remerciant le ciel d'avoir fait cette mise à niveau de mon apparence physique.
Alors même qu'il me fixe, il annonce d'une voix ennuyée :
— Haimeï Chen, tu sors de mon champ de vision !
Je reconnais là l'homme d'affaire inflexible que j'ai aperçu en faisant des recherches sur lui. Les talons de son employée claquent sur le sol et elle trottine jusqu'à se trouver en face de moi, là où son patron ne peut pas l'apercevoir. Encore une fois, elle est à des kilomètres du chien qui aboyait sur moi plus tôt. Elle a le minois déconfit et les yeux d'un animal apeuré. Je saisis cette occasion pour remplir ma part du marché.
— Ne lui en voulez pas, s'il vous plaît. Elle n'a fait que ce qu'elle pensait être meilleur pour vous et votre entreprise.
— Je ne lui en veux pas foncièrement, m'avoue-t-il sur le ton de la confidence, jouant avec nos doigts enlacés. Je suis juste furieux qu'elle vous ai fait passer au second plan.
— Je suis flattée par votre considération mais ne soyez pas trop dur avec elle. Vous avez des employés à gérer et des choses à faire. Je ne suis pas une priorité devant tout ça.
Il me lance un regard mécontent.
— Cessez de dire des bêtises et grimpez dans cette voiture.
— Seulement si vous promettez de ne pas la renvoyer.
Il soupire, puis son visage se fend d'un grand sourire. Il m'ouvre alors la portière d'une voiture de sport différente de celle avec laquelle il était venu dans le Delaware.
— Je vous le promets, mais seulement parce que vous êtes magnifique quand vous défendez les autres.
Sur ces mots, c'est moi qui me met à sourire. Derrière lui, je peux apercevoir l'asiatique qui se retient de sautiller de joie. À la place, elle fait une sorte de danse de la joie, courbant les genoux en s'agitant d'une manière tout à fait hilarante. Lucian et moi échangeons un regard après l'avoir observé, puis j'éclate de rire alors qu'il se contente de secouer la tête.
— Et dire qu'elle a huit ans de plus que moi, commente-t-il.
— Je suis aussi perplexe que vous, avoué-je en m'installant dans mon siège, prête à découvrir ce que me réserve cette nuit aux allures prometteuses.
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Hey, mes océans. Vous vous portez bien, je l'espère.
Voici une première partie de la rencontre de nos tourtereaux 🤭
Merci encore pour vos multiples réactions à l'histoire ❤️.
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Love,
Esther.
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