☆ 11. Sous La Surface
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Ayana
Je regagne mon appartement, encore abasourdie par les événements au centre desquels je suis. J'ai marché dans le froid de la ville en sortant du bureau de Montgomery dans l'espoir de clarifier mes pensées, mais c'est peine perdue. Rien de tout ceci n'a de sens, et il m'est difficile de comprendre les émotions qui m'envahissent à l'idée des moyens colossaux que Sulton déploie dans le but de me séduire. Quel être humain normal finance le rachat d'une entreprise comme Motor News, juste pour tendre un guet-apens grotesque à la femme qu'il semble désirer ?
Mon souffle se coupe et un tiraillement vif s'installe dans mon bas-ventre. Lucian Sulton me désire. Cette pensée m'embarrasse autant qu'elle me flatte, et je peux sentir une chaleur inédite prendre possesion de mes joues pendant que je m'installe dans mon canapé, la tête rejettée en arrière. Sulton vient tout juste de faire prendre un énième tournant à ma carrière et je me suis pliée à sa volonté sans vraiment avoir le choix. Je n'ai jamais eu de penchant particulier pour les voitures, j'ignore tout de ces engins et je crains que ma réorientation subite ne soulève des interrogations.
Je rumine en fourrant les doigts dans mes cheveux, partagée entre l'envie de hurler et celle de me jeter du haut d'un immeuble. Trop d'interrogations sans réponses me fracassent l'intérieur du crâne. De toute évidence, je vais devoir côtoyer cet homme tout à fait magnétique, puisque Montgomery a explicité que son but est de pouvoir m'avoir à portée de main. Comment est-ce que cela va se dérouler ? Comment vais-je justifier ce changement de poste inédit après avoir abandonné la critique littéraire ?
Un bip de mon téléphone me tire de mes pensées. J'ignore Luigi qui m'envoie ses jeux de phares sonores et me dirige vers la cuisine. Nous avons déjà discuté pendant que je quittais le bureau de Montgomery. Pourtant, il ne démord pas. De toute évidence, je ne suis pas douée pour lui mentir. Il sait qu'il n'a pas le droit d'entrer en contact avec moi sans mon accord ou s'il n'y a pas urgence mais, de même que je fais fi des règles en refusant d'être honnête avec lui, il franchit les limites pour obtenir ses réponses en se connectant à la télévision pour que sa voix résonne dans les enceintes.
— Dix-huit minutes hors des caméras, répète-t-il une énième fois. Où étais-tu ?
— Il ne s'est rien passé. Pour la millième fois, Luigi, il ne s'est rien passé ! mens-je à haute voix en ouvrant mon frigo.
— Dix-huit minutes hors des caméras, Ayana ! s'énerve-t-il. Tu ne répondais pas au téléphone, aucun signe de vie. Tu crois que c'est drôle pour moi ? Que ta sécurité est un jeu ? Que ça me fait plaisir de déranger tes parents et les inquiéter sans être sûr de ce qui se passe ?
— Bon sang ! Tu as contacté papa ? J'en ai ma claque, ça suffit !
Je n'écoute pas ce qu'il me répond et monte dans ma chambre avec un pot de glace et une cuillère. Il peut continuer de parler seul dans le salon, je n'ai aucune envie de l'entendre et encore moins de lui raconter ce qui vient de m'arriver.
J'allume mon ordinateur dans l'idée de me distraire avec un film quelconque avant de prendre une douche pour tomber de sommeil, mais un nouveau mail retient mon attention. Léa, la secrétaire de Montgomery, m'a envoyé le contrat officieux que j'ai signé contre mon gré dans lequel mes employeurs sont les deux amis aux comptes en banques garnis. Il y en a aussi un deuxième, l'officiel, qui ne mentionne qu'Adam Montgomery et la rédactrice en chef de Motor News en tant que mes patrons. Je retrouve aussi un fichier texte long comme le monde : une explication détaillée de mon rôle dans mon nouveau métier ainsi qu'un emploi du temps bien ficelé pour les semaines à venir.
— Tu n'as jamais été secrètement passionnée par les engins de luxe, si ? s'étonne le hackeur à travers mon ordinateur, me faisant sursauter.
— Luigi ! Je t'interdis de lire ma messagerie !
— C'est ce que tu refuses de m'avouer ? Que tu vas travailler à Motor News ?
Il ignore monumentalement ce qu'est le respect du semblant de vie privée que j'ai. Je replie mes jambes et me concentre sur les lignes qui s'entassent à l'écran, plongeant ma cuillère dans le pot de glace pour la mener à ma bouche.
D'après le document, je vais devoir passer une semaine au International Engineering Institute, l'IEI, une école de renommée apparemment mondiale qui forme les futurs travailleurs du secteur des véhicules à moteur. Cette expérience immersive me permettra d'acquérir des notions variées à propos de ce monde que je ne découvre que maintenant. Après cette espèce de stage, Léa m'enverra un certificat de formation authentique qui couvrira mes arrières si un petit curieux souhaite questionner mes antécédents. Voilà qui répond à ma crainte. Je n'aurais pas à justifier ma présence dans les bureaux de Motor News. Une fois cette étape validée, je passerai une autre semaine avec des professeurs spécialisés, chargés de parfaire mes connaissances en journalisme pour ce qui semble être le reportage d'une vie.
Je ne saisissais pas l'ampleur de la tâche, mais je vais non seulement êre la voix principale du film-documentaire qui retracera la fabrication de la prochaine Smart Sulton ainsi que la vie de son créateur, mais aussi diriger l'interview exclusive du magnat de l'industrie automobile qui y sera joint avant de la retranscrire en un article qui sera sans doute vendu par millions d'exemplaires. D'après ce que je lis, les téléspectateurs auront une expérience immersive puisque j'apparaîtrai à l'écran et suivrai tout le circuit de production des voitures onéreuses qui font la gloire de Lucian Sulton. Je serai sous le feu des projecteurs, commentant les prises de vue des équipes qui filmeront le processus avant de prendre en charge l'interview et la rédaction de l'article.
— Ça... je ne m'y attendais pas, avoué-je à demi-voix.
Me faire côtoyer son univers... C'est donc ça qu'il veut ? En réalité, ce n'est pas au monde que Lucian Sulton s'offre ainsi : c'est à moi. Uniquement à moi. Il souhaite m'entraîner au fond de l'océan sans que personne ne se demande ce que je fais là, car il n'y a rien de plus normal qu'une journaliste en train de faire son travail. Je le verrai, lui, tel qu'il est. J'explorerai chaque ruelle de son monde, chaque carrefour qui m'est accessible, et je respirerai l'air de son atmosphère.
— Poussin, ce que je lis ne me plaît pas du tout, avoue Luigi qui a aussi piraté ma webcam. Et ce sourire niais sur ton visage non plus.
Je ris, subjuguée. Lucian Sulton a dépensé des sommes colossales, pas pour satisfaire un caprice ou pour faire passer une envie banale. Je ne suis pas une simple glace au chocolat pour lui. Il a littéralement construit une forteresse autour de nous, empêchant quiconque d'autre de pénétrer cet espace privilégié où il souhaite que l'on s'apprivoise. Pas de visites cachées, de demi-mots ou de faux-semblants : lui et moi, sous le regard de la foule, mais pourtant à l'abri des curieux. C'est de la folie !
— Sérieusement, Ayana ? Lucian Sulton ? questionne le hacker qui a sans doute fini de parcourir ma messagerie. Attends, comment est-ce possible ? Pourquoi toi ? Pourquoi maintenant ?
Je me lève et fais les cent pas, débordée par mes réflexions. D'une part, je ressens cette excitation palpable à l'idée de diriger un projet d'une telle envergure, centré sur une figure publique comme Sulton, et l'impact que cela pourrait avoir sur ma carrière. Quelle autre personnalité vais-je rencontrer en étant si près du PDG de la Sulton Motor Cars ? Quels liens vais-je tisser ? Quelles facettes de moi-même tout ceci me fera découvrir ? D'un autre côté, c'est bien trop de responsabilités pour moi. C'est beaucoup de risques, car j'ignore justement quels personnages je vais croiser, et ma peur de la famille de Brent n'en sera que davantage exacerbée. Flirter avec des sphères de la société comme celles dans lesquelles évolue Lucian Sulton est une bénédiction et une malédiciton à la fois.
— Arh ! Tout ça, c'est... c'est dément, Luigi ! Il est fiancé, il va bientôt se marier. C'est malsain, hein ? Pitié, dis-moi que je suis en train de faire une grosse connerie.
— Pas avant que tu me racontes tout. Je veux savoir ce que Sulton te veux. C'est entre amis, je te promets que je n'irai rien raconter à ton père, sauf si ta sécurité est menacée.
Je me passe les mains dans les cheveux avant de poser ma main sur ma bouche, comme si les mots refusent de sortir. Je m'assois alors en face de l'ordinateur, le regard dans le vide, hébétée.
— C'est moi qu'il veut, Luigi. Il m'a déjà proposé de dîner avec lui à trois reprises, mais je pensais qu'il souhaitait juste se payer ma tête, m'avoir dans son lit, ou qu'il finirait par abandonner. Tu sais, le soir où Brent au voulu m'emmener Dieu sait où, c'est Sulton qui m'a tirée de là. Depuis, je ne l'ai plus revu et je pensais qu'il m'avait oubliée, mais il a racheté Motor News avec Adam Montgomery dans le but de m'y employer et me faire travailler sur son dossier, de sorte à m'avoir dans son champ de préhension sans jamais qu'on remette en question ma présence à ses côtés... Je suis une employée de Montgomery, tu comprends, alors je n'ai pas pu... À présent, il est techniquement mon patron, je... Oh, Luigi... Si seulement tu savais tout ce qu'il a mis en jeu pour ça, murmuré-je, réalisant enfin l'ampleur de la chose. C'est... je veux dire... il aurait tout aussi bien pu me kidnapper, m'enfermer dans une cave et faire de moi ce qu'il veut.
— Il t'a séquestrée avec classe.
— Il m'a sequestrée avec classe, répété-je. Tu aurais vu Adam Montgomery, fou de rage à l'idée que je ne signe pas ce contrat.
— Tu as rencontré Adam Montgomery ? LE Adam Montgomery ?
Je finis par m'allonger, lui racontant dans le détail le déroulement de cette soirée quasi-irréelle. Mon cerveau continue encore d'absorber ces informations dont j'ai pourtant compris l'essentiel. Dans quelle merde suis-je ? En bon bavard qu'il est, Luigi ne se fait pas prier pour me conseiller et je ne manque pas de rire à chacune de ses suggestions : selon lui, si c'est une affaire de sexe, alors ce type se fourre le doigt dans l'œil, parce que je ne VAIS PAS laisser Lucian Sulton me faire plier aussi facilement. Il a dépensé des millions et des millions de dollars, ET ALORS ?
— L'argent, ça se trouve à TOUS les coins de rue, ou presque. Mais TA dignité ? Non. Fais lui comprendre que t'es... comment on dit déjà, dans ce jargon de sauvageons ? Ah ! Une bad bitch !
Je me tords de rire pendant qu'il s'imagine un tas de scénarios hilarants. Pourtant, la rigolade s'achève bien vite quand un bruit de moteur se fait entendre au rez-de-chaussée.
— Oh oh... Y a ton père qui vient de se garer devant chez toi.
Je me redresse et cours guetter par la porte-fenêtre du balcon, littéralement angoissée. Il faut que j'affronte ce que j'ai créé. Ou plutôt ce que Montgomery a engendré en m'entraînant au dix-huitième étage avant que je ne puisse joindre Luigi. Je descends pour rejoindre l'entrée et ouvre la porte au moment où maman s'apprête à sonner. Son visage inquiet s'éclaire lorsqu'elle m'aperçoit et elle s'empresse de me prendre dans ses bras. Son parfum fruité me monte au nez et la fraîcheur de la nuit qui lui colle à la peau me fait frissonner.
— Leilani ! Dieu du ciel, où étais-tu, mon bébé ?
Papa ne sourit pas. En commando, il se tient droit devant ma porte, le regard dur. Je crois qu'il avait déjà laissé ressortir le militaire en lui, prêt à broyer tout ceux qui m'auraient fait du mal. Là, je viens de gâcher sa soirée inutilement. De toute évidence, il aurait apprécié que je sois réellement en danger plutôt que d'avoir une fausse frayeur.
— Luigi nous a dit qu'il t'avait perdue de vue après que tu sois montée dans un ascenseur, explique maman en forçant papa à rentrer. Il a accès à toutes les caméras de l'immeuble, n'est-ce pas ? Où étais-tu, chérie ?
Elle ferme la porte et rehausse le châle sur ses épaules. Sa jupe longue et plissée ainsi que son tee-shirt noir sont tout simplets, signe qu'elle n'a pas eu le temps de se changer. Mon père, furieux, est en sandales. Une chemise aux motifs carrelés à manches courtes et un pantalon marron. Il attend visiblement que je réponde à la question qui m'a été posée.
— J'étais au bureau. À un étage auquel Luigi n'a pas encore eu accès. C'est mon patron qui...
— Tu es censée l'avertir dans ce genre de situations, me reproche papa d'un ton cassant. Est-ce que tu comptes m'obliger à reprendre les mêmes dispositions qu'il y a trois ans ? Garde rapprochée et sorties contrôlées ? C'est ça que tu veux ?
— Chéri..., essaie de le calmer maman.
— Non, Nalani ! s'énerve-t-il sans la regarder. Au lieu de tenter de m'adoucir, tu devrais expliquer à ta fille toute l'énergie que ça me demande de veiller sur elle et lui recommander de cesser de s'amuser avec mes nerfs.
Quand papa remplace « Clara » ou « chérie » par le deuxième prénom de maman, ça n'augure jamais rien de bon. L'hawaïenne n'apprécie d'ailleurs pas le ton de son époux. Elle a le sang chaud, même si elle sait se contrôler. Cependant, elle n'a pas sa langue dans sa poche. Elle étire ses lèvres en une grimace évocatrice, les bras croisés sur son ventre. En spectatrice, j'observe la scène comme si je ne suis pas au centre de cette discussion.
— Mon utérus n'a pas conçu cette enfant seule, Gildas ! lui rappelle-t-elle. Et, au cas où tu l'as oublié, je suis tout autant investie que toi dans cette histoire, financièrement, corps et âme !
— C'est toi qui a tenu à ce qu'on allège les choses pour permettre à la petite d'avoir un semblant de liberté, rétorque le commando, agacé. Aya ne s'implique pas assez dans la sauvegarde de sa propre vie.
— S'il vous plaît..., murmuré-je, sans qu'on ne me prête attention.
— Non, mais je rêve ! Nous savons mieux que quiconque tout ce qu'elle a dû sacrifier pour survivre, s'énerve maman, et tu n'as pas le droit de minimiser ça. Quand il s'agit de retenir tes protocoles opérationnels, ta mémoire n'est pas aussi défectueuse que lorsqu'il faut te remémorer les difficultés que ta fille a dû surmonter dans le passé.
Ouch ! Je suis si interloquée que ma bouche s'entrouve. Maman rejoint la voiture en veillant à claquer la porte. Papa soupire, les mains sur les hanches, alors que je garde la tête baissée. Le fait que maman l'ait aiguillonné au sujet de son passé récent dans l'armée prouve qu'elle est suffisamment remontée contre lui. Il a quitté les rangs après la naissance de Félina, mais tout est encore vivace : ses réflexes, ses habitudes, ses cauchemars et son autorité quasi-étouffante.
— Tu es fière de ce que tu as causé ?
Cette situation est la dernière chose que je souhaitais créer. Je me tords les doigts, coupable, sans oser croiser son regard.
— Je ne voulais pas...
— Je te laisse une marge d'erreur que je pense correcte, Aya. Ta mère et moi, on n'a pas envie de te priver de tes libertés, mais tu ne nous facilites pas la tâche. Tu crois que ça nous fait plaisir de nous inquiéter de qui tu pourrais rencontrer à tous les coins de rue par lesquels tu passes ? Tu trouvais ça contraignant d'avoir un garde du corps, alors j'ai cru bien faire en allégeant les mesures de sécurité.
— Oui, mais je...
— Luigi !
Papa se rapproche de ma télévision, ignorant mes états d'âme et ce que je peux bien vouloir dire. Je ravale ma frustration, habituée à être traitée comme l'oiseau le plus précieux du nid. Luigi répond présent par cet habituel bip sonore. Papa lui recommande de ne pas me lâcher d'une semelle et de lui tenir au courant au moindre signe de danger afin qu'il prenne les dispositions nécessaire. Luigi ne se fait pas prier et acquiesce par un autre bip. Requête validée.
Le commando m'approche, m'embrasse le front et s'en va. Je reste seule, les yeux humides. Je ne devrais pas pleurer. Je suis entourée de gens qui me veulent du bien, au point de prendre des mesures hors-normes pour mon bien. Pourtant, je suis triste. Une tristesse douce, avec un arrière goût d'amers regrets. Comme un oiseau qui a tout ce dont il a besoin dans sa cage dorée. Cependant, une prison est une prison, aussi spacieuse soit-elle. Quelques larmes m'échappent alors que mon téléphone vibre dans ma poche.
Je décroche par réflexe en étouffant un sanglot, mais le cousin de Maya, à l'autre bout du fil, m'interroge de but en blanc :
— Ayana ? Est-ce que tout va bien ?
Je commence lentement à me sentir à l'étroit, habituée aux quatre murs entre lesquels on me maintient. Mais je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. J'ai agi avec négligence quelques années en arrière et je dois en subir les conséquences.
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Lucian
Le soleil n'a jamais autant brillé qu'en cette matinée. Je pourrais me brûler les rétines à essayer de le regarder et me cramer la peau si je m'exposais à ses rayons. Or, Elaine n'est pas de cet avis. À quelques mètres de moi, elle est installée dans sa chaise longue, savourant la chaleur matinale en même temps que son lait sans sucre.
Assis à l'abri d'un parasol en toile blanche, lunettes de soleil sur le nez, je suis sur une terrasse décorée avec grand soin. Des sièges rembourrés et des sofas élégants nous offrent un confort exquis, à moi et aux autres membres de ma famille. La piscine aux eaux scintillantes devant moi est victime des assauts répétés de mes cousines. Les piles électriques de six ans qui servent de petites sœurs à Élène ont de l'énergie à revendre aujourd'hui.
L'espace à l'air libre qui nous accueille mêle opulence orientale à un style contemporain raffiné. Des coussins moelleux dans des tons chauds et des tapis orientaux ajoutent une touche de confort et de couleur à l'endroit. Des lanternes en métal ciselé décorent les murs près desquels sont alignés plusieurs gardes du corps. Sur la table basse en marbre, un grand plateau accueille un plat d'agneau rôti accompagné de riz parfumé, près d'autres mets délicats avec des boissons rafraîchissantes. Assis à même le sol, mes compagnons sont lancés dans un débat houleux.
— Tant de parlotte pour pas grand chose, moi, je te le dis : on a caressé le cercle et il est devenu vicieux. L'inflation a nourri la hausse du loyer qui a son tour a nourri l'inflation. Il faut que les américains désertent les grandes métropoles avant que le gouvernement ne s'y penche sérieusement. Payer cher pour vivre et encore plus cher pour se soigner... l'Amérique sera bientôt un continent exclusif aux nantis.
Le travail préféré de mon grand-oncle après être le père du vice-président : critiquer le gouvernement pour lequel son fils milite ardemment. Ali est un septuagénaire au visage marqué par les années mais empreint d'une grande prestance. Ses cheveux grisonnants sont coupés courts, encadrant un visage aux traits réguliers et à la peau légèrement hâlée. Ses yeux bruns reflètent une sagesse acquise au fil des expériences de la vie. Il a une stature imposante mais pas de réelle présence. Il me fait penser à un fantôme, et je sais qu'il ne s'impose jamais volontairement dans une pièce, comme si ça lui plaisait d'être invisible pour mieux observer ses alentours. Dans sa manière de se mouvoir et de s'exprimer, on perçoit à la fois la rigueur de son éducation allemande, la chaleur de son héritage américain et la piété de l'islam dont il est pratiquant. Ali porte souvent des vêtements élégants mais sobres, reflétant son sens du style classique et intemporel, quoiqu'il préfère de loin le confort de ses longues soutanes. Sa voix est profonde mais pressée, transmettant une assurance agitée qui donne souvent l'impression qu'il ne sait pas de quoi il parle.
— Papa, on est venus passer quelques jours avec toi, pas se chicaner, fait calmement Modrich après une bouchée de riz.
Le vice-président ressemble en tous point à son cousin, Merlin. Gras et repus de la vie, mais vif et incisif. Il s'intéresse à la politique depuis son plus jeune âge, et sa défunte mère a été la première à l'encourager en ce sens.
Je ricane en avalant mon vin. Selon Ali, les choses n'avancent pas assez vite, c'est la raison pour laquelle il a préféré déménager dans ce quartier sélect de Dubaï, dans cette villa dont le mètre carré ne doit pas valoir moins de neuf milles dollars. Elaine secoue la tête, assise quelques mètres derrière son père, les pieds plongés dans l'eau de la piscine. Sa peau est d'une blancheur inquiétante, quoique ce teint pâle ait toujours été la norme chez elle. Son physique l'a entraînée dans le monde du mannequinat qu'elle a rapidement quitté pour devenir actrice. Bientôt huit ans de carrière, et les producteurs se l'arrachent comme des chiens enragés en face d'un os.
— Je vous ai pas dit que je manquais de compagnie, ronchonne Ali.
— Nous aussi on est contents d'être là, grand-père, se moque Elaine.
Une jeune dame en tailleur se rapproche d'elle pour lui indiquer qu'elle devrait se mettre à l'ombre. De toute évidence, aucun producteur n'a envie d'annuler un tournage parce que la vedette du film a été frappée d'insolation. Celle-ci boude, mais finit par nous rejoindre pour s'installer sur une chaise vide en réajustant son peignoir gris. Sa bonne à tout faire l'incite à protéger sa pédicure en portant des pantoufles. Elle râle à nouveau, mais cède.
Mon oncle soupire en se massant le ventre, visiblement satisfait du plat qu'il a consommé. Il observe sa fille avec une fierté peu dissimulée. Celle-ci lui tire la langue et reprend une gorgée de son lait.
— Est-ce que tu as dit à ton cousin que tu es encore la proie de rumeurs idiotes ? Non ? Allez, dis-lui. Mais si, mais si, dis-lui.
Je me sers un autre verre de whisky en regardant Elaine après les paroles de son père. Elle rigole en m'annonçant, les mains occupées à remplir à nouveau sa tasse :
— J'ai vomi pendant un tournage. J'avais trop mangé pour digérer une dispute avec Jason et il y avait cette scène que je devais jouer, où je devais tourner sur moi-même, faire un faux pas et tomber entre les mains du héros. Tu n'aurais pas aimé me voir régurgiter ce que j'ai avalé.
Son père grimace à l'entente du nom du rappeur. De toute évidence, Lil Jay n'a pas la première place dans le cœur de Modrich.
— Je suppose qu'un petit malin a dû penser que tu étais enceinte ? suggéré-je.
Elle s'esclaffe comme si c'était surréaliste avant de replacer ses longues mèches blondes sur son ventre en y passant les doigts. Modrich continue de la regarder de cet air protecteur, un sourire aux lèvres.
— Je compte aussi prendre des vacances, alors les gens ont dû penser que je tentais de cacher une grossesse. J'ai terriblement besoin de repos et de soleil. Je ne peux rien faire en ce moment de peur de contrarier mes employeurs.
Les deux petites sœurs d'Elaine hurlent en plongeant dans la piscine.
— Ach, die Frauen ! (1) s'agace le vice-président en débardeur. J'ignore pourquoi les dieux ont refusé de me donner un garçon.
(1) : Ah, les femmes !
— Tu as Gary, lui rappelle Ali. Même s'il est bizarre, comme gamin.
— Et aussi Warin, précise Elaine. Même s'il est distant comme individu.
Je grimace en même temps que mon oncle, puis nous ricanons tous les deux. Je lisse les plis de mon polo pendant que Modrich s'assure que ses deux filles sont toujours dans la piscine. Il lance un ton plus bas :
— Warin a cessé de faire partie de cette famille le jour où il est devenu le bras droit de Vladimir. Est-ce que Merlin le considère encore comme son fils au moins ? Est-ce que Martha reçoit encore une visite de son garçon ? J'en doute.
— Ce petit ambitionne de remplacer Vladimir, alors il investit tout son temps, fait remarquer Ali en piochant du pain et de la confiture. Il ignore ce qu'il demande comme responsabilités. Tu sais, Gary, ton grand-père a hérité de l'entreprise familiale parce que j'étais musulman, et donc rebuté à l'idée de diriger une organisation criminelle telle que les Hartmann. Vladimir et ton père aussi se disputaient le trône du Clan, mais ton père est mort avant de pouvoir faire ses preuves. Warin et toi, vous me rappelez beaucoup mon frère et moi : lui aussi, il me détestait.
Modrich et Elaine sont visiblement d'accord avec lui, puisqu'ils me regardent, plein de malice et d'amusement. Pour ma part, j'ignore de quoi ils parlent et je le fais savoir bien assez vite.
— Pourquoi est-ce que Warin ne pourrait pas me saquer ? m'étonné-je.
Tout les trois semblent abasourdis.
— Gary, est-ce que tu sais au moins reconnaître quelqu'un qui te veut du mal ? s'alarme ma cousine de sa voix douce.
— Ce bougre ne saurait même pas apercevoir une femme qui lui lance un appel de phares, se plaint Ali.
Bah... J'apprécie bien les appels de phare d'Ayana Moore et je pense que je fais un peu plus que les apercevoir : je les déclenche moi-même.
— Warin ne te supporte pas parce qu'il a toujours su... non, nous avons TOUS toujours su qu'oncle Vladimir te choisirait toi et pas lui.
— Eh bien... Il n'a aucune raison de m'en vouloir puisque j'ai refusé la proposition de Vlad, plaidé-je.
Modrich soupire tout en riant et son père secoue la tête. Je fais beaucoup d'efforts, pourtant mon entourage continue de penser que je fais exprès d'être comme ça. Que je fais exprès de ne pas déchiffrer les gens qui peuplent ma vie. J'ai un mal fou à conceptualiser cette situation comme étant embarrassante pour Warin. C'est mon cousin, nous avons grandi ensemble, nous n'avons aucun problème en particulier et je lui laisse volontiers le trône du Clan Harttman. Malgré ça, il me verrait en ennemi ? Pourquoi donc ?
— S'il t'en veut réellement, c'est justement parce que tu as refusé, m'explique l'actrice. Warin et toi avez grandi côte à côte après la mort de ton père, et lui voulait déjà seconder oncle Vladimir. Or, en grandissant, tu t'es détaché de tout ça pour créer ton entreprise et même après ça, oncle Vladimir te court après.
Je prends deux secondes de réflexions pour ranger les données que m'apporte la jeune femme.
— Tu veux dire qu'il ne supporte pas que l'intérêt de Vladimir soit porté vers moi malgré le fait que je me désintéresse des activités du Clan ?
— Exactement ! acquiesce-t-elle, fière que je puisse comprendre.
— Dans ce cas, c'est à Vladimir qu'il devrait faire la gueule. Pas à moi.
Modrich s'esclaffe. Je fais davantage rire lorsque je ne suis pas drôle, ce me semble.
— J'abandonne, se résigne Elaine. Te schématiser la nature humaine est beaucoup trop difficile.
Je lui souris pour m'excuser. M'excuser d'être aussi compliqué. D'être aussi... moi.
— Parlons d'autre choses, annonce mon oncle. J'ai entendu dire que tu as participé au rachat de Motor News.
— Les nouvelles vont vite.
— C'est moi qui suis plus rapide que les nouvelles.
Modrich m'observe avec des yeux ronds et je le regarde en retour.
— Quoi ?
— Il attend que tu développes le sujet, murmure Elaine.
— Quel sujet ?
Tous deux se moquent à nouveau.
— Pauvre bougre, murmure Ali, amusé.
Cette scène m'est terriblement familière puisque je l'ai vécue un nombre incalculable de fois. Les humains normaux semblent familiers avec cette façon de développer des thématiques qui ne comportement aucune problématique.
— Le sujet du rachat de Motor News. C'est malin, mon garçon, avoir un magazine comme MN sous la patte. Tu comptes lui faire couvrir la sortie de la prochaine Smart Sulton ?
Avant même que je ne réponde, Elaine me devance.
— Connaissant Gary, il doit avoir une idée bien plus farfelue derrière la tête.
Le téléphone de Modrich sonne, chose qui le pousse à s'éloigner vers l'intérieur de sa villa pour décrocher. Les deux monstres, lassées de la piscine, décident de jouer cache-cache avec leur grand-père qui me laisse seul avec Elaine. Le regard dans le vide, je finis par sentir celui de l'actrice sur moi. Ce que je pense être de l'espièglerie se dessine alors sur son minois puisque ses yeux pétillent et son sourire en coin me laissent penser qu'elle sait des choses qu'elle n'est pas censée connaître.
— Quel prince charmant ! Voler au secours d'une demoiselle en détresse qui manque de se faire kidnapper par son ex, qui est encore raide dingue d'elle, alors que quelques semaines avant ça, cette demoiselle et toi faisiez la une de la presse people et racheter une entreprise de journalisme automobile pour l'y employer et...
— Comment as-tu...
— Mon père a une mainmise sur le service de renseignement de la première puissance économique mondiale, Gary, m'interrompt-elle. Est-ce que tu lui as avoué ce que tu ressens ?
En arrière-plan, les rires aigus de mes cousines qui se font chatouiller par leur grand-père me distraient.
— Je lui ai dit qu'elle suscite mon intérêt de mille et une manières différentes, mais elle ne souhaite toujours pas dîner avec moi.
— Elle « suscite » ton intérêt ? se moque-t-elle. Tu plaisantes ? Ça fait deux mois que son nom est dans ta bouche, tu crèves d'envie de la culbuter dès qu'elle est dans les parages et tu as refusé de diriger le Clan pour ne pas l'effrayer.
Elle récupère sa tasse et son téléphone, s'apprêtant à rejoindre son père. Pourtant, elle veille à se pencher à mon oreille avant de me dépasser.
— Pour l'amour du ciel, Gary, elle ne suscite pas ton intérêt. Tu es obsédé par elle.
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👋🏽 C'est le début de la partie II, qui comprendra des scènes détaillées de l'entourage des protagonistes, comme dans ce chapitre. Lucian et ses difficultés dans les relations interhumaines, Ayana et son passé lourd. Tout ça ne manquera pas de faire des étincelles (pour notre plus grand plaisir 🤭)
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