Chapitre 20 : regarder ma table
Dans le monde, en ce moment même, quelqu'un est mort. Un nourrisson vient de naître. Un enfant sourit, un père pleure, une mère rit. Un oncle joue avec un fils. Un oiseau construit son nid, des feuilles se détachent, un musicien compose son chef-d'œuvre. Un enterrement se termine, un proche se demande s'il n'y aurait pas rien après la mort tout compte fait. Puis, il y a une fille qui s'affale sur sa table en regardant d'un œil distrait sa copie.
Elle pense à ce garçon qu'elle a aimé, ce qu'elle lui dirait lorsqu'ils se recroiseront au magasin. Elle pense à son ami qui qui lui a confié qu'il avait un béguin pour un terminale, qui finalement n'était pas le bon. Elle pense à la compote qu'elle a mis dans son sac ce matin, goût pomme. Elle hésite à la sortir.
Tout le monde s'attarde à écrire, écrire sur un texte qu'ils n'aiment pas mais qu'ils doivent feindre d'aimer. Ce sera insipide, le professeur leur dira, ils se décourageront.
Cette fille, elle ne veut pas écrire. Elle n'en peut plus. Elle a révisé toute la semaine, même avant, mais finalement elle ne veut plus. Elle écrira quelque chose, qu'elle a appris par cœur, sortira dès qu'on lui permettra. En attendant, elle regarde les élèves se mettre au travail.
Elle regarde sa feuille, blanche, petit carreaux, la même qu'au brevet. Elle aura la même pour le BAC de l'année prochaine. Mais elle ne veut pas se décomposer dans cette classe comme les autres. Elle refuse. Elle s'écrie. Elle se mord les lèvres parce qu'elle aimerait partir en courant. Elle veut se rendre fière et réussir, être meilleure que les autres. Mais elle ne l'est pas.
Hier elle s'est regardée dans la glace et a trouvé qu'elle avait grossit. Elle a pleuré devant le miroir et s'est endormie de fatigue.
Quand on lui rendra sa copie, elle aura quelque chose comme onze ou dix. Elle espère toujours quatorze mais ce n'est plus à sa porté. Sauf si elle travaille encore plus. Ce jour là, elle abandonnera, elle décidera de dormir sur sa table, de ne pas relire sa copie. Mais la voix de sa professeur lui en empêchera et elle se contentera de regarder sa feuille d'oblique. Elle ne réussira jamais. Elle ne peut pas.
Elle pense qu'ailleurs, un primaire apprend à jouer du saxophone. Et il adore. Qu'une collégienne découvre les prémices du désir et se sent toute chose en regardant cette vidéo qu'elle a trouvé sur internet la veille. Qu'un père apprend à chasser à son fils, qui lui dit qu'il veut devenir marin.
Elle soupire.
Se dit qu'elle n'aimera plus jamais écrire. Lire. Parler.
Elle se sent coupée. Sa respiration, sa voix, son cœur. Tout s'est arrêté. Elle aurait cru qu'elle serait enfin reposée, mais non. Toujours coincé dans cette vision. Une salle froide, les radiateurs ne marchent plus, au troisième étage. Les tables sont lacérées, trouées, gribouillées, tachées, vieilles. Comme sa professeur qui n'aime plus son travail. Qui est frustrée.
Elle la déteste. Mais au fond elles se ressemblent. Toutes les deux tristes, vides, on leur a volé leur passion sans jamais leur rendre et maintenant elles doivent vivre avec.
Qu'elle ironie.
Cette fille, elle veut s'enfuir de l'examen, insulter sa directrice, courir loin jusqu'à n'en plus pouvoir, retrouver quelqu'un qui la prendra dans ses bras. Et partir manger un sandwich sur le bord de la mer, dans le sable. La chaleur leur couperait leur mal de tête, elles ne penseraient plus à rien, s'endormiraient. Et ne se réveilleraient jamais.
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