☆ 13. Pas l'Ombre d'Un Chat
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Ayana
Penchée vers mon ordinateur, je me ronge les ongles comme une adolescente qui attend sa lettre d'admission dans une prestigieuse université. Le tintement familier d'un nouveau mail dans ma boite électronique accélère d'ailleurs mon rythme cardiaque. Dieu du ciel ! Je ne me rappelle pas la dernière fois que j'ai autant stressé pour des résultats d'études. Me revoilà dans mon ère scolaire.
— Souhaites-moi bonne chance, Luigi.
— Oh, pitié, tu as toujours été la première de la classe. Je suis sûre que tes notes sont excellentes. Ouvre ce mail, qu'on en finisse.
J'obéis, et j'imagine mon garde du corps virtuel dévorer mon courrier du regard depuis ses moniteurs, en même temps que moi.
« Performance remarquable lors de l'évaluation sur les mécanismes automobiles » sont les premiers mots de la lettre mais aussi ceux qui donnent le ton des résultats que je m'apprête à consulter.
Bonjour, Mlle Moore. Je tiens à féliciter vos résultats plus que satisfaisants au terme de notre parcours. Vous avez brillamment prouvé que les cours que je vous ai dispensés ont été correctement assimilés, et j'applaudis votre capacité à ingérer une telle quantité d'informations en seulement une semaine. Vous avez compris en un court laps de temps ce que je passe habituellement des mois à enseigner.
Vos connaissances sur les systèmes de suspension, notamment les suspensions indépendantes et les ressorts hélicoïdaux, démontrent une compréhension approfondie et nuancée de ce domaine complexe. Votre analyse des moteurs hybrides était particulièrement perspicace, mettant en évidence leur fonctionnement harmonieux entre le moteur thermique et le moteur électrique, ainsi que les avantages en termes d'efficacité énergétique et de réduction des émissions. Votre explication des transmissions automatiques est indéniablement solide, et je suis fier à outrance de voir que vous saisissez pleinement cet ensemble de thèmes qui ont donné du fil à retordre à plusieurs de mes élèves.
Je vous encourage à approfondir vos connaissances des boîtes de vitesses manuelles, en particulier en ce qui concerne les différents types de synchroniseurs et leur fonctionnement dans le cadre du changement de vitesse. De plus, je vous recommande vivement d'explorer davantage les dernières innovations technologiques dans le domaine de l'automobile, telles que les systèmes de conduite autonome, les technologies de sécurité avancées et les matériaux composites utilisés pour alléger les véhicules.
Dans l'ensemble, je suis pleinement satisfait de vos progrès et de votre engagement envers ce cours. Je suis convaincu que vous continuerez à exceller dans ce domaine fascinant si vous le souhaitez.
Comme dirait Lucian,
Mécaniquement vôtre.
Charles Lemonnier.
Ces derniers mots font remonter à la surface des souvenirs que je m'efforce de garder dans un coin de ma tête depuis une semaine. Sept longs jours sont passés depuis que j'ai prononcé ces mots ignobles à Lucian Sulton. Depuis, je me suis donnée corps et âme dans l'apprentissage de mes cours, encouragée par mon professeur attitré. Charles est un sexagénaire qui a été aux côtés de Sulton lorsqu'il faisait ses premiers pas dans le monde de l'automobile. J'ignore comment ils se sont connus, mais il a une si grande passion pour ce domaine que c'en est contagieux : j'ai fini par apprécier chaque leçon et je me suis surprise à me demander pourquoi je ne m'étais pas intéressée à ce domaine plus tôt. En outre, nous avons passé de nombreuses heures à discuter de sujets variés, avant de revenir autour des véhicules.
Pourtant, à présent, je me demande si ça en vaut encore la peine. Je veux dire... Sulton ne va-t-il pas m'éjecter de sa vie, touché en plein cœur par la méchanceté que je lui ai démontrée ce soir-là ? Ne va-t-il pas confier la tâche de cette interview à quelqu'un d'autre, juste pour me rendre le coup que je lui ai assené ? De plus, je l'ai maintes fois rabroué sans pitié et, si c'est le sexe qui l'intéresse, il a peut-être déjà trouvé une nouvelle proie à qui faire son numéro de charme.
Cette idée me fait pâlir tant je suis mal à l'aise. Cependant, je dois me rendre à l'évidence : sa fortune attire autour de lui les plus belles femmes de cet univers. Même s'il est vraiment intrigué par ma personne, il rencontra une autre femme, plus belle, plus riche, plus intelligente que moi lors d'une de ces soirées huppées, avec les gens de son milieu. Je soupire en abandonnant mon ordinateur, car cette victoire a désormais un goût fade sur mon palais.
— Tu n'as pas l'air d'avoir envie de sauter au plafond, fait remarquer Luigi qui m'observe depuis la webcam.
Tourmentée, je me cache le visage entre les mains. Je ne devrais pas faire ce qui me vient à l'esprit, mais je souhaite réellement revoir Sulton pour m'excuser en bonne et due forme. Pour qu'il sorte enfin de ma tête et que mon esprit retrouve tranquillité et sérénité. Je ne supporte pas la culpabilité qui me ronge. Je regarde la montre accrochée à mon poignet : huit heures vingt-six. Un samedi matin. Mes cours de renforcement en journalisme pour préparer l'interview commencent lundi. Je quitte alors ma chambre, traverse le salon et me rend dans le couloir où Matthew est installé sur une chaise pliante. Dévorant un livre quelconque, il lève la tête vers moi, intrigué.
— Bonjour, Mlle Moore. En quoi puis-je vous être utile ?
— Bonjour, Ralph. Dis à ton patron que je lui accorde un dîner. Un seul. Le premier et le dernier auquel il aura droit de toute mon existence. Je serai devant l'hôtel à huit heures trente. Si aucune voiture ne m'attend, il peut dire adieu à une seconde chance.
J'ai peut-être l'air sûre de moi en disant ces mots, mais je tremble secrètement d'anxiété. Après tout, il s'agit de Lucian Sulton. Peut-être a-t-il une réunion importante avec quelqu'un de haut placé, ou est-il même actuellement dans un autre pays. Cependant, je m'en moque très vite pour garder la face : j'ai ravalé ma fierté pour l'inviter à dîner. Je ne vais sans doute pas me triturer les méninges davantage.
Pourtant, lorsque Matthew acquiesce et que je regagne ma chambre, c'est bel et bien ce que je fais. Et c'est aussi ce que je fais durant les heures qui suivent, en ignorant les commentaires de Luigi. Tout ce que je souhaite, c'est accélérer le défilement du temps, mais j'en suis incapable alors je me distrais en prenant des nouvelles de mon entourage. Jade me harcele pour savoir quand est-ce que je rentrerai à Washington, DC. Maya me fait un récapitulatif des infos croustillantes que j'aurais loupées avec mon emploi du temps de ministre. Maman m'informe que le rendez-vous chez le pédiatre a été très satisfaisant. Roy me vante les avantages de sa vie de nouveau riche. Lorsque je finis par raccrocher, je suis de nouveau seule avec mes pensées. Je n'ai que ce potentielle dîner en tête, alors autant m'y concentrer.
Je parcours des sites de vente en ligne, décidée à m'approprier une robe pour l'occasion. Savoir qu'on va peut-être rencontrer quelqu'un comme Sulton, c'est-à-dire un homme sans filtres qui avoue sans gêne désirer une femme, ça change la donne : volontairement, je fais des efforts pour être plus coquette. Je souris à la dérobée pour ne pas m'avouer à moi-même que j'adore sa façon de s'exprimer. S'il est vraiment un coureur de jupons, alors il a bien suivi ses cours, parce qu'il sait quoi dire pour me provoquer des bouffées de chaleur indécentes.
Je cède pour une robe rose pâle aux motifs fleuris. Des ficelles traversent les épaules et le détail du corset mettra en avant ma poitrine sans être vulgaire. Je lance la commande, paie depuis ma carte et reçoit confirmation que le vêtement sera là dans moins de cinq heures. En attendant, je vais me prélasser dans un bain tiède. Plongée dans l'eau, un verre de vin en main, j'observe ma peau rougie par les lumières qui créent une atmosphère de pure intimité. Des pensées salaces me viennent à l'esprit. La baignoire, le lavabo, la douche cachée par un rideau... Putain de merde. Ces endroits sont idéals pour s'envoyer en l'air. J'avale un peu de vin comme si ça pouvait calmer le feu dans mon bas-ventre. Je ne me suis pas faite plaisir depuis un bout de temps et ma libido me rappelle brutalement que je ne suis pas une nonne. Ignorant mes envies, je me couvre d'un peignoir en allant m'affaler devant la télévision.
Le temps passe alors que je grignote devant des films, puis je m'endort pendant plusieurs heures, rêvant de vagues et de tsunami en colère qui prendrait possession d'une mer d'un bleu profond. Comme les yeux de Sulton. Quand la sonnette retentit, je reviens à la réalité et m'empresse d'aller ouvrir. Matthew me tend un paquet que j'accueille de bonne grâce. J'essaie ma robe pour constater qu'elle est parfaitement à ma taille, et je parcours des pages Instagram à la recherche d'une idée de maquillage. Il me reste tout juste une heure avant que huit heures trente ne sonne et je sais que je suis pile dans les temps. Fer à boucler, rouge à lèvres, eye-liner et j'en passe. Des mules beiges à talons carrés iront parfaitement avec ma tenue. Je me contente d'une pochette noire pour y glisser mon téléphone.
Lorsqu'il ne reste que dix minutes, je suis prête. Ma galerie est remplie de selfies et des images que j'ai prises devant le miroir. Maman sourirait de fierté si elle voyait sa fille ainsi apprêtée. J'échange quelques mots avec Luigi, histoire de ne plus le surprendre. Je n'ai aucune envie que papa pète un câble en constatant que j'ai encore disparu des radars.
— Gardes tes AirPods et ton téléphone jusqu'à ce que tu arrives à à destination. Ensuite, on va voir quels Wi-Fis tu captes et si on rencontre un problème, je vais utiliser ta localisation pour trouver des caméras auxquelles me raccorder afin de te surveiller. Si je détecte un truc suspect, un seul petit bémol, tu décampes. Est-ce qu'on peut se mettre d'accord là-dessus ?
— Je suis certaine qu'il va m'emmener dans un endroit gardé comme un château fort, râlé-je. Je te rappelle que lui-même possède des gardes du corps. Tu en fais vraiment des tonnes pour rien.
— Poussin, soit on travaille ensemble, soit je cède ma place à un des commandos que ton père chargera de te surveiller, m'avertit-il. Si tu souhaites revenir à l'époque où tu devais avoir l'autorisation de m'sieur Moore pour sortir, alors...
— Ça va ! abdiqué-je, paniquée. Je garde les AirPods, je tiens mon téléphone, je capte le Wi-Fi, je laisse ma localisation activée et je m'en vais si tu me le signales. Promis.
— Tu vois, quand tu veux !
Je sors de ma chambre, excitée à l'idée de revoir cet homme troublant. C'est une réaction quasi-enfantine, et je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi je suis si à l'aise de le rencontrer alors que, quelque semaines en arrière, j'étais énervée par sa façon de se comporter avec moi. Matthew m'accompagne jusqu'au rez-de-chaussée et, dans un silence religieux, nous nous tenons debouts devant l'hôtel.
Rien. Personne. Pas de voiture, pas de molosse qui me lance un « veuillez me suivre, s'il vous plaît ». Mes sourcils se froncent et je jette un œil à mon téléphone. Une photo de Zak et Félina m'accueille en fond d'écran, puis je dévie vers l'heure affichée en grand caractère. J'ai dit que je ne patienterai pas une minute de plus, mais peut-être qu'un embouteillage empêche la voiture d'être là dans les temps ? Ou des intempéries ?
Je slalome sur les réseaux sociaux et, sept minutes plus tard, je frissonne. J'aurais dû me vêtir plus chaudement. Non, en réalité je ne devrais même pas être là, à poireauter comme une idiote qui attend son compagnon pour aller au bal de promo du lycée. N'aurait-il pas pu avoir la décence de refuser mon invitation plutôt que me faire dépenser pour cette robe que je trouve désormais moche avant de me poser un lapin ? Il doit être retourné dans les bras de sa brune sulfureuse pour renouveler ses vœux et s'excuser d'avoir mis un terme à leur relation.
Non. Il n'y a aucune raison de se sentir humiliée. Je devrais être satisfaite de moi. Il me lâche enfin la grappe et reprend le cours de sa vie comme si je n'avais jamais existé. Ceci étant, un contrat nous lie toujours. Il doit avoir oublié de me notifier que je suis virée, puisque je n'occupe plus ses pensées.
— J'ai l'air pathétique, hein ?
— Vous avez l'air déçue, rectifie Matthew dans mon dos.
— Il avait sûrement plus important à faire, essayé-je de relativiser. Tu veux bien aller chercher la voiture ? J'aimerais prendre l'air.
— Bien évidemment.
Il s'éclipse, me laissant seule avec mes pensées. Je lève la tête pour ne pas laisser une seule larme couler et permettre au vent glacé d'anesthésier mon égo blessé. Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. J'ai donné le premier coup, alors il m'a rendu la pareille.
Sulton 1 – 1 Ayana.
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Lucian
Assis autour de la grande table jonchée de papiers, mes collaborateurs frappent sur les claviers de leurs ordinateurs pour ajuster leurs calculs, noter des données ou en fouiller de nouvelles parmi leurs dossiers. Ils s'échangent régulièrement des documents entre eux. Haimeï a le nez plongé dans un registre dont elle relève quelques informations pour les noter dans son calepin. Le directeur de développement de produits intervient après un moment de silence :
— Les prototypes ont été testés et les retours sont extrêmement positifs. Les performances du moteur sont d'ailleurs exceptionnelles, et nous avons des données prometteuses quant au succès la technologie de pointe que nous avions prévue avec M. Roy Moore.
— Nous avons cependant rencontré quelques défis, précise le directeur de la production, notamment en ce qui concerne la chaîne d'approvisionnement des pièces critiques. Cependant, nous avons mis en place des mesures d'atténuation et nous sommes confiants dans notre capacité à respecter les délais de livraison.
Je hoche la tête.
— Très bien. Je tiens à ce que nous restions vigilants sur ce front et je veux être tenu informé de toute avancée dans ce domaine. Parlons maintenant de la stratégie de commercialisation. Quelles sont nos dernières idées pour promouvoir le véhicule ?
La directrice marketing prend le contrôle du moniteur qui recouvre le mur face à moi pour y afficher ses propositions.
— Nous avons élaboré un plan complet qui comprend une campagne publicitaire multiplateforme, des événements de lancement exclusifs et des partenariats avec des influenceurs clés de l'industrie automobile. Combiné à cela le film-documentaire de la création même du troisième modèle de Smart Sulton ainsi que l'interview pour le Motor News... Nous nous attendons à un engouement particulier pour ce lancement.
Je redirige mes idées qui veulent bifurquer vers une certaine journaliste chargée d'une bonne partie des tâches susmentionnées. Cherchant de nouveau à me concentrer, je cesse de divaguer dans les réminiscences de notre dernière entrevue.
— Assurons-nous que notre message soit cohérent et percutant. Nous devons captiver notre public cible dès le premier instant.
— Nos recherches indiquent une forte demande pour un véhicule de ce type, en particulier parmi les consommateurs soucieux de l'environnement et technophiles, appuie l'analyste de marché. Nous prévoyons une adoption rapide par nos consommateurs, surtout si nous pouvons offrir une expérience de conduite encore plus exceptionnelle de les deux premiers modèles.
— C'est exactement ce que nous voulons entendre, affirme Haimeï, mon bras droit. N'oubliez pas que la qualité et l'innovation sont nos priorités absolues.
— Chaque véhicule qui quittera notre usine répondra inévitablement aux normes les plus élevées de qualité et de sécurité.
— Voilà qui me satisfait amplement. Beau travail, tout le monde. Avant de conclure, y a-t-il d'autres questions ou préoccupations que nous devrions aborder ?
Un membre de l'équipe ajoute :
— Je voulais simplement mentionner que nous avons reçu des retours positifs des concessionnaires qui ont eu l'occasion de voir le prototype du véhicule en personne. Ils sont impatients de commencer à prendre des précommandes dès que possible.
— Excellent. C'est un signe prometteur pour le lancement. Merci à tous pour votre travail acharné et votre dévouement à ce projet. Continuons à travailler ensemble pour atteindre nos objectifs. La réunion est levée.
Je quitte la salle de réunion, laissant chacun vaquer à ses occupations. Les pensées encore imprégnées des discussions stratégiques qui ont occupé notre temps, je m'engage dans le couloir, j'observe les murs immaculés, ornés de quelques-unes de mes œuvres d'art préférées, choisies pour leur élégance intemporelle. Les pas de mes gardes du corps résonnent sur le parquet lustré alors que je me dirige vers l'ascenseur, qui trône majestueusement à l'autre extrémité du couloir. Alors que l'engin commence à monter, je suis bercé par le doux ronronnement du moteur et la sensation familière de mouvement. À travers les parois transparentes, je peux voir la ville s'étendre en dessous de moi, ses gratte-ciel étincelants se perdant dans le ciel infini déjà couvert d'étoiles. C'est un rappel constant de la grandeur et de l'importance de notre entreprise, et cela me remplit d'un sentiment de fierté et de détermination.
Les portes s'ouvrent pour révéler le sommet de l'immeuble. Je me retrouve dans un vestibule luxueux, où mon bureau m'attend au bout du couloir. Je dépasse ma secrétaire qui m'emboîte le pas jusqu'à mes locaux, me rappelant l'appel avec nos représentants à l'étranger que je ne peux pas me permettre de manquer.
— Merci, Charlotte. Y a-t-il autre chose ?
— Charles Lemonnier a essayé de vous joindre plus tôt dans la soirée. Souhaitez-vous que je reprogramme l'appel ?
Je ressens une pointe de curiosité mêlée à une légère appréhension en entendant ce nom. Charles ne m'appelle pas souvent. Il préfère de loin que je libère un créneau pour partager un plat de coq au vin avec lui. Récemment, je lui ai confié le cas d'Ayana et je ne peux que supposer que cet appel la concerne directement. Même si j'essaie de respecter sa volonté de ne pas l'approcher de trop près, c'est elle qui envahit irrémédiablement mes pensées.
— Je m'en charge, Charlotte. J'ai bien quelques minutes avant la prochaine réunion.
Je la congédie et m'installe à mon bureau après avoir ôté ma veste et replié mes manches. Je compose rapidement le numéro de Charles. Après quelques sonneries, il décroche, sa voix empreinte de sagesse et d'autorité résonne dans le combiné en un français fluide et naturel, me forçant à abandonner mon anglais.
— Mon garçon...
— Je suis désolé d'avoir manqué ton appel. J'étais...
— Ce n'est rien. Je suis heureux de te parler enfin.
— Est-ce que tout va bien ?
— Oh, oui, bien-sûr. Je souhaitais simplement te tenir informé des progrès de la petite Moore. Je dois dire que je suis assez impressionné. Elle possède un potentiel remarquable et une passion pour l'apprentissage qui sont vraiment rares chez les jeunes gens de nos jours. Elle n'est pas seulement férue de nouvelles connaissances, c'est aussi une vraie encyclopédie sur pattes, s'esclaffe-t-il. Je n'ai pas souvent basculer de littérature classique aux sciences sociales en passant par la philosophie, la politique internationale et l'histoire de l'art avec quelqu'un d'autre que toi. Où est-ce que tu es allé la dégoter ?
Je souris en entendant les éloges de mon grand-père à l'égard d'Ayana. Je suis fier de voir qu'elle suscite autant d'admiration, même auprès d'un homme aussi exigeant que lui.
— Je suis ravi d'entendre cela. Ayana est effectivement une humaine exceptionnelle. As-tu jamais lu les articles qu'elle rédigeait il y a trois ans, lorsqu'elle était journaliste politique ? Ce sont des mets excellents pour le cerveau.
— Pourquoi t'intéresses-tu à elle ?
Sa question directe me prend un peu au dépourvu. Je laisse passer quelques secondes pour rassembler mes pensées avant de répondre d'une voix calme et réfléchie.
— Je n'ai pas de référentiel pour te décrire exactement ce que ça pourrait être, mais elle... m'intrigue. Profondément. Si je dois être totalement honnête, je dirais même qu'elle occupe une bonne partie de mes pensées sans vraiment que je ne puisse lutter contre.
Mon grand-père reste silencieux un instant, comme s'il réfléchissait à mes paroles.
— Tu ne l'as pas connue, mais... elle me fait beaucoup penser à ma petite Frieda. Son intelligence, son sourire, sa candeur... elle a aussi cette façon de contempler le vide, lorsqu'elle pense que personne ne l'observe. C'était quelque chose que Frieda faisait quand...
Un soupir interrompt sa tirade. Il semble contenir ses propres émotions, mais ses mots me rappellent subitement l'absence de ma mère. Le fait de ne l'avoir jamais connue exacerbe étrangement ma peine. Un sentiment de vide et de tristesse profonde m'étreint, chose qui refroidit mon corps. Je me sens submergé par ces choses indicibles, comme si le poids de son absence pesait encore plus lourd dans ces moments où je suis confronté aux gens qui l'ont connue ou à des remarques sur mon éducation, comme ce que me disait Ayana la dernière fois.
— Je vais devoir raccrocher.
Comme chaque fois qu'il essaie de retrouver en moi ce qu'il reste de sa fille. Comme chaque fois qu'il cherche du réconfort, en croyant voir dans mes yeux bleus le reflet de ceux de ma mère. Je ne sais pas gérer toutes ces sensations qui me prennent d'assaut et ma seule solution est de les éviter en les fuyant, en raccrochant.
— N'es-tu pas censé avoir une réunion dans deux minutes ?
Je lève la tête vers Haimeï.
— Charlotte a oublié de t'avertir, c'est ça ? Je pensais l'avoir suffisamment formée pour...
— Non, j'avais un autre appel. Je vais m'y mettre.
Elle acquiesce et s'éclipse. Je m'étire les bras et l'écran de mon ordinateur s'allume grâce à un détecteur de mouvements. Je n'ai besoin que de quelques manipulations pour atterrir sur le serveur privé de l'appel vidéo. En quelques secondes, je range dans des boites mentales tout ce qui ne relève pas du travail.
Après des salutations chaleureuses, le directeur européen commence en partageant les derniers chiffres de vente, démontrant une augmentation significative par rapport au trimestre précédent malgré les défis économiques persistants dans la région. Il souligne également les opportunités de croissance émergentes dans certains marchés clés, notamment en Europe de l'Est. Ensuite, le directeur asiatique prend la parole, présentant une analyse détaillée des tendances du marché dans la région. Il met en avant les succès récents de l'entreprise sur le marché chinois, ainsi que les efforts pour diversifier la clientèle et explorer de nouveaux marchés émergents en Asie du Sud-Est. Le directeur américain intervient ensuite pour discuter des initiatives de développement de produits en cours, soulignant les investissements dans la recherche et le développement pour rester en tête de l'innovation. Il met également en avant les stratégies de marketing visant à renforcer la fidélité des clients et à attirer de nouveaux consommateurs sur le marché nord-américain.
J'écoute attentivement chaque rapport, posant des questions pour approfondir ma compréhension des défis et des opportunités dans chaque région. J'encourage mes collaborateurs à maintenir leur dynamisme et leur vision à long terme, tout en les félicitant pour leurs performances exceptionnelles malgré un contexte économique mondial incertain.
Lorsque nous raccrochons, je laisse mon regard divaguer dans le vide, en quête d'un peu de repos après une journée épuisante. Ma montre m'informe qu'il est une heure du matin, et je prévois de rejoindre mes appartements, dans la pièce connexe. Cependant, une voix machinale et féminine avec des échos robotiques interrompt mes idées.
— Bonsoir, M. Sulton. Bon début de week-end. Votre récapitulatif hebdomadaire est disponible. Souhaitez-vous le consulter ?
— Oui, Ely. Je t'écoute.
L'écran de l'ordinateur bascule sur une page de données et de graphiques divers.
— Vos indicateurs de fatigabilité montrent une propension à un burn-out d'ici deux mois. Aussi, la prise de votre médication n'a pas été respectée durant ces quatre derniers jours. Votre quota d'heures de sommeil est, lui aussi, en baisse. Souhaitez-vous programmer un rendez-vous avec vos docteurs ?
Je soupire en regardant Haimeï entrer à nouveau. Elle doit aussi sortir d'une réunion. Elle ne sait vraiment pas s'arrêter, cette mini-moi.
— Non, Ely. Tout va bien.
— Possédez-vous suffisamment de cachets ou voulez-vous que je contacte le Dr. Edward pour une nouvelle prescription ?
— J'en ai encore, râlé-je.
— Dans ce cas, vous devriez respecter la posologie et les heures de prise de vos médicaments. Je tiens à vous rappeler que vos antipsychotiques atypiques vous aident à réguler votre irritabilité et votre hyperactivité afin que vous soyez plus aptes à de longues séances de concentration. Les hormones améliorent votre sommeil et les antidépresseurs luttent contre l'anxiété. Éviter de les prendre pourrait avoir des conséquences sur...
Bon sang... l'algorithme d'Elysium la rend beaucoup trop pointilleuse. Elle cherche même à me motiver en m'expliquant le rôle de chacun de mes médicaments, comme si je n'étais pas au courant.
En réalité, je ne suis qu'un idiot qui essaie de trouver les méthodes les plus stupides pour ne pas penser à Ayana. En cessant de contrôler toutes ces choses qui me rendent différent de l'humain moyen, je déborde comme un geyser, et ce, dans tous les domaines. Je deviens une véritable pile électrique qui ne s'arrête que si elle tombe de fatigue. Je suis au courant des répercussions sur ma santé déjà problématique, mais j'ignore les recommandations de mon IA qui discourt sur le fait que l'entreprise ne peut pas tolérer mon absence pour les prochains mois à cause des projets que nous finalisons. Haimeï se sert un verre et s'assoit en face de moi, heureuse qu'une machine essaie de me mener par le bout du nez. Ça lui fait du boulot en moins.
— Passes à autre chose, Ely. Veux-tu ?
— Bien sûr. Nous pouvons ensemble consulter les dernières statistiques du projet Camrear téléchargées par M. Roy Moore, qui regorgent de défis mais qui démontrent aussi un gain de trois pour-cent en termes de connectivité lors des tests réalisés avant-hier soir. Nous pouvons aussi reprogrammer votre rendez-vous avec Ayana Moore selon vos préférences ou revoir les protocoles de...
Je n'écoute plus le reste de son discours, les sourcils froncés, les oreilles bourdonnantes. Le simple son de son nom suffit à faire disjoncter mon cerveau pendant quelques secondes.
— Attends... un rendez-vous avec Ayana Moore ? Quel rendez-vous ?
Ely répond, mais c'est Haimeï qui capte mon attention. Elle évite mon regard, vide son verre et se triture le lobe de l'oreille. Ce geste qu'elle ne fait que pour m'annoncer des nouvelles désagréables. Dans un silence pesant, je constate qu'elle attend patiemment que je formule ma question.
— Une erreur de programmation ? Des interférences électromagnétiques ? Est-ce qu'un bogue est en train de faire disjoncter Elysium ? Parce que j'ignore la raison pour laquelle Ayana Moore a été mentionnée sur mon planning d'aujourd'hui.
En réalité, aucun des faits que j'ai mentionnés ne peuvent expliquer cela, puisqu'Elysium ne connaît même pas Ayana. Je ne l'ai jamais mentionnée à mon IA. Cela ne peut vouloir dire qu'une chose : quelqu'un l'a manuellement introduite dans ma base de données. C'est d'ailleurs ce qu'Haimeï me confirme :
— Elle voulait dîner avec toi ce soir, d'après un message qu'elle a fait passer à Matthew, avoue-t-elle. Il me l'a annoncé, et je lui ai demandé de l'insérer en suggestion dans un certain créneau horaire de ton emploi du temps.
En suggestion ? Ayana Moore, en suggestion ? Je l'observe, incrédule. Quelques secondes passent et elle ne lève toujours pas la tête. Je patiente encore un peu car je sais qu'elle finira par me dire que c'est une blague. Gênée par le silence, elle finit par déblatérer :
— Je... Tu avais déjà annulé tant de choses ces derniers jours, nous avons pris du retard et nous avions des réunions à rattraper, des contrats à achever, alors je me suis dit que...
— Ça suffit !
Elle sursaute en même temps que mon poing cogne le bois de mon bureau. Je me lève, débordé par une exaspération sans nom.
— Tu as encore quelques secondes pour m'avouer que tu plaisantes.
— J'ai cru faire ce qu'il y a de...
— Depuis quand te permets-tu de décider à ma place ? grondé-je, énervé. Haimeï Chen, regarde-moi quand je te parle ! Est-ce qu'une clause de tes contrats te donne une telle liberté ?
— Mais... je pensais que...
— Dans ce cas, je t'interdis de penser ! Qui t'a autorisée à outrepasser tes fonctions ? Bon sang, Meï ! Je ne te paie pas pour ça, tu m'entends ? Et je refuse, JE REFUSE de laisser passer ça. Si je m'écoutais, je te ficherai dans un avion, direction ton pays natal.
Je soupire et me rassois, cherchant à me calmer. Je trouverai comment la châtier plus tard pour ce manquement. En attendant, je dois solutionner cette situation qui a dû être terriblement désagréable pour Ayana. Je l'imagine m'attendre pour constater avec fureur que je ne viendrai pas. Saint Dieu ! M'accordera-t-elle à nouveau de son temps ou préfèrera-t-elle dîner avec un autre ? Cette idée fait rugir mes muscles qui se contractent de frustration.
— Je vais rentrer à la maison, prendre une douche et adresser une requête aux cuisiniers en espérant que le temps de ton aller-retour leur suffit pour préparer des mets sophistiqués.
— Mon aller-retour ? s'étonne-t-elle.
— Oui, Haimeï Chen. Tu vas déguerpir d'ici, prendre le jet pour te rendre dans le Delaware et te repointer UNIQUEMENT si Mlle Moore est avec toi. Si tu ne parviens pas à la convaincre de te suivre, si pour une quelconque raison elle refuse de venir avec toi, la prochaine photo que tu posteras sur les réseaux sociaux sera envoyée depuis les serveurs de Chine. Tu as besoin que je te dessine ça ou ça ira ?
— Ça ira, murmure-t-elle.
— Dans ce cas, quelle raison peut justifier le fait que tu sois toujours dans mon champ de vision, Haimeï ?
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Bonsoir, mes océans ! Un nouveau chapitre pour vous ce soir.
J'espère que vous aimez toujours autant ! Ne détestez pas Haimeï, please 😂 Elle est remplie de bonnes intentions 😌 Et Lucian en colère, qu'est-ce que vous en dites ? :') Merci à ceux qui votent et commentent 😚 je vous dis à bientôt 👋🏽
🌟 : Une étoile si vous avez aimé.
💬 : Un commentaire si vous avez une remarque (ne la gardez surtout pas pour vous, ça m'aide à me corriger et à avancer) ou quoi que ce soit d'autre à (me) dire.
📸 Instagram : Nothin_moreauteure.
Love,
Esther.
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